Détresse psychologique : les entreprises, responsables ou garde-fous ?

10 oct. 2022 - mis à jour le 07 oct. 2022

9min

Détresse psychologique : les entreprises, responsables ou garde-fous ?
auteur.e
Clémence Lesacq Gosset

Editorial Manager - Modern Work @ Welcome to the Jungle

contributeur.e.s

Après le Covid et les confinements, à l’ère du télétravail et de l’éco-anxiété, les problèmes de santé mentale se sont invités à la table de tous les Français. Et en particulier des salariés. En 2022, un sur deux se déclarait en détresse psychologique et les arrêts maladie pour cause de troubles psychologiques ou épuisement professionnel n’ont jamais été aussi nombreux. Alors, les entreprises tentent tant bien que mal de sauver leurs équipes - et leur business ! - en contractant des services d’accompagnement psychologique. Mais est-ce vraiment le rôle des organisations ? Sous nos crânes, où commence le terrain du personnel et de l’intime ? Et surtout : quid d’un possible “santé mentale washing”, à l’heure où se sont souvent les boîtes, elles-mêmes, qui poussent leurs salariés à bout ?

« Si mon entreprise n’avait pas mis ça en place, je pense que je ne serais jamais allé voir un psy. Pour moi, c’était un monde de charlatans, c’était hors de question de dépenser de l’argent là-dedans… Sauf que je ne me rendais pas compte que j’étais en burn-out depuis des mois. » Quand il évoque le syndrome d’épuisement professionnel dont il vient à peine de se sortir, Matthéo, 33 ans, a désormais les idées claires. Créatif dans une agence de pub, il se souvient des longs mois d’insomnies, de crises d’urticaire et de ce mal-être général sur lequel on n’arrive pas à mettre des mots. « Ça a commencé fin 2019. Je venais d’être responsabilisé sur un projet de taille, mon manager ne valorisait rien de mon travail et s’attribuait tous mes mérites, la pression montait, montait… » Ajoutez à cela l’enfermement dû à la pandémie de Covid et une paternité récente, le trentenaire basque n’est pas passé loin de l’explosion. « Le problème venait clairement de mon travail, mais la situation globale a accéléré le processus. » Sauf qu’en juin 2021, le remède a été prodigué… par son entreprise. L’agence qui l’emploie contracte une offre chez Moka.care, une start-up qui propose aux employeurs de prendre soin de la santé mentale de leurs salariés. « On a eu quatre séances de psy gratuites. Je les ai prises, j’ai passé toutes les séances à chialer. Je crois que ça m’a sauvé. »

Des cas comme celui de Matthéo, on en compte des centaines de milliers depuis des mois. Il faut dire que tous les sondages s’accordent : les travailleur·euses français·es sont en train de péter un câble. Selon une enquête Opinionway de mai 2021, 44% des salariés seraient en détresse psychologique (stress, états anxieux ou dépressifs, insomnies, bore-out ou burn-out…), et plus de la moitié se déclarent “anxieux” au travail. Un chiffre confirmé par celui du Baromètre T10 du cabinet Empreinte Humaine, qui alertait avant l’été sur un taux de 41% des salariés en détresse psychologique. En cause ? Un contexte post-covid qui a laissé les travailleurs exsangues, un télétravail qui brouille les frontières pro-perso, un contexte économique difficile qui pousse les entreprises à la performance… mais peut-être surtout, un monde du travail qui débloque depuis plusieurs décennies.

« Nous les psy, ça fait longtemps qu’on voit venir le truc… » regrette au téléphone Christophe André, écrivain (1) et psychiatre de renom. « Ce malaise psychologique dans les entreprises, c’est une véritable lame de fond, qui a seulement été amplifiée et accélérée par les phénomènes récents. » Celui qui a été consultant en entreprise sur les sujets de stress dans les années 2000, rembobine quelques étapes d’une lente prise de conscience : le rapport de 1993 du bureau international du travail, qui compile pour la première fois un chapitre entier sur le stress au travail, ou encore le livre de la psychiatre Marie-France Hirigoyen, qui importe en 1998 le concept de “harcèlement moral” et débouchera, en 2002, sur la première loi contre le harcèlement moral en France. Plus récente et médiatique encore, l’affaire des suicides de France Télécom (devenu Orange en 2013), est encore dans toutes les têtes.

