« Comment la loi du silence a protégé mon boss toxique »

08 juin 2022

10min

« Comment la loi du silence a protégé mon boss toxique »

Vous avez certainement déjà entendu mille et une histoires de pervers narcissique au sein des relations amoureuses. Et vous pensez, peut être, être protégé de ce type de personnalité toxique au travail. Pourtant, au sein de l’entreprise c’est loin d’être tout rose… On y rencontre ses collègues, on commence à nouer des relations avec eux, petit à petit les barrières tombent, on leur fait progressivement confiance, on baisse notre garde… jusqu’à ce que certains révèlent leur vrai visage ! Car oui, les entreprises ont aussi la fâcheuse tendance à abriter et valoriser les personnalités les plus dirigistes et manipulatrices…. Dans bon nombre de secteurs, être “un requin” est un même un avantage dans la compétition à celui qui fera la “plus belle carrière”.

Je vais vous raconter comment, dans mon précédent environnement de travail, mon boss manipulateur a berné tout le monde jusqu’à installer un gros malaise dans l’entreprise et comment, à 28 ans, il m’a donné envie de claquer la porte de l’entreprise pour me lancer à mon compte.

La rencontre

Nous sommes en 2020 lorsque je rencontre Laurent lors d’un événement de networking. Il gère une entreprise de conseil en pleine expansion dont j’ai déjà entendu parler par le bouche-à-oreille. Son profil m’intéresse, mais étant assez réservée, je peine à engager la conversation (avec lui, comme avec les autres invités d’ailleurs). Par chance, c’est lui qui m’aborde en me posant une question sur mon poste actuel (je travaillais alors dans le service communication d’une grosse entreprise). Je suis, au premier abord, surprise par l’apparente décontraction du CEO. Son look jean-basket et la coupe de champagne qu’il porte régulièrement vers son sourire jovial ont le don de le rendre facile d’accès. Je m’ouvre naturellement à lui. Je lui en dis plus sur mon quotidien professionnel ainsi que sur mes quelques déboires liés à la rigidité des procédures d’une grosse structure. Je l’écoute alors me vanter les avantages et la flexibilité de sa propre entreprise, et nous débattons sur le monde du conseil… Je remarque que Laurent parle beaucoup. Il aime raconter ses expériences de travail auprès de gros groupes industriels et tous ses succès, mais glisse toujours une note d’humour entre ses anecdotes ce qui le rend plutôt sympathique. Il est difficile de l’interrompre pour en placer une, mais je l’écoute volontiers ! Je dirais même que j’apprécie sa compagnie et me sens flattée de voir qu’il s’intéresse à moi. À cette époque, je ne m’imagine pas du tout travailler pour lui : il est du genre à aller à cent à l’heure, et moi, je préfère le rythme pépère de mon travail.

À la suite de l’événement, il fait la démarche de me retrouver sur LinkedIn et de me partager quelques articles en lien avec nos discussions. Au fil des mois, nous continuons d’échanger régulièrement, il en vient même à me faire rencontrer certains de ses collaborateurs et… c’est un coup de foudre professionnel : les salariés qui l’entourent ont l’air de s’épanouir ensemble et dans leur travail. Je suis scotchée par leur dynamisme et leur engagement pour faire avancer leurs projets. Alors que leur vision m’ouvre de nouvelles perspectives, mon envie de les rejoindre se fait de plus en plus forte. J’informe Laurent de mon intérêt pour son entreprise et tout se passe très vite. Il me propose un entretien informel dans un bar, duquel je ressors motivée à bloc et c’est tout naturellement que je trouve ma place dans son équipe quelques mois plus tard.

La lune de miel

Mes premiers mois dans la start-up sont idylliques. Je suis bien accueillie par la trentaine de personnes qui composent l’équipe. Petit à petit, des amitiés se nouent entre certains d’entre nous : on forme un groupe d’une dizaine de consultants junior qui pratiquent les afterworks à répétition et les “déj’” en tout genre.

