Les Premiers Secours en Santé Mentale lèvent le tabou au travail

10 oct. 2022

6min

Les Premiers Secours en Santé Mentale lèvent le tabou au travail
auteur.e
Camille Petit

Journaliste

Vous avez certainement déjà été formé aux premiers secours, mais saviez-vous qu’il existe son équivalent pour les troubles en santé mentale ? Depuis sa création en 2001 en Australie, les Premiers Secours en Santé Mentale (PSSM) ont appris à plus de 5 millions de personnes dans 25 pays à repérer les troubles (anxieux, stress, toxicomanie, surmenage…) de leurs collègues, pour les aiguiller au mieux vers un parcours de soin.

Ils sont de plus en plus nombreux sur LinkedIn à afficher leur certificat de secouriste en santé mentale, tel un nouveau diplôme ou une nouvelle compétence professionnelle à mentionner dans son CV. Les témoignages des professionnels sont unanimes : cette formation de deux jours est l’une des plus utiles qu’ils aient suivie ces dernières années.

Scot Turner, directeur d’une agence de consultance dans le secteur de la restauration à Londres, explique les raisons qui l’ont poussé à s’inscrire : « En tant que manager, vous avez plus de chances de rencontrer quelqu’un sur le lieu de travail qui souffre d’une forme de maladie mentale que d’une blessure grave. J’ai estimé qu’il était important d’acquérir les compétences nécessaires pour aider les équipes avec lesquelles je travaille. »

Comme son équivalent mieux connu - dits physiques - les premiers secours en santé mentale consistent à détecter les signaux, à former aux premiers gestes et à guider les personnes vers les bonnes structures qui prendront ensuite le relais. « Il ne s’agit pas de fournir une quelconque thérapie ou un diagnostic », explique Claire Kelly, directrice des programmes à Mental Health First Aid International (MHFA), l’association basée à Melbourne en Australie qui regroupe toutes les branches nationales. L’objectif n’est pas non plus d’améliorer sa propre santé mentale, même si les connaissances apprises permettent naturellement de mieux cerner le sujet et de sensibiliser aux différents troubles.

Écouter, réconforter, renseigner

Les formations, dispensées par des instructeurs formés par l’association, sont souvent données dans le cadre de l’entreprise, à l’initiative des employeurs ou des employés. Mais elles sont ouvertes à tous et ne nécessitent pas de pré-requis. Quatre domaines sont étudiés : la dépression, les troubles anxieux, la psychose et les troubles liés à la toxicomanie. A l’aide de mises en situation et de modules vidéos, les participants apprennent à reconnaître un changement d’humeur ou de comportement, à se placer à la bonne hauteur, à la bonne distance, et à utiliser des paroles réconfortantes.

« L’acronyme ALGEE (en anglais) est particulièrement intéressant. Il s’agit d’une méthode à suivre lorsque vous avez une conversation avec une personne qui a des problèmes de santé mentale », détaille Charlie Bennett, chargé de compte stratégique dans le secteur de la construction connectée. En français, ALGEE a été traduit par AÉRER : Approcher, Écouter, Réconforter, Encourager, Renseigner. Cet employé a suivi la formation le mois dernier en Angleterre sur recommandation de l’un de ses clients qui avait formé une partie de son équipe. « Après lui avoir posé quelques questions, c’était clair que ce serait utile. La même semaine, j’ai pu mettre en pratique ce que j’avais appris pour aider un collègue, sans la gêne ou la maladresse que j’aurais pu ressentir avant », ajoute-t-il. Apprendre à écouter, faire preuve d’empathie, c’est « la partie la plus importante de ce processus, ajoute Scot, c’est une compétence que nous devrions tous améliorer. »

Hannah Jacobi est recruteuse technique senior dans le marketing automobile en Allemagne. A la suite de la formation, il y a un peu plus d’un mois, elle a fait un post sur Linkedin pour encourager ses collègues à venir la voir en cas de besoin. Elle est maintenant identifiée officiellement comme une personne ressource dans l’entreprise : « Ce cours m’a confrontée à des sujets difficiles, mais j’ai appris qu’il n’y avait pas de mauvaise réaction, tant que l’on fait quelque chose. Cela m’a donné une structure qui me permet de poser les limites nécessaires pour me protéger d’abord, avant d’aider les autres. »

Tout le monde pourrait en réalité avoir à intervenir un jour auprès d’un collègue épuisé ou anxieux, étant donné que les indicateurs virent au rouge vif ces dernières années. En 2019, près d’un milliard de personnes dans le monde vivaient avec un trouble mental selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La dépression et l’anxiété en particulier ont augmentéde plus de 25% au cours de la première année de pandémie. Mal du siècle ou épidémie silencieuse, malgré les chiffres et les discours alarmistes, la santé mentale reste synonyme de tabou dans de nombreux pays.

L’Australie, pays pionnier

Les tout premiers travaux effectués au niveau national en Australie dans les années 2000 ont montré que la population avait une attitude négative à l’égard non seulement des maladies mentales, mais aussi de l’aide médicale. « Et en même temps, une prise de conscience était en train d’émerger, avec des sportifs et des politiciens qui commençaient à parler publiquement de leur besoin de faire une pause. Nous sommes arrivés au bon moment, au fil des ans les choses ont tellement changé », se souvient Claire Kelly. Depuis sa création en 2001, MHFA Australie a formé plus d’un million de secouristes, soit un cinquième des secouristes dans le monde.

