« L’organisation pyramidale du management arrive à bout de souffle »

10 juil. 2023

6min

« L’organisation pyramidale du management arrive à bout de souffle »
auteur.e
Florence Abitbol

Journaliste indépendante et rédactrice de contenus

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Demain, devra-t-on se passer des managers ? De moins en moins plébiscitée par les collaborateurs pour l’évolution de leur carrière, la profession souffre d’une baisse d’attractivité. Décryptage d’un désamour qui s’éternise.

Qui veut encore devenir manager en 2023 ? Le poste est de moins en moins attractif pour les collaborateurs et les managers eux-mêmes en viennent à déclarer forfait. Mal-aimée pour sa dimension de « chef », la fonction de manager est régulièrement critiquée, jusqu’à remettre en question sa légitimité au sein de l’entreprise. Pourtant, le besoin de cohésion et de leading des équipes subsiste. Pour Bénédicte Tilloy, DRH, autrice et experte du Lab, le poste de manager reste un élément indispensable à l’entreprise : « Je milite pour la place du management : sans lui, les gens sont malheureux. On ne peut pas se passer de manager, car il y a toujours des micro-conflits à réguler, de l’énergie qui peut se disperser et parfois des décisions impopulaires à prendre. » Et si le poste de manager avait besoin de se réinventer pour sortir de sa crise ?

Un rôle au coeur des mutations des perspectives sur le travail

Dans un temps pas si lointain, le poste de manager représentait un horizon de carrière pour les collaborateurs. Depuis, le regard sur le travail a évolué et les manières de le vivre aussi : l’accomplissement par le prestige de la carrière est désormais rattrapé par l’épanouissement personnel. « En 1990, le travail occupait la deuxième place sur le plan de l’importance dans la vie des Français, derrière la famille et devant les amis et les loisirs. En 2022, il occupe la quatrième position. La place du travail a été challengée : désormais, consacrer sa vie à sa carrière a beaucoup moins de sens » explique Ludovic Girodon, spécialiste en management et expert du Lab.

De plus, l’évolution de l’entreprise a aussi modifié le regard sur la profession. « Avant la progression sociale au sein de l’entreprise, c’était de devenir manager. Mais aujourd’hui le symbole de la réussite professionnelle n’est plus la place qu’on occupe dans une organisation, car celles-ci s’aplanissent de plus en plus et parce que les envies des salariés ont changé. Le poste de manager est beaucoup moins attractif. Désormais la réussite est caractérisée par le fait d’aimer ce qu’on fait au quotidien, être responsabilisé et avoir la confiance des gens avec lesquels on travaille », précise Ludovic. Diriger une équipe et monter en grade n’occupe plus une place de choix dans les ambitions des collaborateurs. Elles s’axent désormais sur le plan du développement plutôt que sur l’élévation.

Benedicte Tilloy mesure aussi l’impact de l’individualisme au sein de l’entreprise comme ayant affecté le poste de manager. « Chacun aspire à être reconnu dans sa singularité jusque dans l’entreprise, dans les aspects personnels comme professionnels. Le manager doit prendre en compte toutes ces dimensions, et dans le même temps répondre à la demande de performance de la direction. Cela le met dans une posture d’ajustement permanent qui peut être difficile à tenir », renchérit notre experte. En plus d’être moins attractive pour les collaborateurs, la fonction de manager en constant équilibre est parfois mal vécue de l’intérieur.

Manager, un statut aux contraintes multiples

Un poste un poil trop chargé

Et si le manager n’avait pas une charge trop lourde pour ses épaules ? Le poste accumule les tâches, compilant la gestion des équipes, le suivi des projets et le lien avec la direction. Une accumulation dont les managers, eux-mêmes, pâtissent au quotidien. « Cette fonction est perçue comme inconfortable, car on manque généralement de temps pour l’assurer. Elle implique deux casquettes : celle de manager et de l’autre une casquette opérationnelle. Le quotidien ne consiste pas seulement à faire des réunions avec les équipes, mais aussi à gérer tous les autres sujets opérationnels, liés au business ou à des projets plus urgents, et qui viennent prendre le pas sur la casquette managériale. Au final, le manager est à bout de souffle et l’équipe passe à la trappe, car l’ultra court terme prime », analyse Ludovic.

Quand l’organisation du quotidien prend le pas sur l’essence de la mission de manager, le poste en perd de son attrait originel. Pour Bénédicte, revaloriser le poste de manager demande de prendre en compte ces éléments qui s’ajoutent aux missions initiales du management. « Il faut évaluer tous les à-côtés du poste de manager, qui sont désormais alimentés par l’hybridation du travail : ces problématiques nécessitent aussi des revalorisations de la part de l’entreprise », considère-t-elle. Refléter la réalité du métier et éventuellement faire suivre la rémunération en fonction du volume de tâche peut ainsi être une première piste pour revaloriser le poste de manager.