Alors que je trouve l’ambiance dans l’entreprise fantastique, je remarque que mes collègues se plaignent souvent du manque d’honnêteté dans nos relations de travail. Par exemple, l’une des managers, Emilie, est constamment sous l’eau tellement elle a de travail mais personne n’en fait cas et lorsqu’il lui arrive de se plaindre de la situation, nos chefs la félicitent en lui disant que c’est parce qu’elle est très efficace. C’est vrai qu’il y a un fort déséquilibre au niveau des charges de travail des différents collaborateurs, mais je préfère ne pas me laisser engrainer par les remarques de mes collègues à ce moment-là. Encore en pleine période de lune de miel pro, je ne souhaite pas voir les aspects négatifs de l’entreprise et je dois dire que je suis reconnaissante envers Laurent qui m’a recrutée… Jusqu’au jour où une violente dispute éclate entre Laurent et un autre directeur du cabinet.

Ils ont beau être dans une salle de réunion à côté de notre open-space, toute la boîte est au premier rang de leurs éclats de voix et l’atmosphère est électrique. Je n’entends pas distinctement ce qui se dit pour comprendre le sujet de leur accrochage, mais il semblerait que ce soit surtout une guerre d’ego. Aucun des deux ne semble vouloir calmer le jeu, les arguments fusent, et l’engueulade s’étale sur une bonne heure… Malgré les cris, je suis surprise de voir qu’aucun de mes collègues n’ose lever le nez de son ordinateur. Chacun fait comme s’il n’entendait pas. Moi qui suis habituée à être assez franche, j’ai du mal à me montrer impassible et faire comme si de rien n’était.. J’aimerais demander aux autres si ce genre de conflit se produit fréquemment, mais je réalise que si ça n’attire l’attention de personne, c’est que ça doit être le cas…
Alors pour ne pas me faire remarquer, je décide d’imiter mes voisins d’open space et de ne pas y prêter attention, même si, intérieurement, cet événement me travaille.

La crise

Au bout d’environ six mois, alors que je me sens pleinement intégrée et compétente dans mes nouvelles missions, le Covid et les confinements débarquent et rendent plus difficile la communication dans l’entreprise. À distance, mes inquiétudes quant à la dispute et aux bruits de couloirs sur Laurent sont mises en stand-by.

Malgré la situation incertaine, Laurent recrute trois nouveaux salariés : d’abord Marine, puis Louis et Clémentine. Même si nous sommes une équipe plutôt jeune et dynamique, ce n’est pas simple pour eux de s’intégrer alors que nous sommes tous en télétravail. Pendant plusieurs mois, on fait comme on peut pour maintenir le lien et assurer un bon niveau d’activité. Jusqu’à ce que le travail à distance devienne normal à nos yeux et que tout roule parfaitement.

Alors que les confinements touchent à leur fin, plusieurs départs sont annoncés par la direction. D’abord Louis, qui m’appelle un soir pour m’expliquer qu’il ne s’entend plus du tout avec Laurent et a été poussé dehors par celui-ci. Puis Clémentine, à qui nous organisons une soirée d’au revoir avec seulement quelques collègues présents ce jour-là. En quelques mots et avec pudeur, elle nous explique que Laurent a mis fin à sa période d’essai sans crier gare alors qu’elle ne s’y attendait pas du tout. Je suis étonnée et un peu bousculée de ces façons de faire qui ne correspondent pas vraiment à la bienveillance affichée par l’entreprise. Laurent ne m’apparaît plus comme un boss à la cool mais comme quelqu’un de très froid et calculateur, une image qui contraste avec son apparente décontraction.

Le coup de grâce c’est le départ de Sophie, mon acolyte du travail. Je l’ai appris le lendemain d’une fête de rentrée où elle manquait à l’appel (alors que ce n’est pas à son habitude). Le matin, Laurent nous avait appris qu’elle était en arrêt maladie « pour se reposer ». Suspicieuse d’un nouveau coup fourré du boss, j’appelle mon amie, mais reste sur ma faim. Elle à qui j’adore demander quotidiennement “quels sont tes malheurs du moment Sophie?” tant elle adore râler, reste évasive. Elle contourne même mes questions. Lorsque je la sonde sur Laurent, elle me suggère simplement de me méfier de lui. Je comprends que les deux sont certainement en conflit, et que Sophie est tenue de rester discrète à ce sujet. Mais voilà, quelques semaines plus tard, Sophie quitte l’entreprise.

