Rachat de RTT par l’entreprise : faut-il forcément travailler plus pour gagner plus ?
15 sept. 2022
4min
Adoptée par le Parlement en août 2022, la mesure polémique de rachat des RTT s’érige en levier d’augmentation du pouvoir d’achat des Français. Mais de tous bords, le débat s’anime : mesurette de façade ? Retour du « travailler plus pour gagner plus » ? Fin de la garantie collective du temps de travail ? Émergence d’une négociation à la carte ? Afin de prendre un peu de recul face à cette vive émulation, nos expert·es du Lab, Elise Fabing et Anne-Lise Puget, débattent des risques et des bénéfices de ce nouveau dispositif. Mais pas seulement : et si c’était la place sociétale du travail qui était vraiment en question ?
Rachat de RTT par l’entreprise : comment ça marche ?
Quoi de neuf depuis le 18 août 2022 ?
La mesure permet aux salarié·es de convertir leurs journées de RTT non utilisées et acquises entre le 1er janvier 2022 et le 31 décembre 2025 en complément de salaire. Concrètement, ils/elles peuvent demander à leur entreprise de renoncer à une partie ou à la totalité de leurs jours de RTT. Encore faut-il que l’employeur l’accepte. Si c’est le cas, celui-ci devra appliquer « une majoration de salaire au moins égale au taux de majoration de la première heure supplémentaire applicable dans l’entreprise », soit un taux minimum de 10 % du salaire s’il y a un accord d’entreprise.
« En l’absence d’accord collectif, c’est le Code du travail qui s’applique : les heures supplémentaires accomplies au-delà de 35 heures hebdomadaires donnent lieu à une majoration de salaire de 25 % pour chacune des huit premières heures supplémentaires. Pour les heures suivantes, la majoration s’élève à 50 % », explique Anne-Lise Puget, avocate en droit social chez Bersay et experte du Lab de Welcome to the Jungle. Ce revenu est exonéré des cotisations sociales et de l’impôt sur le revenu, dans la limite de 7 500 €. Il est toutefois soumis à la CSG et à la CRDS et il est inclus dans le montant du revenu fiscal de référence.
Des bénéfices sociaux tangibles et bilatéraux
Avant cette réforme, sauf exception, (notamment si l’entreprise disposait d’un compte épargne-temps), ces jours de RTT étaient perdus pour le/la salarié·e, s’il/elle ne les avait pas posés dans l’année. C’est donc un véritable avantage économique pour les collaborateurs, notamment pour les personnes travaillant dans les PME ou TPE car ces organisations en proposent rarement. La défiscalisation est aussi une vraie nouveauté : la rémunération n’est ni soumise à cotisations, ni à l’impôt sur les revenus contrairement aux dispositifs existants qui prévoyaient le versement de cotisations patronales. De plus, le montant versé était soumis à l’impôt.
Côté entreprise, Anne-Lise Puget y voit une réponse habile aux enjeux actuels de recrutement : « Les entreprises peuvent plus facilement faire face à un besoin accru de main d’œuvre sans avoir à procéder à des recrutements supplémentaires, notamment dans les secteurs où le recrutement est tendu. » Toutefois, dans les faits, un certain nombre de ces secteurs (restauration, hôtellerie, etc.) n’ont que rarement recours aux RTT, puisque ce dispositif concerne majoritairement une population de cadres. Pour autant, « les entreprises peuvent y voir un moyen d’augmenter les revenus des salariés qui sont prêts à travailler davantage », insiste l’avocate du travail.
Beaucoup de bruit pour peu d’effets ?
Une réforme (à la com) retentissante… mais aux effets circonscrits
Mais pour bénéficier de cette réforme, encore faut-il disposer de RTT ! Pour rappel : ces jours de repos complémentaires s’appliquent uniquement aux salarié·es du secteur privé qui bénéficient d’un dispositif de réduction du temps de travail. Ainsi, les actifs travaillant plus de trente-cinq heures par semaine y ont droit (si un accord collectif le prévoit). « Cela concerne donc essentiellement les cadres au forfait jours ou les personnes qui ont des contrats de 39 heures avec des RTT », met en garde Elise Fabing, avocate associée d’Alkemist avocats et experte du Lab.
L’impact est donc minime : seul·es 13,3 % des salarié·es ont un temps de travail décompté sous forme d’un forfait annuel en jours impliquant des RTT (entreprises de dix salariés ou plus du secteur privé non agricole), selon une étude de 2015 de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares).
Entre inégalités de traitement et régression sociale : les dérives attendues
Dans un article récemment paru dans Le Monde sur ce même sujet, une étude de 2017 de la Dares met en évidence que les RTT sont inégalement réparties : « Ce sont les cadres et les professions intellectuelles supérieures qui déclarent disposer du plus grand nombre de jours de congés et de RTT par an (33 jours par an en moyenne) devant les professions intermédiaires (31 jours), les employé·es qualifié·es (29 jours), les ouvrier·es qualifié·es (27 jours) et enfin les employé·es et ouvrier·es non qualifié·es (26 jours). » En filigrane, c’est une question idéologique qui se pose : n’est-ce pas les personnes qui ont un fort taux d’imposition qui sont (encore) avantagées ?
Elise Fabing élargit le débat en s’interrogeant sur la place sociétale donnée au travail : « Sous couvert d’augmenter le pouvoir d’achat – très séduisant sur le papier – elle signe un certain modèle social qui, selon moi, questionne la valeur travail dans notre société : faut-il forcément travailler plus pour gagner plus ? » D’un point de vue plus micro, l’avocate alerte également sur les dérives possibles : « L’employeur peut faire pression pour que le/la salarié·e travaille plus. Par peur d’être perçu·e comme peu investi·e, elle/il se verrait accepter cette monétisation sans véritable consentement. » Autre zone d’ombre possible : en l’absence d’augmentation, notamment en période de crise, certains employeurs pourraient utiliser le rachat des RTT comme levier de négociation salariale. Autrement dit, les RTT deviendraient un simulacre d’augmentation affaiblissant ainsi le système social et individualisant les relations de travail.
Deux recos pour limiter des dégâts sociaux
Comme il n’existe aucun formalisme sur l’application de la réforme, il est important, pour les entreprises, d’anticiper les scénarios possibles pour limiter les tensions sociales. En premier lieu, Anne-Lise Puget préconise aux employeurs de vérifier que le dispositif est bien applicable à leur entreprise, ainsi que le taux de majoration des heures supplémentaires avant d’évoquer cette mesure avec leurs salarié·e·s. Ensuite, les enjeux principaux sont l’égalité de traitement et le maintien de l’équité afin d’éviter tout risque de discrimination : « Comme l’employeur peut refuser la demande d’un·e salarié·e sans justifier sa décision, c’est une source évidente de tension au sein des équipes, insiste Elise Fabing. La mise en place d’une politique interne, avec un processus clair et partagé auprès des salarié·es me semble fondamentale afin de restreindre les risques d’inégalité de traitement, de pression et même de harcèlement moral… »
Si la réforme se présente comme un accélérateur de pouvoir d’achat, sa réussite reste fragile. En effet, la monétisation du temps de travail ne doit et ne peut pas devenir une variable d’ajustement sociale, économique, ou encore organisationnelle. Particulièrement en temps de crise. Les employeurs endossent donc une responsabilité fondamentale : se porter garants d’une application juste et équitable de cette mesure.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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