En plus du cumul des tâches, les nouveaux managers subissent parfois un manque de suivi pour les guider, les aider à adopter les bonnes pratiques et éviter les faux pas. « Il y a beaucoup de mimétisme en management. Les collaborateurs propulsés managers, sans accompagnement derrière, s’inspirent de ce qu’ils ont expérimenté et risquent de perpétuer des modes de fonctionnement néfastes pour les équipes et l’entreprise », pointe Ludovic. Lâché sans filet dans une fonction qui cumule les missions à rallonge : telle est la vision du poste managérial qui laisse un arrière-goût de solitude.

Tout le monde n’est pas fait pour être manager

Une nuance s’impose entre le désintéressement de la fonction et le déclin de l’attractivité du poste. Devenir manager ne s’improvise pas et demande quelques soft skills inhérentes à la fonction, avec en tête l’empathie et l’appétence pour le contact avec autrui. « Tout le monde ne peut pas être manager : il faut s’intéresser sincèrement aux gens, écouter les autres et échanger avec eux. Pour ces profils-là, il existe des méthodes et des modes d’organisation qui structurent intelligemment l’organisation managériale, avec un impact vertueux », explique Ludovic.

De même, pour Bénédicte, une partie des compétences du manager réside dans le relationnel : « Les bons managers ont une empathie naturelle. Ils ont envie de résoudre des problèmes, sont à l’aise avec le fait de s’occuper d’un collectif et font du leadership. Le rôle a évolué : on n’est plus en surplomb, mais au milieu des autres pour travailler avec eux et les soutenir. » L’appétence pour le poste est donc aussi à chercher dans les personnalités, et pas seulement dans les compétences techniques. « On a longtemps considéré dans certaines grandes entreprises que des gens bons dans leur métier étaient légitimes à devenir manager, or ce n’est pas la seule qualité en jeu pour ce poste et les collaborateurs attendent autre chose qu’une expertise », poursuit-elle. Mieux vaut donc proposer le poste à quelqu’un doté d’aptitudes adéquates plutôt que de pousser un collaborateur en dehors de sa zone de confort.

Quelles pistes de solution pour redorer le blason du manager ?

Diviser la fonction pour mieux manager les équipes

Puisque la fonction s’éparpille, il est utile de la repositionner au sein de l’entreprise pour redonner envie de manager. Ludovic suggère une phase de redéfinition de la fonction pour mieux en cerner les contours et coller à des modes de gouvernance ancrés dans le présent. « L’organisation pyramidale du management arrive à bout de souffle. Les collaborateurs ne sont pas satisfaits de leur manager et la jeune génération n’a pas envie de reprendre cette fonction, car elle a perdu de son sens. De plus en plus d’entreprises se lancent dans de nouveaux modes d’organisation et redéfinissent le poste de manager pour y remettre du sens », indique Ludovic.

Questionner le rôle du manager et les besoins auxquels il répond est indispensable pour délimiter la fonction. « Pour définir la raison d’être du manager et lui redonner du sens au sein de l’entreprise, celle-ci doit se demander ce que ça veut dire manager dans leur entreprise, en partant des besoins de l’équipe. En les identifiant, on peut envisager de splitter le rôle de manager, car une seule personne ne pourra pas forcément tous les endosser », préconise Ludovic. Et si la solution à la fatigue du management c’était de créer encore plus de management ?

Devant la complexité de la fonction, plusieurs types de managers se dégagent pour répondre chacun à des problématiques précises. « On attend aujourd’hui trop de choses de la même personne : leader visionnaire, expert technique et désormais un manager coach. Ces postures et compétences sont différentes et il est difficile de les combiner au quotidien. Demain, on verra une spécialisation du manager : un multi-management où le collaborateur sera accompagné par plusieurs managers. Le mot manager lui risque à terme de disparaître : c’est un mot-valise dans lequel on met aujourd’hui des réalités trop différentes. » Des managers plus aiguisés et donc plus efficaces : une piste de solution pour alléger la fonction et lui redonner de la pertinence.

Plus d’autonomie pour valoriser le poste de manager

Une deuxième piste pour remettre un peu d’attractivité dans la fonction de manager est de lui laisser un terrain d’expérimentation. « Valoriser le management consiste à créer un cadre dans lequel les managers ont une marge de manœuvre, se sentent autorisés à prendre des initiatives, soutient Bénédicte. Ils peuvent ainsi jouer le rôle gratifiant du management ce qui est très important pour valoriser le poste. Si la seule mission du management revient à prendre des décisions impopulaires, le poste ne peut pas être envisagé positivement par les collaborateurs. »

De même, les équipes de collaborateurs peuvent elles aussi bénéficier d’une forme d’autonomie dans le choix du management qui leur convient. « Demain, on aura les collaborateurs qui choisissent eux-mêmes leur manager parmi une équipe, en fonction de leurs problématiques du moment, dans un mode de fonctionnement responsabilisant. Cela supprimera le côté chronophage de la fonction de manager et la concentration des pouvoirs sur une seule personne », envisage Ludovic. Un manager décentralisé et spécialisé, telle serait la porte de sortie pour redonner de sa superbe à la fonction.


Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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