Éric Alt : « La corruption en entreprise a un coût pour les salariés »

13 juin 2022

6min

Éric Alt : « La corruption en entreprise a un coût pour les salariés »
auteur.e
Etienne Brichet

Journaliste Modern Work @ Welcome to the Jungle

Pour Éric Alt et Élise Van Beneden, tou·te·s deux à la tête de l’association anti-corruption Anticor et auteur·e·s du récent essai “Résister à la corruption” (2022, ed. Gallimard) « il est incontestable que la corruption est systémique en France et qu’elle impacte notre quotidien ». Si face à la corruption dans la vie publique les citoyen·ne·s et les politiques peuvent mettre en place des actions pour lutter, est-ce aussi le cas dans le monde du travail ? Entre démocratie, économie et confiance, nous avons demandé des explications à Éric Alt.

En 2020, l’Agence française anti-corruption a publié une enquête sur la corruption en entreprise. Il y est évalué qu’environ 22% des entreprises françaises ont été confrontées à des cas de corruption. Et seuls 46% des responsables interrogé·e·s estiment que « le risque de corruption est entièrement pris en compte ». Ces chiffres sont-ils censés nous inquiéter ?

Il en va de la corruption en entreprise comme de la corruption en général : nous ne voyons que la partie émergée de l’iceberg. Cela dit, pour ce qui est de la corruption en général, nous avons des indicateurs d’alerte qui prouvent que la situation est crtique : le rapport sur la perception de la corruption de Transparency International, les évaluations du Groupe d’États contre la corruption (GRECO), le rapport du CEVIPOF sur la confiance des français dans les institutions et dans les entreprises etc. En ce qui concerne le monde de l’entreprise, ce chiffre de 22% signifie que des entreprises se sont trouvées en situation délicate. On peut penser que ces situations concernent notamment les marchés publics et c’est un sujet qui nous préoccupe beaucoup parce que dans la loi ASAP, le champ des marchés négociés a encore été élargi. Les marchés publics sont assez peu contrôlés et il peut y avoir, de la part des corrupteurs, la tentation de demander à des entreprises des avantages sous des formes diverses. Ensuite, il y a les grandes entreprises qui peuvent elles aussi se trouver confrontées à des questions de corruption dans les grands marchés à l’étranger. La question de la résistance de ces entreprises se pose parce que, si elles déclarent avoir été confrontées à de la corruption, et qu’elles témoignent dans ce sens, c’est sûrement qu’elles ont résisté. Aujourd’hui, on est plutôt dans un registre où l’on incite les entreprises à résister. La facilité d’avoir un marché public moyennant corruption ou versement de commissions risque plus fréquemment d’être détectée.

Le chiffre de 46%, cela veut dire que la loi Sapin 2, qui impose aux entreprises d’avoir une cartographie des risques de corruption en entreprise, est encore imparfaitement suivie. Or celles qui ne respectent pas cette obligation peuvent être sanctionnées. Elles peuvent avoir à souffrir d’un préjudice économique parce qu’elles ont à payer des amendes, sans compter le préjudice de réputation et d’image.

Votre essai Résister à la corruption évoque la corruption que nous subissions en tant que citoyen·ne·s. La subissons-nous aussi en tant que travailleur·euse·s ? Quelles formes peut-elle prendre ?

Tout d’abord, dans un marché public, cela signifie qu’une entreprise peut l’emporter, non pas parce qu’elle est la meilleure techniquement, non pas parce qu’elle propose des tarifs plus intéressants, mais parce qu’elle a un carnet d’adresses et qu’elle peut verser des commissions. Donc cela détruit les mécanismes de concurrence. Ensuite, à l’intérieur des entreprises, il est évident que lorsque ces mécanismes de concurrence sont détruits, cela a un coût en termes d’emploi et de compétitivité économique. Les sommes qui sont versées pour la corruption ont un coût pour les actionnaires mais aussi pour les salariés parce que l’argent qui part pour la corruption, c’est de l’argent qu’il faut bien prendre à un endroit, et on le prend nécessairement sur les salariés et les actionnaires. Sans compter le risque pour l’entreprise : l’amende de 772 millions de dollars payée aux États-Unis pour corruption a considérablement fragilisé Alstom.

Quel est l’impact de la corruption des entreprises sur celles-ci ?

Les entreprises bénéficient des services publics, ne serait-ce que pour leurs salariés, pour avoir des écoles, des universités ou des centres de formation. Si une partie de la richesse nationale est captée par la corruption alors cela a un coût pour les entreprises qui ont besoin de services publics, de main d’oeuvre qualifiée, d’accès à la recherche. Il va aussi bien falloir augmenter les impôts sur les particuliers mais aussi sur les sociétés.

En France quels contre-pouvoirs existent aujourd’hui face à cette corruption dans le monde du travail ?

