« Mon boss n'est pas mon psy, merci. » Tribune

10 oct. 2022 - mis à jour le 07 oct. 2022

6min

« Mon boss n'est pas mon psy, merci. » Tribune
auteur.e
Aurélie Cerffond

Journaliste @Welcome to the jungle

contributeur.e

Si 86% des Français considèrent l’entreprise comme responsable de leur bien-être mental d’après l’étude Alan et Harris Interactive 2022, et qu’une grande majorité des salariés semblent accueillir positivement les propositions de prise en charge de la santé mentale émanant de leur employeur, Pierre, lui, fait de la résistance. Pour nous aider à comprendre son point de vue, il nous livre cette tribune.

Data scientist dans une grande entreprise, on ne peut pas dire que mon job soit de tout repos. Au travail, je fais face régulièrement (comme tous les salariés j’imagine ?), à ma petite dose de stress, qui se traduit parfois par des insomnies, parfois par des maux de ventre et autre réjouissance. Et, parce que je ne suis pas un robot, j’ai aussi mon lot de problèmes personnels bien sûr. En ce moment par exemple, je suis extrêmement préoccupé par l’état de santé de ma sœur qui se dégrade. Une situation qui me bouffe le cerveau pour être complètement honnête. Sauf que voilà, tout ça c’est mon bagage perso ! Et voyez-vous, quand j’arrive au bureau, j’ai envie de le déposer à l’entrée. Pourtant, je ne suis pas du genre à rester dans mon coin. D’ailleurs j’échange beaucoup avec mes collègues : les anecdotes de la vie des autres m’intéressent autant que de parler du dernier film que j’ai vu, que des évolutions techniques qui ont attrait à mon job… Bref, au taf je ne fais pas acte de présence, je suis là avec toute mon humanité que je partage volontiers avec mon équipe. En revanche, je n’oublie pas une seule seconde que… je suis quand même au travail quoi ! C’est-à-dire que j’ai un manager, à qui je rends des comptes, et qui me paie pour réaliser certaines tâches. Et même si on s’entend bien, c’est mon boss. Point. Alors partager son mal-être, se confier à propos de sujets intimes, dévoiler ses difficultés psychiques… pour moi, ça n’a pas sa place. Vous me trouvez amer ? Je dirais plutôt réaliste. Attention je le vis très bien, il n’y a pas de frustrations ou de rancœurs cachées derrière cette position. Je suis juste au clair entre ma vie intime (la vraie), et les moments où j’enfile mon costume de travailleur. C’est une image hein, je bosse en jean-t-shirt, mais vous avez saisi l’idée.

Je sais que cette vision des choses est un peu “old school”. Le discours ambiant est plutôt à la symbiose : on est une seule et même personne dans tous les pans de notre vie, et nos émotions ne s’arrêtent pas devant la porte de l’openspace. Un raisonnement qui me paraît plutôt censé sur le papier. C’est juste que moi, je ne fonctionne pas ainsi. Mon équilibre se base sur le fait de bien scinder le pro du perso. Je ne dis pas que tout le monde devrait faire comme moi ! Mais personnellement, cette dissociation claire, nette et précise, est tout bonnement ma planche de salut pour assurer au taf.

Une fausse bonne idée

Alors le jour où notre DRH nous a annoncé en grandes pompes que nous avions tous accès à un nouveau service pour prendre soin de notre santé mentale, - séances de psy gratuites incluses -, je suis resté dubitatif. Ce n’est pas ce que j’attend forcément de la part de ma boîte. Sans compter que bien souvent, c’est elle qui te préssurise ! Donc l’entendre ensuite te murmurer à l’oreille : « ne t’inquiète pas, je veille sur toi ». Comment dire… Non seulement ça sonne faux mais surtout j’ai l’impression d’entrer dans un délire sado-maso, à base de caresse qui succède à une giffle… et désolée mais : c’est pas ma came ! Plus sérieusement, je trouve ce mélange des genres un peu limite. Un avis plutôt minoritaire je dois dire : la plupart de mes équipiers étaient eux enchantés, enthousiastes… fiers même, que notre entreprise s’occupe de notre bien-être psychique. Clairement, on est tous différents et personne ne deale avec les mêmes problèmes, donc je me garderais bien de juger les autres. Bien au contraire, si ça peut aider certains de mes congénères à aller mieux, je dis banco, faut pas hésiter. Mais pour ma part, vous l’aurez compris c’est “no go”.

