Full remote et concurrence : « la mondialisation poussée à son extrême »

25 oct. 2021

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Full remote et concurrence : « la mondialisation poussée à son extrême »
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Avec l’expansion du télétravail et de son mode extrême, le full remote, les avis se forgent et divergent sur les bouleversements que pourrait induire ce mode de travail sur le marché mondial du recrutement. Demain pourrions-nous tous être en concurrence selon des critères géographiques ? Quand certains y voient plutôt de nouvelles opportunités pour les salarié·e·s, d’autres s’inquiètent comme Fabien Lucron, directeur du développement et expert en rémunération variable, chez Primeum. Pour l’expert, nos métiers du tertiaire pourraient subir la même disparition que les ouvriers d’hier… Tribune.

Autant commencer par ça : je suis contre le full remote. Encore cet après-midi, lors d’un rendez-vous professionnel, un conseiller en investissement nous a suggéré d’opter pour un développeur Marocain ou Mauricien plutôt que Français. Ils sont en effet payés 300 euros et non 3 000 euros comme chez nous, le décalage horaire est minime voire inexistant et ils parlent souvent le Français et l’Anglais en plus de leur langue maternelle. On peut donc comprendre que certaines entreprises soient tentées d’externaliser et de délocaliser certaines tâches… Ce qui me rassure, cependant, c’est que je ne pense pas que toutes les entreprises puissent s’adonner à ce genre de pratique.

En premier lieu parce que la formation à distance est compliquée et que si l’on passe en full remote, de fait, il y a moins d’adhésion à la culture d’entreprise. Travailler de temps en temps ou zéro jour au bureau change catégoriquement la donne. Si on ne se croise plus, qu’on ne se parle plus, on va perdre énormément en valeur, or, dans le tertiaire, la valeur est uniquement créée par les hommes.

Par ailleurs, s’ajoutent aussi les problèmes de décalages horaires en fonction du lieu de résidence du salarié. Entre l’Inde et la France par exemple, il y a plus de six heures de décalage donc les horaires de travail ne seront pas les mêmes et nuiront au bien-être de l’entreprise et même des salariés devant parfois s’adapter aux horaires des collaborateurs avec lesquels ils devront travailler.

De toute façon, toutes les professions ne peuvent pas être délocalisées parce que certaines sont très liées aux données culturelles du pays d’origine, comme les chargés de communication, de marketing ou les directeurs artistiques par exemple. Leur travail n’est pas le même s’ils sont Chinois, Français ou d’un autre pays du monde ; ils ne partagent pas les mêmes références culturelles ni historiques et ils répondront donc plus difficilement aux attentes de leurs clients s’ils n’ont pas le même bagage socio-culturel qu’eux. À l’inverse d’autres métiers, qualifiés de “profession d’exécution”, comme les développeurs, précédemment évoqués mais aussi ceux qui font du data brushing sont très exposés à cette externalisation. Ils peuvent en effet coder ou remplir des tableaux excel de n’importe où sur la planète, à partir du moment où ils ont un ordinateur et une connexion internet.

“Les métiers du tertiaire de demain subiront la même disparition que les ouvriers d’hier”

Plus largement, avec le déploiement du full remote, l’ouverture du marché de l’emploi à un niveau mondial n’est pas souhaitable. Un tel avènement multiplierait considérablement les candidats pour un même emploi, augmentant et compliquant ainsi la concurrence. À l’échelle local française, le recrutement serait affecté par une baisse des salaires, comme on a pu le voir avec la délocalisation des entreprises françaises ce qui a amené à la disparition quasi totale de l’industrie en France. Nous avons beau avoir une main-d’œuvre qualifiée et de qualité, cet argument ne fait pas le poids face à une autre main-d’œuvre tout aussi qualifiée qui aurait une prétention salariale moins importante… Si nous partons dans cette direction, les métiers du tertiaire de demain subiront la même disparition que les ouvriers industriels d’hier.

Alors, c’est sans doute une bonne opportunité pour les entreprises, dans la mesure où un Parisien ne demandera sans doute pas le même salaire qu’un Polonais, mais certainement pas pour les salariés. Évidemment, je peux entendre l’argument selon lequel le marché s’auto-régulera, mais dans la mesure où il y aura beaucoup plus de candidats pour le même nombre de postes, on verra bien ce qu’il va se passer… Nous pouvons d’ores et déjà imaginer que le chômage augmentera sous nos latitudes. Je pense qu’il est plus prudent d’être un peu interventionniste, cela permettrait de régler deux, trois choses en amont.

“Un salaire fixe récompense une tenue de poste, une compétence une expérience”

Concernant l’histoire de l’indexation des salaires en fonction de la zone géographique, comme l’a suggéré Mark Zuckerberg le PDG de Facebook, c’est une fausse bonne idée. Grâce au travail en full remote, il a exprimé son souhait de recruter à travers tout le pays voire dans le reste du monde en adaptant le salaire de ses salariés en fonction de leur lieu de résidence. Il expliquait notamment que les salariés résidant dans les grandes villes de certains Etats américains auraient des salaires liés aux coûts de la vie de leurs régions. Avec ce genre d’initiatives, tout le monde va vouloir migrer en Californie et ils auront totalement raison. Si on doit rapporter ça à échelle française, même si la vie ne coûte pas le même prix en Ardèche qu’à Paris, le salaire ne doit pas dépendre de son lieu de résidence. Si le salarié fait le choix de vivre loin d’une grande ville pour améliorer son cadre de vie, c’est son choix. Un salaire fixe récompense une tenue de poste, une compétence et une expérience, peu importe le lieu où vous habitez. Et ça, il ne faut pas que ça change.

Depuis le Covid et le télétravail, nous assistons à un véritable exode urbain. Les gens se rendent désormais comptent qu’ils n’ont plus besoin de payer une fortune pour vivre dans une petite superficie dans un appartement en ville et ils vont donc aller plus loin, mais il faut arrêter de croire que tout cela va être facile. Beaucoup d’entreprises vivent assez mal le fait de ne plus avoir leurs salariés sous la main. Et c’est pareil du côté des salariés finalement ! Je pense vraiment, qu’il faut relativiser les effets de la crise sanitaire, les gens reviennent de plus en plus au bureau, il n’y a pas de demande de full remote, c’est un faux-sujet. Pour moi, cela correspond juste à la volonté de certaines grandes entreprises de créer un nouvel écosystème, fruit de la mondialisation poussée à son extrême.

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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ

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