« Le congé menstruel a changé mon quotidien. Je ne culpabilise plus. »

04 oct. 2022 - mis à jour le 03 oct. 2022

6min

« Le congé menstruel a changé mon quotidien. Je ne culpabilise plus. »

Une journée de congés par mois, dix jours par an, ou encore la possibilité de recourir plus facilement au télétravail… En France, le congé menstruel s'installe peu à peu dans le paysage. Un dispositif à l'initiative des entreprises, qui souhaitent proposer des solutions pour soulager leurs salarié·e·s menstrué·e·s souffrant de règles douloureuses. Quelques mois après l’adoption de ces nouvelles mesures, sont-elles utiles ? Cet “avantage” pas toujours compris car relevant d’un sujet tabou est-il bien vécu par les autres salariés ? Et quel bilan les entreprises tirent-elles ?

« Ce congé a changé mon quotidien, ma façon d’appréhender mes journées de travail et de communiquer avec mes collègues. Pour le moment je n’ai pas eu à l’utiliser, mais je sais désormais que je peux me rendre indisponible si j’ai besoin de me reposer à ce moment-là, et ce sans culpabiliser et sans prendre sur mes jours de vacances. Si je m’absente, ce n’est pas pour aller m’amuser. C’est parce que ma souffrance physique m’empêche de travailler ! » Burcu Erdurucan est Talent Acquisition manager chez Critizr, un spécialiste de la gestion des interactions clients. Depuis quelques mois, elle bénéficie d’une quasi-première en France : sa jeune entreprise a mis en place un dispositif de congé menstruel, pour tous les salarié·e·s menstrué·e·s souffrant de règles douloureuses comme elle. Encore rare dans l’Hexagone - la première à avoir mis en place ce congé en France, la scop montpelliéraine La Collective, l’a fait début 2021 - le sujet fait pourtant déjà des émules en dehors des frontières : un projet de loi est actuellement à l’étude en Espagne, qui ferait de ce pays le premier en Europe à légiférer le congé menstruel.

Chez Critizr, l’idée du congé menstruel s’est imposée tout naturellement, suite à la mise en place d’un dispositif précurseur en cas de fausse couche, détaille Xavier Molinié, Directeur des Ressources Humaines. Depuis le 1er mai 2022, l’entreprise propose donc désormais un à deux jours de congé ou de télétravail supplémentaire par mois en cas de règles douloureuses, au choix.

Chez Louis Design, une entreprise située près de Toulouse qui fabrique du mobilier de bureau éco responsable, personnalisable et made in France, l’idée du congé menstruel est venue différemment. C’est Lucie Rouet, Responsable de communication, qui l’a suggérée à ses supérieurs lors d’un séminaire. À l’époque, Louis Design avait déjà mis en place plusieurs actions en faveur des personnes menstrué·e·s, telle que la mise à disposition gratuite de protections périodiques dans les vestiaires : « Lorsque Lucie nous a suggéré l’idée, le congé menstruel nous a paru être la suite logique de notre engagement. Depuis le 8 mars 2022, nous permettons à nos salarié·e·s menstrué·e·s de bénéficier d’un jour de congé payé par mois en cas de règles douloureuses, sans besoin de justificatif médical » explique Thomas Devineaux, CEO de Louis Design.

Lever les tabous et améliorer le bien-être au travail

Pour le moment, aucun·e·s employé·e·s de Critizr n’a posé de jour de congé menstruel. Et côté Louis Design, on estime que moins de dix pourcent de ces jours “offerts” seront réellement posés d’ici la fin de l’année 2022. Pourtant, les deux entreprises considèrent la mise en place du congé menstruel comme un succès : « Lorsque nous avons annoncé la mise en place du congé menstruel, une employée atteinte d’endométriose est venue me remercier, émue aux larmes. Elle a souffert une grande partie de sa vie non seulement de la maladie, mais également des réflexions que les médecins ou l’entourage pouvaient lui faire à propos de sa souffrance, qui n’était jamais légitimée. Sans ce projet, nous n’en aurions jamais parlé. Lorsqu’on libère la parole sur des sujets tabous, on renforce les relations de confiance entre l’entreprise et les salariés » poursuit Xavier Molinié de chez Critizr.

Même son de cloche chez Louis Design, qui a également constaté une libération de la parole et la levée d’un tabou suite à l’adoption de cette mesure. « Ça a notamment été le cas chez les quelques salariés qui ont montré des réticences lorsque nous avons annoncé la mise en place du congé. Leurs inquiétudes étaient diverses : peur d’une perte de productivité, manque de connaissance du sujet, et même ressenti purement personnel. Mais nous avons fait de la pédagogie à ce sujet et les craintes se sont dissipées » observe Thomas Devineaux.

