« Tu devrais venir en jupe » : quand l’étau du male gaze subsiste au travail

24 janv. 2024

6min

« Tu devrais venir en jupe » : quand l’étau du male gaze subsiste au travail
auteur.e
Antonin Gratien

Journaliste pigiste art et société

contributeur.e.s

Coiffure, tenue, attitudes “glamour” : dans un monde professionnel toujours dominé par les stéréotypes de genre, certaines salariées sont encore sommées de se conformer aux attentes sexistes du regard masculin, à l’endroit de leur « féminité ». Sous peine de mettre leur carrière en péril. Focus.


« À un moment, j’ai eu l’impression d’être réduite à un morceau de viande », résume Chelsea (1) d’un souffle agacé, au moment de se remémorer son dernier passage en entreprise. « J’étais dans une boîte commerciale où l’on me demandait d’être apprêtée lors des rencontres clients. Ça passait par une attention à la coiffure, au maquillage, mais aussi par le port d’une tenue spécifique », rejoue celle qui est aujourd’hui cheffe de projet indépendante. À l’heure de souligner le caractère déplacé de ces attentes qui la « vulnérabilisaient » en l’exposant à des yeux scrutateurs, la direction invoquait négligemment, en retour, une nécessité de « bien présenter ».

Mais Chelsea n’en doute pas : en sous-texte, il s’agissait ni plus ni moins d’une assignation à l’agréabilité, vis-à-vis de collaborateurs majoritairement masculins. « On reléguait mes compétences au second plan, en exigeant de moi que je joue surtout la carte de la séduction, un point c’est tout », expédie la Parisienne. Selon le baromètre 2021 du collectif #StOp, huit femmes sur dix seraient victimes de “sexisme ordinaire” au travail. Et dans le lot, des témoignages comme Chelsea sont légion. Dans le jargon féministe, on appelle ça le “male gaze”.

Se teindre les cheveux pour rester « glam’ »

Concept central du féminisme contemporain, le male gaze a été théorisé par la réalisatrice américaine Laura Mulvey dans son article canonique Visual Pleasure and Narrative Cinema, publié en 1975. « Il s’agissait alors de démontrer la manière dont, dans le cinéma, les représentations étaient arrimées à une perspective masculine. Avec l’exemple-phare du plan de caméra glissant verticalement sur les jambes, puis les fesses, et enfin le visage d’une protagoniste, au moment de l’introduire à l’écran », replace Ozée, créatrice de contenu féministe et mère du podcast Bonne à Marier. Avant de spécifier : « le male gaze ne s’applique pas à l’industrie audiovisuelle seule. Il peut trouver d’autres champs d’application, comme le monde du travail, dans la mesure où, en contraignant les salariées à arborer une tenue spécifique, ou à adopter un comportement archétypal - douceur, bienveillance… -, on requiert d’elles qu’elles performent une “féminité” stéréotypée, telle qu’attendue et valorisée par nos structures d’encadrement à majorité masculine. »

Des impératifs variables, formulés de manière plus ou moins frontale, et diffusés plus ou moins consciemment. Alors qu’elle était employée comme surveillante d’un musée, Gwladys se rappelle avoir fait l’objet de demandes « inappropriées ». « On nous a demandé de nous soumettre à une vision glamourisée de la femme, en nous obligeant à masquer nos cernes à l’aide de produits de beauté, et même à faire des colorations, si certaines avaient le malheur d’avoir des cheveux blancs ». Une démarche « aussi inadéquate qu’abusive », dans la mesure où « ces éléments esthétiques n’impactaient en rien la capacité à veiller sur les œuvres exposées » - mais aussi une forme de discrimination financière. « En gagnant un SMIC, comment voulez-vous disposer du budget cosmétique adéquat ? », interroge avec une indignation intacte celle qui occupe désormais le poste de business analyst.