S’il n’existe pas d’étude qui mesure l’impact de ces formations dans les entreprises, les retours très positifs et la diversité des secteurs représentés démontrent un changement significatif de la culture d’entreprise. « Avant, les gens prenaient contact avec le MHFA parce qu’ils avaient besoin de cocher une case. Alors que maintenant, on vient nous voir pour nous dire ‘Bon, nous avons fait le programme, nous pensons qu’il est génial, mais que pouvons-nous faire d’autre ? Comment pouvons-nous intégrer ces principes dans notre travail quotidien ?’ ». Un programme de reconnaissance des entreprises (Workplace Recognition Programme) a même été développé pour mettre en valeur ces sociétés qui s’engagent pour la santé mentale de leurs employés, avec deux objectifs : améliorer la réputation et la culture de l’entreprise, et reconnaître le rôle des collègues formés.

L’argument financier a aussi certainement aidé à faire accepter quelques réticences. Des études australiennes ont quantifié le retour sur investissement sur la seule base de la réduction de l’absentéisme et du présentéisme. « La mauvaise santé mentale coûte aux employeurs en moyenne 3 200$ australiens (2000 euros) par an par employé en absentéisme et présentéisme, et jusqu’à 5 600$ (3600 euros) pour les employés atteints d’une maladie mentale grave », selon le cabinet de conseil KPMG. Les coûts de la baisse de productivité dûe aux troubles dépressifs sont notamment 5 à 10 fois plus élevés que les coûts de l’absentéisme lié à la dépression. « La raison numéro 1 est toujours la volonté de soutenir les personnes qui nous entourent. Mais on a compris que ce n’est pas uniquement un sujet sensible. C’est aussi une décision commerciale financière solide », ajoute Claire Kelly.

En Inde, les entreprises en première ligne

La bonne réputation de MHFA dans le monde anglo-saxon a inspiré certains pays comme l’Inde à créer sa branche nationale en 2017, à la demande des entreprises internationales implantées dans ce pays particulièrement à risque. Selon l’OMS, l’Inde représente près de 15 % de la charge mondiale en matière de santé mentale. Un rapport Deloitte publié en septembre 2022 estime que 80 % de la main-d’œuvre indienne a signalé des problèmes de santé mentale au cours de l’année écoulée. Environ 47 % des personnes interrogées considèrent le stress lié au travail comme le principal facteur affectant leur santé mentale, suivi par les difficultés financières et le COVID-19.

Un mauvais équilibre vie professionnelle-vie privée, des croyances religieuses et culturelles très ancrées, ainsi qu’un faible accès aux soins peuvent expliquer cette situation : « Il n’est pas rare que des personnes se retrouvent dans des endroits qui prétendent guérir les problèmes de santé mentale avec de la magie. C’est pour cela qu’on a ajouté un chapitre sur le système de soins indien, le référencement des hôpitaux ou encore le rôle du médecin généraliste et du psychiatre. Nous plaçons la confiance et la science au cœur de la formation », explique Erinda Shah, directrice du MHFA en Inde. L’adoption en 2017 d’une loi qui dépénalise les tentatives de suicide a marqué un tournant. « Mais encore beaucoup de gens ont honte ou peur d’avoir des problèmes avec la loi s’ils ont des idées suicidaires. La santé mentale est assimilée à quelque chose de grave et ce malentendu fait que les gens hésitent à en parler », ajoute Erinda Shah.

Aujourd’hui environ 3 000 personnes ont été formées, majoritairement dans les entreprises. Et les résultats sont très bons : selon les données du MHFA en Inde comparant les connaissances avant et après la formation, les secouristes affirment savoir où chercher de l’aide à 63% après la formation (contre 13% avant la formation), être capable de reconnaître l’anxiété à 71% (contre 40%), les problèmes de consommation de substance à 80% (contre 44%) et les symptômes de dépression à 65% (contre 27%).

En France, vers une reconnaissance professionnelle

En France, les PSSM ont été lancés fin 2019 via l’association du même nom, et ont déjà formé plus de 30 000 personnes malgré le coup de frein donné par la pandémie. Il y a un « engouement certain » pour la formation, indique Solène Barriol, responsable de la communication, même si le manque de recul ne permet pas encore d’avoir des données précises. Soutenue par les pouvoirs publics, son déploiement en milieu professionnel figure parmi les 30 mesures discutées lors des Assises de la santé mentale et de la psychiatrie en Septembre 2021. « A terme, on aimerait que les personnes salariées puissent mobiliser le Compte Personnel de Formation (CPF). La procédure, commencée en 2020, n’a pas abouti, entre autres pour des questions de formation trop récente. Mais oui, il y a un enjeu pour reconnaître le secourisme comme une compétence professionnelle », précise Solène Barriol. L’objectif est de former 750 000 personnes d’ici 2030.

Les témoignages recueillis posent la question de la responsabilité citoyenne face au devoir de diligence de l’employeur. A qui attribuer la cause des troubles mentaux au travail ? Aux pratiques managériales, à la surcharge de travail, à la situation personnelle ? La formation ne répond pas directement à ces enjeux essentiels pour réellement inverser la tendance. Directeur à Londres, Scot Turner appelle les entreprises à aller plus loin : « Cette formation n’est pas la solution tant que les employeurs ne chercheront pas d’autres moyens innovants, en offrant des avantages, des conditions et des environnements de travail propices. Ainsi vous permettez à vos travailleurs de s’épanouir et contribuez à réduire les problèmes de santé mentale dans vos entreprises », conclut-il.

Article édité par Clémence Lesacq - photo par Thomas Decamps

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