Sens au travail : en finir avec l’individualisme au bureau

24 nov. 2022

5min

Sens au travail : en finir avec l’individualisme au bureau
auteur.e
Emma Poesy

Journaliste indépendante

De la désillusion des jeunes diplômés aux cadres désenchantés par leurs jobs, le travail interroge. Malgré ces questionnements, on s’interroge trop rarement sur son contenu, selon la socio économiste Coralie Perez. Dans son ouvrage « Redonner du sens au travail » (ed. du Seuil), la chercheuse pointe du doigt un aspect primordial trop souvent négligé : la sociabilité.

Votre ouvrage s’intitule “Redonner du sens au travail”. Mais à une époque où nous parlons de “bullshit jobs”, de reconversions ou encore de “Grande démission”, ne pensez-vous pas que tout a déjà été écrit sur cette question ?

On doit à David Graeber, anthropologue américain trop tôt disparu, d’avoir suscité le débat public sur les “bullshit jobs”, des emplois mieux rémunérés que la moyenne dont les titulaires eux-mêmes ne voient pas l’intérêt. Notre ouvrage prolonge la réflexion de Graeber : en partant de ce que les salariés disent de leur activité de travail, nous proposons une définition du “sens du travail” selon trois dimensions (sentiment d’utilité sociale, cohérence éthique, capacité de développement). Nous en proposons aussi une mesure, un score de sens du travail, pour un échantillon représentatif de salariés. Cela nous permet, notamment, de contribuer au débat sur la “grande démission”: nous montrons empiriquement que trouver peu de sens à son travail accroît la probabilité de quitter volontairement son emploi, et que cela joue même davantage que d’avoir le sentiment d’être mal payé.

Vous mettez notamment en valeur la manière dont le travail nous lie aux autres et nous permet de créer des liens.

Oui. Le travail est une activité productive qui est aussi organisée socialement. Les collectifs de travail, dans lesquels les salariés peuvent trouver de l’entraide, de la coopération, constituent une dimension importante des conditions de travail. Ils peuvent d’ailleurs être mis à mal par des organisations du travail qui favorisent, au contraire, l’individualisation. Par ailleurs, le fait de travailler en contact avec du public est une source de sens pour beaucoup de professions, parce qu’elles ont un sentiment d’utilité sociale souvent plus fort que dans d’autres professions. D’autre part, le fait d’échanger, de travailler en relations aux autres est aussi une source de mise en œuvre de son intelligence, de ses capacités cognitives et sensibles. Ce sont souvent des professions dans lesquelles les salariés s’épanouissent…

Le revers de la médaille, c’est que ces professions sont plus exposées aux conflits éthiques. En effet, pour ces personnes pour qui le contact humain est au coeur de leur métier, le fait de ne pas avoir les moyens de faire leur travail correctement à cause de contraintes de temps, d’argent ou d’objectifs managériaux à atteindre, peut leur donner le sentiment de maltraiter leurs clients ou patients. C’est ce que décrivent par exemple beaucoup d’infirmières et d’aides à domicile.

Vous rappelez que les liens sociaux et amicaux contribuent à donner du sens à l’emploi. L’individualisation du travail, que nous observons actuellement à travers le télétravail par exemple, nous éloigne-t-elle de cette dimension du travail ?

Ce sont surtout les méthodes managériales actuelles, qui individualisent les travailleurs et les éloignent les uns des autres en fixant des objectifs individuels et en stimulant la concurrence entre les salariés. Ces méthodes managériales suscitent peu la collaboration et valorisent peu la coopération. Le collègue peut être vu comme un concurrent, ou quelqu’un susceptible de faire baisser le rendement de l’équipe.

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D’ailleurs, sans la reconnaissance et le soutien de leurs collègues, beaucoup de travailleurs auraient du mal à assurer leur quotidien, notamment dans les métiers peu valorisés. Quelle place devrait-on accorder à la convivialité au travail, selon vous ? Est-ce un aspect de l’emploi que l’on néglige trop ?

Il y a plein de raisons qui font que l’on peut se lever le matin pour aller travailler. Parmi celles-ci, on peut citer la rémunération, la compagnie des collègues… La sociabilité est ainsi une dimension importante de l’emploi. Mais, il faut bien comprendre que s’entendre avec ses collègues ne suffit pas à donner du sens au travail. Cela peut néanmoins aider à supporter, au moins un temps, des conditions de travail difficiles.

Pour vous, les difficultés croissantes des travailleurs à trouver du sens dans leur travail sont liées à ce que vous appelez la fin du compromis fordiste, qui a longtemps régi nos manières de travailler. Quel était ce compromis?