Pour Noémie Guerrin non plus, l’explosion d’un malaise croissant au travail n’a rien de surprenant. Après avoir travaillé une décennie dans la protection de la santé des salariés pour le groupe Axa, elle a monté l’année dernière le cabinet de conseil Santé du Dirigeant, centré sur la qualité de vie au travail (QVT) et la prévention des risques psychosociaux. « Ce n’est pas une problématique récente, mais la cristallisation de trois paramètres fait qu’on en parle davantage aujourd’hui », détaille celle qui est aussi LinkedIn Topvoices 2022. Le premier d’entre eux : l’augmentation des risques psychosociaux au travail (harcèlement, manque de reconnaissance, burn-out etc.), nés avec le développement du secteur tertiaire. « On a clairement développé une organisation du travail qui crée cette détresse », argue-t-elle avant d’enchaîner : « Ensuite, il y a la montée des fragilités individuelles : de plus en plus de familles monoparentales et de situations financières difficiles, qui rendent compliqué à gérer l’équilibre pro - perso. Enfin, il y a le contexte géopolitique qui vient encore par-dessus : la crise sanitaire, la guerre, l’éco anxiété… »

La santé mentale, le nouveau Graal des entreprises

En septembre dernier, le baromètre Malakoff Humanis dressait un bilan toujours plus noir : si le nombre d’arrêt de travail n’a pas augmenté de manière exponentielle depuis le début de la pandémie, leur nature a bel et bien changé. Hors Covid, les arrêts de travail pour troubles psychologiques ou épuisement professionnel sont les seuls à progresser régulièrement. Ils sont passés de 15 % en 2020 à 20 % en 2022. Soit un arrêt prescrit sur cinq. « C’était un sur dix en 2016… Une vraie nette progression », glissait au Monde Anne-Sophie Godon, directrice des services chez Malakoff Humanis. Des arrêts qui coûtent très chers aux entreprises. Noémie Guerrin fait un rapide calcul : « L’arrêt de travail d’un salarié pendant six mois coûte en moyenne 20 000 € à l’entreprise qui maintient le salaire à 100% durant cette durée. Alors que 5 séances, chez un psychologue coûtent 300 euros, tout compris. »

Pour autant, les arrêts de travail ne sont qu’une partie émergée des problèmes des organisations face à la vague de détresse. Christophe Nguyen, Président du cabinet Empreinte humaine et expert du Lab de Welcome to the Jungle, le résume bien : « Quand on parle de “quiet quitting”, de “great resignation”, de problèmes de recrutement ou encore de démission anticipée de CDD, tout cela illustre le même phénomène de santé mentale au travail finalement. Les gens n’en peuvent plus de travailler dans des conditions qui menacent leur santé ! » Alors, celui qui conseille les entreprises depuis bientôt dix ans, en est plus que jamais certain : « La santé mentale est devenue une valeur cardinale pour les entreprises. » Demain, si elles veulent garder leurs salariés, réussir à embaucher et continuer à fonctionner, elles devront mettre de gros moyens sur le sujet.