S’agissant des contre-pouvoirs, il y a d’abord l’Agence française anti-corruption qui a une compétence à la fois sur les collectivités locales et sur les entreprises. Elle a la possibilité de vérifier dans les entreprises si un certain nombre de recommandations sont appliquées. Une entreprise peut être sanctionnée du seul fait de ne pas avoir mis en place des règles de conformité. Et l’Agence française anti-corruption peut prévoir que cette entreprise soit soumise à un monitorage. Cela veut dire que des observateurs vont à l’intérieur de l’entreprise pendant un temps pour vérifier que ces règles de conformité sont mises en place et respectées.

Vous expliquez que « la corruption est l’ennemie jurée de la démocratie ». Est-ce aussi le cas en entreprise ?

La Vème République n’aime pas trop les contre-pouvoirs. On a un contre-pouvoir parlementaire qui est affaibli et un contre-pouvoir judiciaire insuffisant. Les autres contre-pouvoirs comme les syndicats sont un peu méprisés. En entreprise, la question de la verticalité du pouvoir et de la possibilité pour les salariés et les actionnaires d’y résister se pose aussi. Un pouvoir trop centralisé, voire le pouvoir d’un seul, cela peut être très nocif pour une entreprise également.

Dans ce cas, faut-il envisager un modèle plus décentralisé ? En appliquant cela au monde du travail cela pourrait se rapprocher du modèle de la coopérative…

Oui, il peut y avoir la coopérative ou bien le capitalisme rhénan (système économique allemand qui favorise la participation des salariés et prône un compromis social entre employeurs et syndicats, ndlr.) où l’on est beaucoup moins dans une verticale du pouvoir. Dans le modèle du capitalisme rhénan, les salariés sont dans une situation de subordination, mais ils participent aux organes d’administration d’entreprise. Avant même de songer à transformer de nombreuses entreprises en coopératives, on pourrait imaginer de se rapprocher du capitalisme rhénan. Si on a des salariés qui sont plus associés aux décisions de l’entreprise, il y a des alertes qui sont plus faciles à faire passer, cela ne repose pas sur une seule personne. Donc il y a un dialogue sur les intérêts de l’entreprise qui peut se construire plus facilement. Aussi le rapport de forces entre actionnaires, salariés, dirigeants est plus équilibré. Cela va bien au-delà de la corruption. Nous pensons qu’il y a une architecture du pouvoir qui est imparfaite dans l’État et d’une certaine façon cela se reproduit dans les entreprises. Ce n’est jamais une bonne chose d’avoir une verticalité du pouvoir avec des contre-pouvoirs qui sont faibles.

Dans certaines entreprises, il arrive que des responsables pratiquent le népotisme, c’est-à-dire le fait de donner des avantages ou un emploi à des proches, souvent dans le cercle familial. Cette pratique n’est pas vue d’un bon œil mais est-ce que cela relève pour autant de la corruption ?

Si on recrute dans une entreprise une personne qui va être payée à ne rien faire, ça s’appelle de l’abus de confiance et dans certains cas de l’abus de biens sociaux. Le cas où une personne ne fait rien est rare. Dans une entreprise saine, l’objectif reste de faire du profit et ce fonctionnement que l’on a décrit va diminuer le profit de l’entreprise, et cela peut être délétère pour l’ambiance sociale.

La notion qui traverse tout l’essai est celle de l’intérêt général. Cependant, vous notez qu’il reste difficile d’en donner une définition stable. À quelle définition vous référez-vous personnellement ? L’intérêt général structure-t-il le monde du travail ?

L’intérêt général est difficile à définir parce qu’il peut y en avoir des conceptions différentes. Le problème aujourd’hui, et on en vient à la question des lobbies, c’est que l’on n’a pas ce débat sur ce qu’est l’intérêt général. Il y a seulement des intérêts privés qui font du lobbying et qui emportent la conviction des décideurs publics. Ce débat doit pouvoir exister et actuellement nous sommes dans une démocratie de basse intensité, un despotisme doux. Qu’est-ce que c’est que l’intérêt d’une entreprise ? Est-ce que c’est réaliser le plus grand nombre de profits immédiats ? Est-ce que c’est un équilibre entre les profits et les intérêts des salariés et des actionnaires ? Est-ce investir sur le long terme ? Ce débat a-t-il lieu ? Dans les conseils d’administration des grandes sociétés, certains peuvent avoir des positions critiques et ambitieuses tandis que d’autres sont là pour toucher des jetons de présence. Les stratégies d’entreprise suivent parfois la volonté d’un dirigeant et cela peut être catastrophique. Le scandale du truquage des tests Diesels par Volkswagen a coûté 25 milliards de dollars à la société aux États-Unis, auxquels s’ajoutent les actions judiciaires en Europe. Il faut aller chercher la responsabilité des dirigeants.

Article édité par Clémence Lesacq
Photos par Thomas Decamps pour WTTJ

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