Bouleversée par la nouvelle, je commence à mener ma petite enquête auprès de mes collègues les plus proches et les plus susceptibles de connaître l’historique de Laurent. J’apprends que les problèmes de management au sein de l’entreprise ne datent pas d’hier, que mes collègues les plus anciens ont tous subi des comportements abusifs : charge de travail insoutenable, insultes à peine déguisées, appels de Laurent à toute heure du jour et de la nuit, remise en question de leur capacité de jugement…

Pourquoi n’ont-ils rien dit ? Surtout de la part de ceux qui font maintenant quasiment partie de mes amis. Je me sens indignée de ne pas avoir été mise au courant ! Et encore, ça n’est que la partie émergée de l’iceberg.

Démasqué

En parler n’est pas si simple me dit-on… En regroupant les indices et les anecdotes qui me sont racontées par mes collègues pour répondre à mes (nombreuses !) questions, je comprends que Laurent correspond en tout point au profil du pervers manipulateur. Il choisit ses victimes les unes après les autres et agit consciemment, d’abord par la flatterie et l’attention qu’il apporte, puis progressivement par l’emprise et la menace, jusqu’à les laisser dévastées prêtes à accepter n’importe quelles conditions pour quitter l’entreprise avec une rupture conventionnelle. C’est ce qui s’est passé avec Sophie : elle a tenu trois ans à travailler à un rythme d’enfer sous prétexte qu’elle était super efficace, jusqu’à ce que Laurent lui propose d’investir dans l’entreprise et qu’elle refuse. C’est à ce moment qu’il a changé de visage et l’a harcelée pour la pousser à changer d’avis, jusqu’au clash et son départ de l’entreprise. Aucun de mes collègues qui ont quitté leur poste ces deux dernières années n’a repris le travail. Tous sont traumatisés, incapables de placer à nouveau leur confiance dans un autre employeur.

Et comme si je n’étais pas déjà assez écœurée, un collègue me raconte lors d’un déjeuner informel que Laurent a des relations extra-conjugales avec un bon nombre de femmes, dont des clientes mais aussi des managers au sein de son cabinet et même du mien. Bon orateur, il s’adresse à la gent féminine pour la rassurer, l’encourager, et la faire aller dans son sens quand il s’agit de faire des affaires. La fois où nous étions ensemble en déplacement à Dijon pour clôturer une mission m’est alors revenue en tête : il avait proposé à la DRH de notre client de dîner avec nous au restaurant et avait passé son temps à la flatter en lui disant qu’elle était la seule à avoir une véritable vision pour l’avenir de son entreprise. Je m’étais éclipsé après le dessert, les laissant poursuivre leur discussion autour d’un verre. Qu’ils aient fini la soirée ensemble ou non, tout ce que j’ai su c’est qu’il l’avait finalement convaincue de prolonger notre contrat alors que rien ne le justifiait. Je ne suis jamais retournée à Dijon, mais lui s’est chargé de poursuivre les déplacements pour ce client tout seul.

J’ai remarqué que les femmes qu’il attire dans ses filets sont souvent des femmes fragilisées, en perte de confiance au niveau professionnel et personnel. Il les écoute, les conseille, s’assure de leur confiance et de leur dévotion. C’est le cas de plusieurs de mes ex-collaboratrices qui sont arrivées dans l’entreprise après avoir connu des discriminations et autres injustices. C’est une opération rentable : il capte leur attention et en profite pour obtenir un maximum d’avantages, avant de les briser lorsqu’elles ne lui servent plus à rien.

À ce moment-là, j’ai carrément la nausée. Je me sens comme piégée, incapable de mettre en lumière mes découvertes car les victimes elles-mêmes refusent d’en parler au grand jour tant elles craignent Laurent. De mon côté, je ne me suis jamais sentie directement menacée par lui. Je ne me sens pas légitime à porter la voix de celles qui ont fait les frais de ses violences psychologiques et pour certaines, d’avances sexuelles. En revanche, le comportement de Laurent impacte directement ma motivation et mon bien-être au travail. Depuis que je suis au courant de ses agissements, je me sens très mal à l’aise et en méfiance lorsque je suis face à lui. Je me sens en décalage avec mes valeurs, il m’arrive même de fuir en m’isolant chez moi en télétravail plusieurs jours d’affilée pour me couper de sa toxicité qui me saute maintenant aux yeux.