Conscientes de cela, certaines entreprises tentent de traiter le mal - présent ou qui guette. Et un véritable business de la santé mentale s’est développé en deux ans et demi : start-ups innovantes, cabinets et conseillers en tout genre. Un large catalogue de nouveaux acteurs, pas toujours évident à trier pour les directions. Stéphanie Nadaud est DRH du Crédit Mutuel du Sud Ouest. En septembre dernier, elle a contracté en grande pompe deux services pour les plus de mille salariés de sa zone géographique : Moka.care pour le volet psychologique, et Gymlib pour le volet physique. « Dès la pandémie et les confinements, nous avons eu de nombreuses remontées du terrain, nous demandant un accompagnement psychologique mais aussi physique. Puis, on a constaté comme tout le monde l’augmentation des arrêts maladie, la difficulté à recruter… C’est ce qui a déclenché notre décision d’offrir ces services à tous nos collaborateurs. »

Une place à prendre

Comme Matthéo il n’y a pas si longtemps, et malgré une apparente “démocratisation” de la parole sur les problèmes de santé mentale dans la société, nombreux·ses sont les Français·es qui rebutent encore et toujours à aller consulter un psy ou un thérapeuthe. Plus que dans les autres pays occidentaux, observe le Suisse Mathias Wikens, psychologue chez ICAS, un service international qui agit depuis plus de trente ans pour la prévention de la santé mentale dans les organisations. « En France, les préjugés persistent sur les maladies mentales, et la personne concernée peut s’auto-censurer, de peur d’être cataloguée, exclue du groupe. D’autre part, le frein financier et le manque de connaissance sur le professionnel à aller voir, complexifient encore la décision de se faire suivre. » Ainsi, selon Le bureau d’étude de politique du travail et de politique sociale BASS, seul un malade sur trois trouve aujourd’hui le chemin vers un système d’aide médicale ou thérapeuthique. On comprend mieux que, face à la détresse psychologique, les entreprises aient toute leur place à prendre pour proposer de l’aide… et sauver ainsi leur business.

Mais où les limites s’arrêtent-elles entre le pro et le perso ? Si 86% des Français considèrent l’entreprise comme responsable de leur bien-être mental, attendent-ils seulement un soutien sur les sujets d’ordre professionnels, ou également sur les sujets d’ordre intime ? Cette question, Fanny ne se l’était jamais posée. Mais lorsque la Parisienne a connu en 2020 un grave épisode de dépression dû aux confinements - « Je ne voyais plus rien d’intéressant dans ma vie, dans mes journées…» - elle aurait aimé que sa manageuse s’en rende compte, et surtout de pouvoir profiter elle aussi d’un accompagnement psychologique.

« Je faisais semblant de travailler toute la journée, de manager mes équipes avec le sourire, et dès que je coupais la visio je sombrais à nouveau… Mes résultats étaient médiocres, comment mes supérieurs ont-ils fait pour ne pas le voir ? », Fanny

« De nombreux DRH s’interrogent légitimement : est-ce que les problèmes de harcèlement scolaire de l’enfant de mon salarié me concernent ? Est-ce que son divorce me concerne ? », pose Benjamin Saviard, Directeur ICAS France. « Ils constatent bien que ces situations ont un impact sur la motivation, la performance, que cela peut générer des situations de conflits… Alors oui, moi je leur dis que c’est leur rôle ! Surtout qu’on ne peut jamais être 100% catégorique sur l’origine d’un burn-out ou des situations d’angoisse par exemple. C’est souvent multi-causale : on ne sait pas depuis combien de temps des problématiques peuvent faire ping-pong entre les sphères privées et pro… Il faut bien comprendre qu’il n’y a qu’UNE santé mentale ! » Chez ICAS, plus qu’une simple ligne d’écoute, le groupe revendique ainsi un accompagnement global : avec assistance sociale et même juridique. D’ailleurs, deux tiers des demandes des salariés faites dans le cadre d’un soutien via ICAS sont d’ordre privé, contre un tiers d’ordre professionnel, révèle Benjamin Saviard.

