L’entrepreneur à succès peut-il partir de « rien » ?

26 févr. 2024

7min

L’entrepreneur à succès peut-il partir de « rien » ?
auteur.e
Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

contributeur.e

En France comme aux États-Unis, le mythe du self-made man / woman séduit. Mais les entrepreneurs à succès sont-ils vraiment partis de « rien » ? Et y a-t-il seulement de la place pour les « pauvres » dans le milieu du business ? Enquête.

Fille d’immigrés pakistanais, Fariha Shah a grandi à la Courneuve avant de rejoindre la lointaine banlieue du 95, lorsque, au terme de deux décennies de travail acharné, son père ouvrier est parvenu à acheter une petite maison à la campagne. S’ensuit un parcours d’élève « moyenne », puis une alternance dans une école de commerce inconnue au bataillon. « Il faut voir que l’éloignement de Paris ou d’une grande ville est déjà un gros sujet pour les jeunes des banlieues qui veulent faire des études », raconte-t-elle. Mais c’est en démarrant sa carrière que Fariha se révèle : elle découvre son goût pour le travail et surtout, elle se spécialise dans un créneau alors novateur et très porteur, la publicité digitale. Après avoir co-créé Golden Bees en 2015, une plateforme de recrutement programmatique, l’entrepreneure revend sa société au groupe Figaro en 2022, alors qu’elle génère plus de 10 millions de CA et emploie une soixantaine de personnes.

Fariha Shah est l’archétype de la self-made woman. En tant que femme racisée dans la tech, elle a déjoué tous les pronostics quand on sait que 3 % des fondateurs de logiciels sont des fondatrices, que 70 % des entrepreneurs ont un diplôme de niveau Master, et que 25 % d’entre eux ont un parent qui a lui-même expérimenté l’entrepreneuriat selon une étude Roland Berger x France Digitale. On pourrait imaginer qu’un tel portrait régalerait la presse et pourtant, la cheffe d’entreprise est longtemps passée sous le radar des journaux. « Être présentée comme un rôle modèle est quelque chose que j’ai du mal à porter. J’avais vraiment besoin de me réaliser avant de véhiculer un message. Aujourd’hui, j’adore aider d’autres entrepreneurs qui partagent mon profil, mais je le fais en 1-1. C’est Anthony qui est venu me chercher pour que je puisse partager davantage mon histoire », nous confie-t-elle.

Ça veut dire quoi au juste, partir de « rien » ?

Cet Anthony, c’est Anthony Babkine, cofondateur de Diversidays, l’association nationale de référence en matière d’égalité des chances en France, qui aide notamment les porteurs de projets sous-représentés à se lancer avec impact dans la tech. Natif d’Évry, il est aussi un bon exemple d’entrepreneur « parti de rien ». Quoique… ça veut dire quoi, partir de rien ? « On peut grandir sans argent mais avec des parents qui nous perfusent à Arte plutôt qu’à la téléréalité », lance-t-il, nous racontant que dans sa famille, on avait une conviction forte : la réussite ne passerait que par l’école ! Et malgré 10 années d’échec scolaire, Anthony le rêveur-insolent a fini par décrocher son bac au rattrapage avant d’intégrer un IUT puis l’Institut des Mines Télécom à Evry, où les frais de scolarité étaient dérisoires. « Ma mère m’avait prévenu : on n’aura pas les moyens de te payer une école de commerce, et elle s’est arrêtée de travailler plus jeune pour m’accompagner de près. Ma deuxième bonne fée a été une maison de quartier des Épinettes où un étudiant étranger me donnait des cours du soir », raconte-t-il, insistant sur l’importance du mentorat et des associations de proximité pour mettre les jeunes des quartiers sur l’orbite de la réussite.