Longtemps, les salariés ont accepté de laisser l’organisation du travail à leurs employeurs, en échange de rémunérations qui leur permettaient d’assurer un certain niveau de consommation. Aujourd’hui, ce compromis n’est plus tenable parce que le pouvoir d’achat des catégories populaires stagne. On l’a vu avec les protestations des Gilets jaunes, qui contestaient cette paupérisation économique et exigeaient plus de démocratie directe. Le travail s’appauvrit également, soumis à des procédures tatillonnes et à des reporting permanents. Enfin, il y a la crise écologique qui taraude de plus en plus les consciences, et qui remet en cause notre modèle économique basé sur la production de biens de consommation sans cesse renouvelés, qui épuise les ressources.

Vous accusez le management “par le chiffre”, d’avoir fait perdre son sens au travail. Comment ?

Dans les grands groupes, la recherche d’optimisation des rendements financiers conduit à opérer des restructurations permanentes. Dans l’organisation du travail, les outils numériques permettent de codifier et standardiser les tâches. Les objectifs du travail et l’évaluation de sa qualité dépendent de plus en plus d’indicateurs quantifiés qui ne reflètent pas ce qui est important aux yeux des salariés. Ceci contribue à saper le sens du travail des salariés dans tous les secteurs, privé comme public. C’est particulièrement vrai dans le secteur du soin, où le travail ne peut pas être taylorisé, comme on le faisait autrefois en usine.

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Vous montrez également que la plupart des enquêtes qui s’intéressent aux souffrances causées par le travail - comme les burn-outs par exemple - ne cherchent pas à savoir ce qui pourrait justement redonner du sens à ce dernier.

Pendant longtemps, les économistes ne se sont pas intéressés au travail, qu’ils considéraient comme un effort que l’on acceptait de réaliser pour un salaire. Ils ne considéraient pas son intérêt intrinsèque. Nous sommes allés chercher ailleurs, dans la psychodynamique du travail notamment, de quoi fonder théoriquement le sens du travail. Dans le livre, nous retenons trois grandes dimensions du sens au travail : un travail a du sens aux yeux du salarié s’il a le sentiment d’être utile socialement, de pouvoir travailler en accord avec ses valeurs morales et professionnelles, et s’il peut y mettre en œuvre son intelligence et sa créativité.

Selon vous, les économistes de gauche comme de droite ont une “conception doloriste” du travail. Qu’entendez-vous par là ?

Le travail est jugé comme un effort fastidieux que l’on fournit en contrepartie d’un salaire. À droite, on la considère comme une valeur cardinale tandis qu’à gauche, on a un peu tendance à considérer que le travail ne serait qu’une pure expérience d’aliénation. Dans les deux cas, on nie que le travail puisse avoir un intérêt pour lui-même, et que sous certaines conditions, c’est une activité dans laquelle les personnes peuvent s’épanouir.

Outre la sociabilité, qu’est-ce qui permet de donner du sens au travail, selon vous ?

D’une manière générale, tout ce qui permet aux salariés d’avoir leur mot à dire sur l’organisation du travail, voire même sur les finalités de leur travail. Donner du sens au travail peut passer par des formes d’organisations du travail qui accordent plus d’autonomie aux salariés, des modes de gouvernance d’entreprises qui associent les salariés dans les prises de décision stratégiques, comme les coopératives par exemple.

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Les jeunes ont été les premiers à s’exprimer sur cette question dans les médias, comme le rappellent les prises de parole de diplômés, qui refusent des “bullshits jobs” dénués de sens. Vous, vous montrez que, contrairement à ce que l’on peut penser, ces problèmes ne concernent pas seulement les jeunes diplômés.

Plusieurs études montrent que les démissions et autres départs volontaires ne concernent pas seulement les jeunes urbains et diplômés. Certes, certains jeunes diplômés font savoir qu’ils refusent de faire des “bullshits jobs” dans de grandes organisations capitalistes peu respectueuses de l’environnement ; ils sont en cela une figure médiatique de cette quête de sens. Mais la quête de sens ne concerne pas que les jeunes diplômés, elle concerne tous les âges et toutes les catégories socio-professionnelles.

Aujourd’hui, certains jeunes diplômés qui refusent de faire des “bullshits jobs dans de grandes organisations capitalistes peu respectueuses de l’environnement sont assez emblématiques de cette quête de sens. La plupart des salariés qui quittent leurs organisations souhaitent travailler dans des structures à taille humaine, rejoindre les secteurs publics ou associatifs, voire travailler à leur compte pour retrouver du sens. Les salariés effectuent ces mobilités pour retrouver la maîtrise de leur travail et de ses finalités. Outre le fait qu’elle conduit à des démissions et suscite des problèmes d’attractivité pour certains métiers ou secteurs, il faut prendre cette question du sens du travail au sérieux pour la santé des travailleurs. Car la perte de sens affecte significativement la santé psychique de tous les travailleurs, ouvriers comme cadres.

Article édité par Ana Castelain ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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