« Il faut une culture d’entreprise globale, pas juste un flyer dans la salle de pause »

Ce constat, Sandra Fillaudeau, experte de l’équilibre vie pro - vie perso pour le LAB de Welcome to the Jungle, ne peut que le valider. « Il était temps temps qu’on arrête de segmenter autant les problématiques pro et perso. » Podcasteuse, elle conseille désormais des dirigeants et DRH. Mais, passé ce constat, elle le répète à l’envi : les services proposés par les entreprises à leurs salariés ne sont qu’une étape bien secondaire. « L’entreprise doit avant tout se demander : comment créer les conditions pour que les gens travaillent dans un environnement sain ? La réponse : avoir une culture managériale réellement bienveillante, fournir les outils adaptés, équilibrer les charges de travail, avoir une mission claire, qui produit du sens. » Bref, avoir une culture d’entreprise globale sur le sujet de la santé mentale, « et pas juste un flyer dans la salle de pause avec un numéro de ligne d’écoute gratuite… Sinon, c’est juste du santé mentale washing. »

Un constat que valide à sa façon Christophe Nguyen : « Quand on demande à un salarié ce qui peut avoir un impact positif sur sa santé mentale, c’est rare qu’il se plaigne de ne pas avoir de cours de yoga et de fruits bio dans son entreprise ! Les problèmes évoqués sont : un manque de reconnaissance, des process aberrants, des valeurs personnelles bafouées, des changements incessants… C’est bien là, le cœur du sujet ! » Pourtant, le psychologue du travail rappelle qu’il existe, depuis longtemps, des bonnes pratiques. Parmi les expériences menées à l’étranger depuis plus de 20 ans : les PSSM, ou Premiers secours en santé mentale, qui se développent depuis 2019 en France. Un “game changer” en interne, témoigne Stéphanie Nadaud : « Depuis un an, mon équipe RH et moi-même sommes outillés pour être capables d’aiguiller vers les bons spécialistes en cas de besoin. Donc, soit nos salariés utilisent l’appli Moka.care, soit nous pouvons les repérer et leur parler s’ils ne font pas eux-mêmes la démarche. »

Car c’est là aussi que le bât blesse : si l’entreprise a une responsabilité évidente sur la santé mentale de ses membres, « impossible de déresponsabiliser pour autant le salarié », insiste Sandra Fillaudeau, qui signait dès avril 2021 une tribune intitulée “Santé mentale : l’entreprise ne peut pas tout”. « La ligne pour les entreprises, c’est d’ affirmer que la santé mentale de leurs salariés est une priorité, mais que c’est aussi à eux de s’occuper de leur santé mentale. Les salariés sont des adultes, on ne va pas les infantiliser ou s’immiscer dans leur vie. D’ailleurs, ils risqueraient de très mal le percevoir ! » Un équilibre que valide la fondatrice de Santé du Dirigeant, Noémie Guerrin : « Une fois le pied mis à l’étrier grâce à son entreprise, le salarié doit entreprendre une démarche dans sa vie personnelle, décider ce qu’il doit mettre en place. »

« L’entreprise est responsable de la santé de son salarié, pas de son bonheur », Noémie Guerrin, fondatrice de Santé du Dirigeant

Face à la volonté affichée de certaines directions de prendre à bras le corps ce problème de société, Matthéo reste cependant perplexe. « C’est hyper paradoxal, non ?, apostrophe-t-il. Le système dans lequel fonctionne ta boîte - hypercroissance, hyperproductivité, management toxique - te pousse à bout, mais on t’offre des séances de psy et de thérapeuthes pour que tu ailles mieux… » Ce scepticisme, Matthéo n’est pas le seul à le ressentir. Pour autant, Noémie Guerrin se dit confiante : « Si votre entreprise vous paie un accompagnement personnel, et que ça vous permet d’aller mieux, de vous poser les bonnes questions et de comprendre par exemple que vous travaillez dans un environnement toxique, alors vous aurez la force de la quitter… Et tant pis si c’est cette même entreprise qui a payé pour ça ! » L’espoir de la spécialiste : que les organisations négligentes et/ou toxiques, face à une cascade de démissions, soient poussées à se regarder dans un miroir et à, enfin, changer leur fonctionnement de fond en comble.

Article édité par Aurélie Cerffond et Matthieu Amaré ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

*

(1) L’ouvrage “Consolations”, de Christophe André, dont nous vous parlions dans cette interview du psychiatre, sort en version illustrée le 13/10/22.

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