Être condamné à l’excellence

Mais alors, que pensent nos deux protagonistes de cette épineuse question : peut-on vraiment réussir quand on dispose d’un capital social et économique faible (pour reprendre les travaux de Pierre Bourdieu sur les phénomènes de reproduction sociale) ? Pour Anthony Babkine, cette problématique est éminemment complexe car la ligne de départ est beaucoup plus lointaine pour les enfants nés en banlieue ou zone rurale. Cependant, il n’y a jamais eu autant d’opportunités pour se lancer à partir de « rien ». Par exemple, on peut s’auto-former en ligne ou encore monter une entreprise en négociant une rupture conventionnelle, puis intégrer des dispositifs d’accompagnement comme la French Tech Tremplin. « Mais encore faut-il avoir accès à l’information et connaître ces dispositifs. C’est pourquoi nous menons un gros travail à la fois sur les réseaux sociaux et sur le terrain », explique-t-il, ajoutant « qu’avoir une bonne idée, cela ne suffit pas si l’on ne connaît pas la marche à suivre ». Quant à Fariha Shah, son constat est sans appel : quand on part de rien, on est automatiquement condamné à l’excellence. « Quand je rencontre des jeunes, je leur explique qu’il faut élever leur niveau. Ils devront en faire plus pour parvenir à s’adapter au système », affirme-t-elle.

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« La difficulté est qu’on ne parle pas le même langage »

Et pour atteindre l’excellence, la dirigeante a dû percer les secrets des entrepreneurs à succès. Car Fariha avait beau faire 1 million de CA en 18 mois (grâce à son parfait « time-to-market »), sa première levée de fonds a ressemblé à s’y méprendre à un parcours du combattant. « Tous nous ont dit non, sauf un fonds », explique-t-elle, ajoutant s’être faite accompagner d’un expert pour mener à bien cette première phase. C’est pourquoi, lorsqu’elle a pu se le permettre, Fariha a démarré une formation à HEC, en commençant par un module sur les finances. « Il fallait que je comprenne le langage de ces investisseurs et la manière dont ils sélectionnent les dossiers », explique-t-elle. Autant de codes maîtrisés par les élèves des grandes institutions comme HEC, l’ESSEC, Sciences Po ou Polytechnique.

Un phénomène de reproduction des élites

La France est réputée dans le monde entier pour ses grandes écoles et on ne peut que s’en réjouir. Mais le hic, c’est que ces dernières alimentent aussi la reproduction sociale des élites. Nicolas Gonçalves, CEO du groupe EPSA, acteur européen de la performance opérationnelle et durable des entreprises, peut en témoigner. Fils d’immigrés portugais dont le père a réussi à créer et développer son entreprise en France avec une quinzaine de salariés, il a intégré une école de commerce reconnue après une prépa HEC. Le classico de l’entrepreneuriat. « C’est vrai que dans ma promo, les étudiants issus d’un milieu défavorisé représentaient une infime minorité. 99 % venaient d’une prépa HEC. Heureusement, cela évolue un peu ces dernières années avec l’alternance et les admissions parallèles qui permettent à des jeunes issus d’autres milieux d’intégrer ces écoles très onéreuses », affirme-t-il.

L’entrepreneur considère alors que l’accès à ces études supérieures permet de rabattre une première fois les cartes et de niveler les chances. Un point de vue qui rappelle l’ouvrage Génération surdiplômée de Monique Dagnaud et Jean-Laurent Cassely, qui explique que les Bac +5 représentent maintenant une nouvelle forme de classe sociale, quand bien même leurs origines sociales sont différentes. Mais Nicolas Gonçalves croit surtout dans le pouvoir de l’entreprise pour permettre à certains de raccrocher le wagon définitivement : « Après une ou deux expériences salariées réussies, on est beaucoup mieux armés pour la suite. Cela rattrape une partie de l’inégalité des chances grâce à l’acquisition de compétences, de codes et de contacts. Je suis d’ailleurs un fervent défenseur de l’entreprise comme vecteur d’intégration, notamment via l’intrapreneuriat, c’est pourquoi j’ai lancé un incubateur en interne chez EPSA », souligne-t-il.

