Qui se cache derrière les comptes LinkedIn des dirigeant·e·s ?

21 juin 2022

6min

Qui se cache derrière les comptes LinkedIn des dirigeant·e·s ?
auteur.e
Anne-Laure Baratin

Rédactrice et podcasteuse - Spécialiste de l’empowerment au féminin

On connaissait les “écrivains fantômes” pour les romans et les livres, depuis peu on découvre les ghostwriters à l’ère du digital : les plumes de CEO sur les réseaux sociaux. Particulièrement actifs sur LinkedIn, ces dernier·ère·s incarnent cette nouvelle ère du storytelling, où l’on demande aux dirigeant·e·s d’incarner toujours plus leur entreprise et une certaine idée du leadership. Mais qui sont-ils·elles ? Pourquoi ont-ils·elles accepté de prêter leurs voix et de quoi sont-ils·elles l’incarnation ? Rencontres avec ces invisibles qui font buzzer LinkedIn.

J’écris pour les CEO” - “Je suis ghostwriter pour les dirigeants” : impossible de savoir le nombre exact de ghostwriter sur LinkedIn, mais ces intitulés de postes reviennent de plus en souvent dans nos fils d’actualité, preuve de l’explosion de cette compétence, maintenant revendiquée. Le ghostwriter ne précise jamais avec qu’il travaille (sauf s’il est salarié), et le client de son côté n’indique pas non plus s’il est épaulé par un profil de ce type : difficile donc de donner des chiffres quant à ces écrivains de l’ombre.

Une chose est pourtant sûre : de plus en plus de CEO recherchent des ghostwriters, à tel point que selon le média Business Insider, les stars du copywriting aux Etats-Unis peuvent ainsi gagner entre 500 et 700 dollars de l’heure. Les dirigeant-es sont prêts à payer le prix fort pour une parole percutante sur le net. Car toutes les entreprises mesurent désormais l’importance du marketing de contenu, dont la publication de posts individuels. Quoi de mieux pour incarner l’esprit de sa marque ou de son entreprise que de prendre la parole sur un réseau comme Linkedin - qui se rêve d’ailleurs en plateforme conversationnelle de grande ampleur ?

Incarner la vision de l’entreprise

Les plumes invisibles des CEO le sont souvent devenues par hasard… ou par flair. Julie Motreff a officié comme Thought Leadership Manager au sein du Groupe Renault pendant cinq ans : « Je suis arrivée en tant que Content manager sur les sujets innovation stratégique et responsabilité sociale de l’entreprise. En parallèle, je m’occupais du compte Twitter corporate de Renault Group. De fil en aiguille, on m’a confié le repositionnement global de la stratégie corporate social media du Groupe. L’indice de confiance du public (et des clients) était en train de basculer : il devenait nécessaire d’incarner la vision de l’entreprise via les voix de ses dirigeant·e·s et de ses employé·e·s (ce que l’on appelle « Employee Advocacy »). Nous avions flairé la tendance du thought leadership, j’ai accepté la mission. »

Pour Solène Thomas, ghostwriter spécialisée en leadership d’opinion, c’est la demande qui a créé l’occasion. « Au début, j’étais rédactrice “généraliste”, sans étiquette. Petit à petit, j’ai eu des demandes de personnes qui appréciaient mon contenu sur LinkedIn et qui me proposaient d’écrire leurs posts. » Même son de cloche pour Thibault Louis, ghostwriter freelance pour CEO de start-ups : « À l’origine, je vendais des gifs et j’aidais les entreprises sur leur com’. Je me suis rendu compte que les gens n’avaient pas besoin d’images animées mais d’écriture. J’ai vu que c’était quelque chose de très demandé. De base, j’ai dû tout construire donc je suis devenu ghostwriter par hasard. »

En France, le marché des ghostwriters freelance est trusté par quelques personnes, dont Solène Thomas et Thibault Louis. Comme l’explique ce dernier : « Cinq ghostwriters se partagent les bénéfices. Le marché n’est pas saturé, mais les clients veulent travailler avec les mêmes ghostwriters, surtout les clients high-ticket. Résultat, les ghostwriters du haut de la pile ont des prix prohibitifs pour 90% des clients potentiels. Et les clients qui n’ont pas les moyens ne veulent pas travailler avec les ghostwriters moins cher car ils n’ont pas confiance. Pourtant, le nombre de clients qui veulent des posts LinkedIn est immense, et en forte croissance ! »

Un métier vieux comme le monde ?

Ce phénomène de ghostwriting sur les réseaux n’est en fait que la nouvelle version d’une prise de parole à l’ère du digital et du besoin d’incarner sa marque. « Malgré l’impression d’effet de mode et le fait que les ghostwriters fleurissent sur LinkedIn, c’est un métier qui existe depuis longtemps » explique Solène Thomas. « Il est courant que les chef·fes d’entreprise et personnalités publiques fassent appel à une plume pour écrire leurs discours. Ils peuvent avoir quelqu’un en interne, dans leur service de comm par exemple, ou faire appel à une agence ou encore à un·e freelance. »

Enfin, dernier effet kiss cool : une présence de qualité permettrait aussi de développer la marque employeur et d’attirer des candidat·es, dans un contexte de guerre des talents.