Pourtant tout le monde ne baisse pas les bras face à cette situation inextricable. Un jour, une de mes collègues, Judith, s’est décidée à porter plainte contre lui aux prud’hommes après plusieurs mois d’arrêt maladie, et elle a gagné au terme de la procédure. De quoi lever la loi du silence ? Pas forcément. Car quand Judith essaye de me contacter par téléphone, je crains tellement qu’elle me demande de témoigner, que j’ignore l’appel.

La fin de la loi du silence

Le temps passe et malgré l’ambiance qui n’est plus au beau fixe, je poursuis mon ascension dans l’entreprise. L’entraide et le soutien qui existait avant entre les collaborateurs n’est plus d’actualité. Je tiens le coup, jusqu’à ce qu’un événement viennent franchement jouer avec mes limites.

Alors que je termine ma journée de travail, ma manager Émily m’appelle en larmes.

Je comprends immédiatement que la situation est grave alors nous décidons de nous retrouver dans un café. Au bout de quelques minutes à peine, elle me décrit que Laurent l’a harcelée pendant les deux jours de déplacement qu’ils viennent de faire ensemble. Il n’a cessé de souffler le chaud et le froid, tour à tour en l’accusant de ne pas être à la hauteur, de lui cacher des choses, d’être une mauvaise manager, puis en la consolant et en s’excusant lui-même. Alors qu’elle se confie à moi, nous voyons les messages de Laurent défiler sur l’écran de son téléphone. Le ton est terrifiant : « si je t’en demande plus qu’aux autres c’est que je t’estime plus qu’eux », « c’est normal dans une relation entre deux personnes de s’engeuler », « tu as vraiment une attitude ridicule de m’ignorer. » Cette fois je suis aux premières loges. J’ai la sensation que le rideau tombe et que je suis témoin, pour la première fois en direct, du comportement de Laurent.

Je comprends qu’il ne changera jamais. Même après une première défaite aux prud’hommes, la seule chose qui a changé, ce sont ses victimes. Est-il conscient de son comportement ? Comment réussit-il à instaurer une telle loi du silence au sein de l’entreprise ?

La solution qui s’est finalement imposée à moi a été de partir, cinq mois après cet épisode. Malgré l’intérêt de mon travail, j’étouffais dans cette ambiance toxique. Depuis que j’avais démasqué Laurent, je me sentais obligée d’être sans arrêt sur mes gardes, je ne m’autorisais plus à être naturelle et spontanée. J’étais devenue très pessimiste, je râlais sans cesse contre tout et n’importe quoi pour évacuer ma frustration liée à mon contexte de travail. J’ai compris que si je ne démissionnais pas, j’allais devenir comme ces personnes désenchantées qui s’aigrissent au fil des années.

De cette expérience douloureuse, j’ai retenu une leçon : dans le monde du travail il faut rester prudent et ne pas accorder sa confiance trop facilement car il est difficile de savoir à qui on a affaire. Sous ses airs cool et accessible, Laurent s’est révélé être la personne la plus dangereuse que j’aie rencontrée.

Aujourd’hui, je préfère travailler en tant qu’indépendante car j’ai du mal à faire confiance dans la sphère professionnelle. En tant que freelance, je peux non seulement choisir pour qui je travaille mais avec qui je ne souhaite plus travailler si je ne sens pas la relation.

Par contre, j’aime toujours beaucoup travailler en équipe. J’ai appris que le secret pour éviter de laisser des situations problématiques se développer était d’en parler dès le début, dès que quelque chose nous gêne. Par exemple, si un client me fait une remarque que je juge inappropriée (il m’est arrivé d’avoir affaire à des remarques sexistes sur mes choix de vêtements par exemple), je mets mes partenaires au courant pour les prévenir et m’assurer que nous soyons tous unis dans notre réaction contre ce type de comportement.

Les personnes manipulatrices ou de type pervers narcissique tirent leur force des non-dits et de l’absence de communication entre leurs victimes. C’est pourquoi la “loi du silence” dans mon ancienne entreprise a permis à mon boss toxique de semer le trouble en toute impunité. Maintenant, je fais de la communication informelle un besoin essentiel de mes nouvelles relations de travail !

*Les prénoms ont été modifiés”

Article édité par Gabrielle Predko
Photo par Thomas Decamps

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