Cette charge de travail supplémentaire que fait peser, au quotidien, le strict respect d’une apparence “raccord” aux desideratas de l’entreprise, Esla ne la connaît que trop bien. « C’était un souci de chaque instant. Vérifier que le rouge à lèvres soit impeccable, que je sois correctement épilée, que le faux chignon camoufle mes cheveux courts, et que je ne me départisse jamais de la jupette qu’on m’avait demandé de porter », se souvient celle qui, à l’époque, s’était sentie indûment « érotisée », dans l’emploi qu’elle occupait dans une entreprise de coaching « haut de gamme ». Laquelle société lui avait laissé entendre, dès l’embauche, qu’elle devait conserver ses « mensurations », puis qu’il lui faudrait « être souriante, discrète et élégante ». Des attentes véhiculant une « image caricaturale et rabaissante » de la féminité, auxquelles doivent se plier les salariées. Avec, comme motif, l’idée qu’elles devraient endosser le rôle de “vitrines de la société”. Un argument aux relents misogynes - voire prédateurs -, qui camoufle bien souvent une expression décomplexée d’injonctions coercitives. Lesquels ont tôt fait de provoquer des ravages, tant sur le plan de la santé mentale que des trajectoires professionnelles.

Sois belle, et tais-toi

« Qu’ils se traduisent par le paternalisme nocif d’un sexisme “bienveillant”, ou sous la forme d’un sexisme ouvertement hostile, les effets délétères du male gaze sont avérés », alerte Christophe Nguyen, expert du LAB de Welcome et fondateur du cabinet Empreinte Humaine, spécialisé dans la prévention des risques psychosociaux. Avant d’énumérer : « Mésestime de soi, auto-censure en matière de lead sur les dossiers, de négociation de salaire ou d’aspirations à une promotion ». Dans les cas les plus extrêmes, le psychologue du travail tire même la sonnette d’alarme sur « un danger de burn-out non-négligeable, auprès d’employées qui sur-investiraient le travail, pour se prouver à elles et à leur entourage pro qu’elles ne sont pas “bonnes qu’à assurer la déco” ».

Christophe Nguyen pointe aussi la menace d’une « dévalorisation identitaire ». « Il existe un continuum entre les mécaniques sexistes à l’œuvre en dehors du monde du travail, et dans celui-ci - avec des effets d’influences réciproques ». Par exemple ? « Si une salariée baigne dans une culture d’entreprise sexiste, elle pourrait être amenée à intégrer ces biais, en partant du principe qu’en tant que femme elle serait “effectivement” plus douée avec le care que dans la prise de décision ». De quoi donner un coup d’accélérateur au syndrome de l’imposteur, dont on sait que 75 % des femmes sont atteintes, contre 50 % des hommes, selon les chiffres des Assises à la Parité publiés en 2021.

Toujours « sidérée » par la brutalité d’une rupture de contrat de stage survenue après avoir « osé » ne pas venir maquillée alors qu’elle travaillait dans une galerie d’art, Nadja confie être « traumatisée ». Au point, des années plus tard, de se trouver « tétanisée » à l’idée de partager son malaise auprès de sa hiérarchie, vis-à-vis de certaines remarques de collègues, qui, sous couvert de vannes “innocentes”, lui ont signifié à répétition qu’il était « beaucoup plus sympa, quand même » de la voir en talons. Comme 75 % des femmes - toujours selon le collectif #StOpE - Nadja est confronté à des “blagues” sexistes en milieu professionnel, alors même qu’elles entrent de plain-pied dans la catégorie de l’agissement sexiste, tel que défini par le Code du Travail. Seulement, voilà : il y a la peur bleue de torpiller son intégration, au sein d’une entreprise que notre chargé de communication n’hésite pas à qualifier de boy’s club. Et puis la crainte de ne pas être crue, bien sûr. Ou pire encore : le vieil épouvantail de l’éviction pure et dure. Le choix semble alors cornélien : d’un côté se plaindre d’attitudes répréhensibles, mais risquer de devenir la “relou de service”, celle qui n’a décidément pas d’humour. De l’autre, ronger son frein en silence, dans l’attente d’une - éventuelle - prise de conscience générale.