Fraîchement arrivé chez Louis Design en tant que Customer Success, Thomas Lopez faisait partie de ces sceptiques : « Au départ, je ne voyais pas la nécessité du congé menstruel, car le sujet était inconnu pour moi. Je ne savais pas que les femmes pouvaient avoir des douleurs pendant leurs règles et que le travail pouvait jouer dans l’équation. Mais nous en avons beaucoup parlé entre nous chez Louis Design, de la pédagogie a été faite à ce sujet. Maintenant, je trouve ce congé légitime et je suis ravi que les tabous se lèvent petit à petit pour les femmes. »

En plus de lever un tabou, là où certains pouvaient craindre une perte de productivité suite à l’instauration d’un congé supplémentaire, c’est en réalité l’effet inverse qui se produit, souligne Xavier Molinié. Une productivité étroitement liée à la question du bien-être au travail, constate Clothilde Soulé, responsable de production chez Louis Design : « Le congé menstruel, c’est un peu l’aboutissement de la culture du bien-être au travail, et c’est d’autant plus vrai dans le domaine de la production, et qui plus est dans l’ébénisterie, car nous travaillons dans des conditions physiques difficiles. Une de nos salariées souffre de règles douloureuses tous les mois. Après son jour de congé menstruel, elle revient plus apaisée, plus en forme, et donc plus productive, et ça se ressent sur mes équipes ».

« J’ai encore du mal à accepter les douleurs causées par mes règles, et m’octroyer un repos dans ce cadre-là » Margot Racaud, ébéniste chez Louis Design

Des propos que confirme Margot Racaud, l’ébéniste en question. Pourtant, encore aujourd’hui, elle affirme avoir du mal à s’octroyer ce congé sans arrière pensée : « J’ai toujours eu des règles très douloureuses. Elles m’obligeaient à quitter mon poste de travail pratiquement tous les mois » confie-t-elle. « Depuis l’instauration du congé menstruel, je n’ai plus besoin de poser de congé payé à chaque fois que je ne peux plus continuer à travailler à cause de mes règles. Je peux rentrer chez moi me reposer sans crainte. Pour autant, j’attends toujours d’atteindre mes limites physiques pour rentrer chez moi, alors que je pourrais simplement poser un jour en prévision. Mais en faisant ça, j’aurais le sentiment d’être faible. J’ai encore du mal à accepter les douleurs causées par mes règles, et m’octroyer un repos dans ce cadre-là. »

Entre normalisation de la douleur et réponse à l’errance médicale

D’après un sondage de l’Ifop pour Intimina (2021), près d’une femme sur deux souffre de règles douloureuses. Alors, comment se fait-il que, même dans les entreprises avant-gardistes sur le sujet, les femmes semblent réticentes à s’autoriser ce congé ?

Selon Aline Boeuf, doctorante en sociologie à l’université de Genève et auteure d’un mémoire sur l’expérience du cycle menstruel dans le monde professionnel, le phénomène n’a rien de surprenant. Pendant des décennies, les femmes ont en effet dû trouver des stratégies d’adaptation pour pouvoir se conformer au monde de l’entreprise, un environnement fait par les hommes et pour les hommes, occultant totalement l’expérience des menstruations. Elles ont ainsi dû s’accommoder de la douleur. C’est pourquoi, pour la sociologue, l’idée d’aménager les espaces de travail de façon plus ergonomique serait une solution tout aussi adaptée. Ces dispositifs permettraient également d’améliorer le bien-être au travail des personnes menstruées, et pas seulement en période de règles : « Il faudrait repenser l’ergonomie du poste de travail pour donner la possibilité de changer de position régulièrement par exemple, mais également mettre à disposition un évier dans chaque cabine de toilette, ou encore permettre à chacun·e·s de prendre des temps de pause plus fréquents si besoin. Car certaines personnes menstrué·e·s ne souffrent pas nécessairement pendant leurs règles, mais à d’autres périodes du cycle, comme lors de l’ovulation par exemple. Cependant, cet élément n’est jamais pris en compte, faute de connaissance du sujet » observe Aline Boeuf.

Autre problème que pose le congé menstruel, celui de la normalisation de la douleur des corps dits féminins. Car, comme le rappelle la sociologue, souffrir pendant ses règles n’est pas normal : « Le congé menstruel permet de soulager la souffrance d’un très grand nombre de femmes, et c’est très bien. Mais il faut garder en tête qu’avoir mal pendant ses règles n’est pas quelque chose de naturel. En effet, ces douleurs ne sont pas dûes à la biologie du corps féminin en tant que tel, mais plutôt au manque d’intérêt de la médecine, et plus généralement de la science, pour son fonctionnement. L’idéal serait de remédier à cela ».

Mais Aline Boeuf reste optimiste : les luttes féministes vont permettre un accès des femmes aux hautes fonctions médicales et scientifiques de plus en plus fréquent, menant ainsi à l’approfondissement des recherches au sujet des règles. Un accès qui tendra à se normaliser plus globalement dans le monde de l’entreprise, et qui pourra ainsi mener à un aménagement de l’environnement de travail plus inclusif.

En attendant ces transformations, la priorité est donc à la reconnaissance de ces douleurs. Un point clé pour le bien-être des salariés et l’avenir de l’entreprise, estime Burcu Erdurucan : « Le fait que le sujet soit désormais pris en considération chez Critizr me donne l’impression d’être valorisée dans l’entreprise. Les règles sont naturelles, nous n’y pouvons rien, et l’instauration du congé menstruel me donne le sentiment que cette partie de ma vie personnelle est désormais respectée. Et c’est un sentiment assez global : en tant que Talent Acquisition Manager, j’ai constaté que la mention du congé menstruel donne envie aux candidats de faire partie d’une entreprise où ils sont pris en compte dans leur entièreté. C’est devenu un critère primordial pour eux. »

Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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