Parce que recourir à un ghostwriter de CEO, c’est aussi une manière d’accroître son Leadership intellectuel : ce sont les caractéristiques essentielles des entreprises quand elles prennent la parole dans le but d’être compétitives, d’inspirer et de recruter des talents. Et prendre la parole sur Linkedin en fait désormais clairement partie. Comme l’analyse Julie Mottref, l’ancienne Thought Leadership Manager du Groupe Renault : « Une stratégie de thought leadership apporte de nombreux avantages. Celui de développer la visibilité de l’entreprise tout en travaillant l’image personnelle des dirigeants (ou personal branding). Le tout en étant totalement maître de ce qui est publié (écrit, temps de publication, cible réceptive et positive). Et ce, sans devoir déployer d’énormes budgets. »

Un métier dans l’air du temps, alors que le grand public attend de plus en plus d’une entreprise qu’elle communique avec transparence et avec des prises de position « humaines », incarnées, voire engagées. Les marques ont ainsi besoin d’être incarnées par leurs dirigeants, plutôt que par la page “Histoire de la marque” de leur site internet, souvent lisse et sans relief. « Les humains préfèrent interagir avec un autre humain plutôt qu’avec une page corporate ! » valide Solène Thomas. « Les chef·fes d’entreprise ont compris que leur présence sur les réseaux sociaux était indispensable pour créer de la visibilité et de la crédibilité. Ils doivent mettre en avant leur personnalité et leur vision afin de se positionner comme experts dans leur secteur, attirer des leads, fidéliser leurs clients. » Enfin, dernier effet kiss cool selon celle qui se présente sur LK comme “Plume des CEO qui n’ont pas le temps” : une présence de qualité permettrait aussi de développer la marque employeur et d’attirer des candidat·es, dans un contexte de guerre des talents.

Savoir écrire… mais pas que

L’intérêt d’une présence sur les réseaux sociaux est réel, mais ces chef·fes d’entreprise n’ont souvent pas le temps ou parfois pas les compétences ou les codes, pour s’y pencher eux-mêmes. Ils préfèrent donc déléguer ces tâches de rédaction et de prises de paroles. Comme le résume Thibault Louis dans un de ses posts Linkedin : « Écrire est souvent numéro 1 dans la liste des tâches douloureuses des gens. »

Et quand la prise de parole existe, elle est encore aujourd’hui trop lisse, regrette Julie Motreff : « De nombreuses publications restent assez consensuelles, la personnalité ne se dégageant que peu des écrits. Par expérience, les publications ont plus d’impact lorsque ces dernières font transparaître la personnalité du·de (la) dirigeant·e. Autant en termes de positionnement face au monde et de vision, de tonalité et de références culturelles. »

Pour autant, savoir bien écrire est une condition nécessaire mais pas suffisante pour être un bon ghostwriter. « Un bon ghostwriter est un bon écrivain, un bon coach éditorial et un fin stratège business » explique Thibault Louis dans un de ses posts LinkedIn. Comprendre comment fonctionne l’algorithme de LinkedIn, ce qui fait cliquer (ou pas) est en effet plus proche de la stratégie que de l’écriture pure.

Entre psy et coach : une relation particulière

Mais toutes ces qualités ne suffisent encore pas, complète Thibault Louis, qui y ajoute un volet psychologique primordial. « Un ghostwriter est comme un psy sauf qu’à la fin, les notes servent à créer un contenu » explique-t-il non sans malice. Et pour illustrer ce soft skill, Solène Thomas se souvient d’une remarque d’un de ses clients chef d’entreprise : « Il m’a dit : “J’aime bien t’avoir au téléphone, à chaque fois j’ai l’impression d’économiser une séance de psy” ! » Sans surprise, et comme la spécialiste le précise : « c’est une activité qui nécessite un grand sens de l’écoute. Il faut saisir une personnalité, en retranscrire les idées et surtout le “style” ; hors de question d’écrire les mêmes posts pour tout le monde ! »

De toute évidence, il est indispensable de connaître son client. « Cela englobe d’avoir une idée précise de la vision du monde de la personne, de ses références culturelles, de ses éléments de langage. En cela, c’est avant tout une relation humaine qui se tisse, basée sur l’ouverture et la confiance. Chaque cas est unique » précise Julie Motreff. Elle continue sur l’importance de l’échange, au cœur du métier de ghostwriter : « il faut pouvoir “sentir” et capter la personne, son caractère, sans cela, l’écrit manque de substance et d’authenticité. »

Écrire ne serait finalement qu’une petite partie du métier de ghostwriter. Entre le psy et le coach, l’essentiel est de capter comment ces dirigeants veulent être compris par leur auditoire. « Écrire n’est que 20% du processus. Le gros du travail est d’écouter, poser les bonnes questions et rassurer la personne » assure ainsi Thibault Louis, qui se souvient d’un dirigeant qu’il fallait tenir par la main pour qu’il publie les posts préparés : « Il avait peur de cliquer sur “publier”, il n’y arrivait pas. J’ai parfois beau leur faire des livrables, il faut que je sois avec eux pour leur dire “maintenant tu cliques sur publier”. Il faut presque les gronder, c’est très douloureux pour certains de publier. Chaque prise de parole leur semble cruciale. »

Peur du jugement, angoisse du bad buzz, le CEO est un humain comme les autres, ghostwriter ou pas à ses côtés. Et quand bien même il est accompagné pour ses prises de paroles sur LinkedIn, « Il faut être authentique et constant. Et ne pas faire de course aux likes : l’important est d’avoir une communauté de lecteurs de niche et d’experts » tempère Julie Motreff. Tout un programme pour les futurs ghostwriters qui n’ont pas fini d’envahir LinkedIn et d’écrire pour les autres, hasard ou non.

Article édité par Clémence Lesacq
Photos par Thomas Decamps pour WTTJ

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