L’horizon d’un female gaze ?

Dans de telles situations, Sarah Zitouni, autrice de PowHer ta carrière (édition Hugo Image, 2023), en appelle d’abord à la responsabilité des entreprises. « Il y a urgence à libérer l’écoute, plutôt que la parole, puisque les femmes s’expriment depuis longtemps. Simplement, leurs plaintes sont encore trop souvent mal accueillies, mal prises en charge ». Pour rebattre les cartes, la coache de carrière féministe incite à « faire chavirer les cultures d’entreprise virilistes, dont l’idéologie fait nécessairement le lit de comportements sexistes, vers un modèle où n’importe quel retour sur un comportement dégradant serait traité avec la même urgence, et le même sérieux, que si il s’agissait d’une cyberattaque ». En la matière, tout est question d’éducation et de sensibilisation. « Au sein des entreprises, plutôt que laisser circuler l’idée que pour être un “vrai homme” il faudrait écraser les femmes ou être un “séducteur”, les managers devraient diffuser l’idée que chaque employé est une pièce rare, dont ils prendront soin ». De sorte qu’aucun abus ne soit toléré. Exit le manterrupting en réu’ ou encore la persistance du beauty privilege au moment de l’embauche !

Dans l’attente de ce renversement des mentalités à large échelle, Sarah Zitouni prodigue quelques conseils. Histoire que les salariées ne finissent pas noyées dans le piège mental du syndrome de l’imposteur. « Tenir une liste régulière de ses accomplissements pour booster la confiance en soi, et hijacker le negative talk du syndrome de l’imposteur - voire lui parler mentalement en retour, lui répondre en énumérant nos derniers succès - est un premier pas ». Pour creuser ce sillon, l’experte invite aussi à élire un « épouvantail » imaginaire, c’est-à-dire une figure de toutologue, cet individu qui se surestime en ayant un avis sur tout, souvent sans y connaître grand-chose - « Donald Trump, Elon Musk, les exemples ne manquent malheureusement pas… » - qui servirait de contrepoint à ce même syndrome. Grosso modo : si ces fanfarons ont autant - et aveuglement - foi en leur capacité, pourquoi pas moi ?

Toujours dans l’objectif d’arracher les femmes aux rôles au rabais de “plantes vertes”, et de supports fantasmagoriques, auxquels elles restent parfois abusivement cantonnées, Ozée évoque l’horizon du female gaze. Une manière de renouveler le regard porté sur les employées, en mobilisant des politiques qui les reconnaîtraient comme des salariées à part entière - et aux problématiques spécifiques. « Pour aller dans ce sens, musclons la mixité ! Distribuons des protections hygiéniques en entreprise, multiplions les préventions autour de l’endométriose, et lançons le chantier du congé menstruel », égrène l’activiste.

Avant d’appeler de ses vœux, aussi, le boom de nouvelles représentations. « Le male gaze est à l’origine une affaire d’images ; revenons au cœur du concept en revendiquant l’émergence, dans le paysage culturel, de girl boss ». Un contre-modèle qui déconstruirait les clichés. Que ce soit en mettant sur le devant de la scène des trajectoires de carrières féminines flamboyantes, en intégrant des rôles de cheffes d’entreprises sans caricature de la “boss-sans-poigne”. Ou en démontrant que le leadership n’a rien de “naturellement” masculin. « Dans la série Bojack Horseman, le personnage de Princess Carolyn part du statut de secrétaire méprisée pour lancer sa propre boîte, et se hisser au rang d’agent de vedettes de ciné’ incontournable, à la seule force de ses bras », se souvient Chelsea. Un parcours de « battante » qui lui a servi de « modèle d’identification », au moment de se lancer à son compte. Tout en la confortant dans l’idée qu’être une femme n’avait pas à saper sa crédibilité - jamais. Au bureau, comme ailleurs.

(1) le prénom a été modifié


Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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