Une exception française ?

Il est aussi intéressant de se demander si le phénomène de reproduction sociale des élites est plus fort ici qu’ailleurs. Fayçal Noushi, CEO de Zen Networks, une société de services IT, nous dresse un tableau pas si éloigné entre la France et le Maroc. Certes, les meilleurs élèves marocains peuvent accéder à des bourses pour intégrer de prestigieux établissements publics (comme en France d’ailleurs), mais là-bas aussi, tout le monde ne part pas sur un pied d’égalité. « Au Maroc, plus que d’avoir fait la bonne école, il faut pouvoir accéder aux bons cercles pour obtenir des opportunités », nous explique-t-il. Or, là où le bât blesse pour certaines personnes issues des milieux défavorisés, c’est sur le registre de la communication. « Ne pas parler le même langage, c’est très bloquant pour intégrer ces cercles, qu’il s’agisse des codes business, techniques ou sociaux. Cela peut créer une distance. Pour la combler, il faut alors nécessairement s’associer avec une personne qui a ces codes », affirme le dirigeant. Finalement, à Casablanca, Paris, ou ailleurs, on en revient toujours à cette barrière des codes propres à chaque écosystème. Car comme le disait Pierre Bourdieu, les personnes qui détiennent l’autorité dans un domaine n’ont aucun intérêt à changer les règles du jeu. Aux autres de s’y adapter, ou de prendre le pouvoir pour les modifier.

Ne pas tomber dans le biais du survivant

Alors, que pouvons-nous trancher ? Les pauvres ont-ils leur place dans le business ? Pour Anthony Babkine, « oui, il y a de la place pour celles et ceux qui ont vraiment la dalle, savent s’entourer, écouter les feedbacks, chercher les dispositifs d’aide. Surtout, leur projet ne doit pas se centrer sur la solution mais répondre à un vrai besoin dans la société. Mais il faut l’avouer, celles et ceux qui passent entre les mailles du filet ont des qualités hors-normes », nuance-t-il. Des super pouvoirs de super héros dont les histoires nous fascinent et nous donnent envie de citer Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Des combattants des temps modernes à l’image de Fariha Shah qui a pu compter sur son instinct de survie. « Cet instinct, je l’ai observé chez d’autres personnes qui ne partaient de rien : cela apporte plus de résilience, d’envie de réussir et de conviction », nous confie-t-elle. Mais ces exceptions confirment la règle. Il demeure bien difficile de s’extraire de tout déterminisme social. Nicolas Gonçalves convoque à ce titre le biais du survivant : ce n’est pas parce que quelques êtres exceptionnels arrivent au sommet qu’il faut croire que la problématique est résolue. « Gardons à l’esprit que quand un individu qui ne vient pas des canaux privilégiés réussit un projet entrepreneurial, cela signifie qu’il a démontré deux fois plus d’envie, de passion, d’énergie, d’intensité et d’engagement », affirme le CEO d’Epsa.

Un engagement pour une plus grande diversité dans l’entrepreneuriat qui repose malheureusement encore trop sur les épaules de celles et ceux qui « l’ont fait ». Maintenant qu’elle a fait ses preuves, Fariha Shah est comme entrée dans un nouveau monde – celui des entrepreneurs à succès – où chacun se serre les coudes, et fait preuve de respect envers le parcours de l’autre. Et parce qu’elle a éprouvé la force du réseau, elle lance aujourd’hui Cominty.ai, une plateforme saas de knowledge-as-a-service permettant de connecter les personnes sur la base de leurs compétences et disponibilités afin d’en aider d’autres, au sein de leurs communautés professionnelles mais aussi au-delà de leur réseau traditionnel. Quant à Anthony Babkine, il insiste une dernière fois sur l’importance de faire naître un peu partout des Kylian Mbappé « de tous les jours », dont le parcours ne relève pas de l’impossible, afin que le rêve soit à portée de tous.


Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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