« Il faut se demander comment travailler en respectant nos limites physiologiques »

10 juil. 2023

7min

« Il faut se demander comment travailler en respectant nos limites physiologiques »
auteur.e
Lisa Lhuillier

Journalist Modern Work @Welcome to the Jungle

contributeur.e

Peut-on travailler beaucoup, être passionné, voire carriériste… sans tomber dans le burn-out ? Oui, nous dit Carole Méziat, mais seulement si on apprend à s’écouter et à respecter ses limites. La coach et créatrice du podcast “On n’est pas des robots”, accompagne des publics victimes de “surtravail”, pour les amener à transformer leur rapport à celui-ci. Pour cela, elle s’appuie sur la science cognitive et comportementale. Rencontre.

Après une carrière en cyber-sécurité et en conseil, tu es désormais RH, coach et podcasteuse sur les sujets professionnels tels que : le bouleversement des modes de travail, la réalisation de soi, la santé mentale au travail… Pourquoi un tel tournant ?

Quand je travaillais dans le monde du conseil, je rencontrais beaucoup de gens, dans beaucoup d’entreprises, et j’étais étonnée de voir à quel point une majorité d’entre eux étaient malheureux dans le travail. Puis j’ai moi-même vécu ce mal-être. J’adorais la stimulation que mon travail m’apportait, mais je me sentais toujours dépassée. Je n’ai pas fait de burn out à proprement parler, mais je pense que je ne suis pas passée loin.

J’ai donc cherché de l’aide, et je suis notamment tombée sur le podcast d’Esther Taillifet « Se sentir bien », qui m’a permis de décoder beaucoup de choses. Avant ça, pour moi, le développement personnel était un monde à des milliers d’années lumières - étant ingénieure, scientifique, très « rationnelle ». Mais en m’ouvrant à certains de ces outils, j’ai appris à me réadapter à mon travail, à dire non, à faire des choix… Et deux ans après, j’ai décidé de passer une certification de coach.

Dans ton podcast, tu utilises un ton très “scientifique” : tu lies tous tes conseils à des réalités issues des sciences cognitives et comportementales. Pourquoi ce choix ?

Parce que le fait de m’appuyer sur des réalités scientifiques me permet de toucher un public qui n’est pas forcément sensible au développement personnel, au coaching ou encore à la sophrologie, la méditation, l’introspection… Certaines personnes très rationnelles ne “croient” pas en ces différentes approches, même si certaines ont des fondements scientifiques. Elles les jugent “bullshit” et ont besoin de faits concrets auxquels se raccrocher ou s’identifier. En tant que podcasteuse et coach, je me concentre donc sur des faits scientifiques : le cerveau fonctionne comme ceci, agir comme cela à telles conséquences, et cela concerne tous les humains !

Ton podcast s’appelle justement « On n’est pas des robots », et tu considères qu’ « on ne donne pas assez de place à l’humain » dans le monde du travail actuel. Que faudrait-il faire pour le remettre au centre ?

Aujourd’hui, on évolue selon des habitudes de travail qu’on n’a jamais questionnées (horaires à rallonge, compétitivité, course à la production…) - ou en tout cas, qu’on n’arrive pas à changer, même si elles nous nuisent à tous. On peut se dire « ma hiérarchie me demande l’impossible », mais la réalité c’est que la hiérarchie de notre hiérarchie lui demande l’impossible aussi, ce qui crée une réaction en chaîne.

Il y a donc beaucoup de gens qui culpabilisent de ne pas arriver à atteindre leurs objectifs, même lorsqu’ils sont inatteignables. C’est cognitivement impossible d’être efficace 100% du temps. Enchaîner dix réunions dans une journée sans pause en restant concentré, c’est irréalisable pour le cerveau humain. Remettre l’humain au centre, c’est d’abord rétablir des vérités, basées sur la science cognitive. C’est se demander : quelles sont mes limites physiologiques (le cerveau étant un organe comme un autre) et comment est-ce que je peux continuer à travailler en les respectant ?

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Tu parles de responsabilité collective, pour toi quelle est la responsabilité de l’entreprise sur le bien-être et la charge de travail des collaborateurs ?

Pour moi il y a une vraie responsabilité à questionner le rapport au travail, même si c’est très compliqué pour une entreprise. Il y a des objectifs de rentabilité, et quand toutes les entreprises concurrentes courent au chiffre, c’est difficile de prendre la décision de ralentir, de diminuer les horaires ou de supprimer les réunions…

Pour autant, l’entreprise a une responsabilité plus forte puisqu’elle a un pouvoir de propagation plus fort. Il faut commencer à prendre des décisions collectives qui vont dans le sens d’un mieux être généralisé et d’une performance durable. Faire des choix à contre-courant qui sont osés, comme passer aux vacances illimitées ou la semaine de 4 jours, en repensant nos manières de faire, c’est incroyablement fort et ça montre l’exemple. Et plus il y a d’entreprises qui le font, plus les autres suivront, et on constatera peut-être une propagation généralisée. Il y a une phrase que j’aime beaucoup qui est : « Worldly wisdom teaches that it is better for reputation to fail conventionally than to succeed unconventionally. » (on préfère échouer de façon conventionnelle plutôt que de réussir de façon non conventionnelle, ndlr). Il faut donc changer les conventions.

En tant que coach, est-ce que tu rencontres souvent les mêmes problématiques chez celles et ceux que tu accompagnes ?

C’est vrai que finalement, tous les profils que j’accompagne se ressemblent. Ma thématique d’accompagnement, c’est : réussir à trouver l’équilibre entre la performance et le bien-être, avec un angle d’attaque très rationnel et pragmatique. Les profils qui font appel à moi sont donc des gens très carrés, qui ont toujours été dans la sur-performance, et qui ont fini par comprendre qu’ils ne peuvent plus continuer comme ça pour leur santé, ou qui veulent faire entrer autre chose dans leur vie comme un enfant, par exemple. Je ne vois pas de gens qui s’ennuient au travail ou qui sont en bore out, parce que je parle principalement de fatigue mentale, de stress lié à une surcharge de travail, donc ce sont des sujets qui leurs parlent moins je pense. Quant à ceux qui sont perdus professionnellement, vont plutôt se tourner vers des bilans de compétences qu’un coaching.

On dit souvent que les gens passionnés sont plus à risque de faire des burn-out… C’est quelque chose que tu as pu observer ?

Complètement. Le burn out de l’entrepreneur, par exemple, est caractéristique de ça : c’est une passion qui se réalise mais c’est énormément de travail et de responsabilités et donc ça engendre du stress et ça bouleverse les rapports vie pro - vie perso… Ça arrive beaucoup dans les métiers cadres aussi, parce que la passion est souvent polluée par des changements permanents et plein de petites tâches ingrates au quotidien. Quand on ne décide pas de remettre les petites sollicitations à leur place, ou de moins faire certaines choses, quitte à ne pas être parfait et ne pas satisfaire tout le monde, on peut être en burn out même si à la base on adorait ce qu’on fait. Comme on peut adorer le chocolat et en faire une indigestion à haute dose, finalement.

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Est-il vraiment possible de reprendre plaisir à travailler après un épuisement professionnel (qu’on ait fait un burn out ou qu’on l’ait simplement frôlé, d’ailleurs) ?

Oui c’est possible, et heureusement ! Mais moi je n’accompagne pas de gens en burn out. Ces publics-là ont besoin d’une aide qui ne relève pas du coaching. Un coaching professionnel, c’est comme un coaching sportif : il faut de l’énergie, un objectif à atteindre… Quand on est épuisés, ce dont on a besoin c’est d’abord de se reposer.

Par contre, j’ai effectivement accompagné beaucoup de femmes et d’hommes qui flirtaient avec le burn out. Une fois qu’ils ont regagné de l’énergie, la première chose à faire c’est reposer les bases du travail, pour pouvoir espérer y reprendre du plaisir. Mais il y a un côté très physiologique à la chose, qui passe aussi par réapprendre à prendre soin de soi : bien dormir, bien manger, faire du sport… Si on prend pas soin de notre support principal, qu’est notre corps - et plus particulièrement notre cerveau - toute perspective de bien-être est compromise.

Comment peut-on expliquer que l’humain ait « par nature » (ou par construction sociale) tendance à trop travailler ?

Je ne peux rien généraliser, mais ce que j’observe, c’est une grosse culpabilité de ne pas être en train de produire. Et ça, c’est une construction sociale. Et c’est sans fin. Et on oublie que ce qui est vraiment important in fine, c’est de trouver du sens dans ce qu’on fait et de percevoir sa contribution, pas d’en faire toujours plus, toujours plus vite. La performance n’est pas un objectif en soi, c’est un moyen.

Il y a autre chose, c’est qu’on a tellement intégré que, pour que ce qu’on fait ait de la valeur, il faut avoir fourni un effort. Donc on a l’impression que si on n’a pas fait d’effort, c’est qu’on a rien fait d’important ou de qualitatif. Or le talent n’est-il pas justement associé à une forme de facilité ?

Rahaf Harshouf s’étonne dans l’épisode 56 d’On n’est pas des robots : « c’est dingue qu’on demande aux gens “qu’est ce que vous faites dans la vie ?” comme si on se définissait vraiment par notre travail ». Penses-tu qu’il faut distinguer identité professionnelle et identité personnelle ?

À chacun de faire son choix. La performance professionnelle, le statut hiérarchique ou encore le salaire sont des choses qui font partie de nous… mais qui relèvent aussi beaucoup d’éléments qu’on ne peut pas contrôler. Je trouve donc ça assez dangereux, d’un point de vue de santé mentale, de tout construire là-dessus. Parce que si un jour notre vie professionnelle s’écroule, ce qui peut arriver, on perd toute confiance en soi, même si en réalité on n’en est souvent pas responsables.

Après il y a une notion beaucoup plus humaniste que ça, c’est que tous les humains se valent. Et que donc personne n’a plus de valeur que l’autre. On ne devrait pas se distinguer par notre statut hiérarchique ou notre travail, parce qu’on est tous beaucoup plus que ça. On peut être fiers de ce qu’on fait dans le travail, mais ça ne nous définit pas. « Qu’est-ce que je fais ? » est une question très différente de « Qui je suis ? ».

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Selon toi, il est donc possible d’avoir une carrière, d’être ambitieux, de travailler beaucoup et sur des gros projets, sans que cela soit délétère pour sa santé ?

Pour moi il y a plein facteurs qui entrent en jeu, et je pense que c’est possible, mais seulement dans l’alignement de conditions de travail saines (qui ne seront pas les mêmes pour tout le monde). Il faut se connaître, et savoir de quoi on a besoin pour fonctionner. Typiquement, moi, à l’époque où j’ai ressenti le plus de pression au travail, je préparais un marathon. Et ça m’a grandement aidé à traverser cette période. Faire du sport, c’est un pilier de mon hygiène de sécurité. Si je n’ai plus l’énergie pour faire du sport, c’est que j’ai atteint ma limite. C’est mon garde-fou.

Comme chez les grands sportifs pour avoir un travail exigeant il faut savoir ce dont on a besoin pour gérer la pression : récupérer, voir nos proches, se changer les idées… Et les sportifs ont aussi des saisons off ! Il faut savoir faire des pauses.

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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