La nécessité d’adopter une démarche active

Et là vous vous dites : « lui c’est un néandertal, il ne capte rien aux problématiques mentales, encore un qui pense qu’il faut être fou pour aller chez le psy… » Et bien non, désolé de vous décevoir ! C’est même tout l’inverse. Je suis en thérapie depuis deux ans et ça m’aide beaucoup. Je ne suis donc pas contre la pratique, mais pour moi cela doit relever d’une démarche personnelle. Je suis convaincu que la thérapie commence au moment où tu cherches ton praticien pour prendre un rdv. Attention, je ne vais pas prétendre que trouver son psy c’est la panacée. On le sait, avant de rencontrer celui qui nous correspond, il faut parfois en rencontrer trois. Et c’est un frein non négligeable, qui peut en décourager plus d’un. Mais de mon point de vue, persévérer pour que ça marche c’est adopter une position active, ne pas subir sa thérapie. Je me doute bien que dans certains cas, les gens n’ont pas la force et/ou la volonté de s’y accoler. Quand t’es cramé par un burn-out, le fait de prendre ton téléphone pour fixer un rdv c’est l’équivalent de gravir une montagne ! Donc bien sûr que cet argument n’est pas valable dans toutes les situations. Mais pour ma part, ça m’a boosté, obligé à me prendre en main. Un élan qui se matérialise aussi dans le fait de payer moi-même mes séances. Ainsi, je choisis sciemment de dépenser mon budget pour ma thérapie et non autre chose, ce qui signifie bien que je lui donne de l’importance. Ça me pousse à me poser régulièrement la question : est ce que c’est vraiment utile ? Qu’est-ce que ça m’apporte ? Pourquoi je continue ? Je suis en thérapie oui, mais dans une démarche consciente. Évidemment, certains y verront un caprice de riche. Et ils n’auront pas complètement tort. Quand on galère financièrement, la question ne se pose pas : il faut pouvoir bénéficier d’une prise en charge, peu importe sa source. Mais comme j’ai la chance de gagner correctement ma vie, en tous cas suffisamment pour me payer mes séances chez le psy, je le fais et j’y tiens.

Le choix du bon parcours de soin

Ce qui me met mal à l’aise également, c’est que l’entreprise sort de son rôle mais pas complètement non plus. Personne n’est vraiment dupe (du moins je l’espère) : si elle prend soin de la santé mentale de ses salariés, c’est pour arrêter qu’ils ne se mettent en arrêt maladie. Le message sous-jacent que j’entends quand on me parle de ces programmes : « De quoi vous vous plaignez encore ? Vous avez un psy gratos. » Ok je force un peu le trait, mais penser qu’on sera en bonne santé mentale grâce à deux articles selfcare, un podcast et trois rdv avec un praticien ça me paraît un peu léger. Vous en connaissez beaucoup des gens qui vont mieux après seulement trois rendez-vous, vous ? Autour de moi les durées des suivis psychothérapeutiques se comptent plutôt en années… Le risque selon moi : d’un côté, des personnes qui n’ont pas besoin d’aller voir un psy qui consultent quand même, parce que c’est offert gracieusement. Alors ok, ça ne va pas forcément leur nuire, mais il y a quand même un risque qu’il s’embarque dans une thérapie dont ils n’ont pas besoin (un processus qui ira bien au-delà des premières séances offertes, vous me suivez ?) Et pour ceux qui en ont vraiment besoin, quid de la prise en charge après ces premiers rdv justement ? Est-ce qu’ils ne feraient pas mieux d’intégrer un autre parcours de soin que celui proposé par leur boîte ? La question se pose…

Le mythe de la confidentialité

Autre point important, même si les directions martèlent des messages de réassurance à foison en mode : “accès sécurisé”, “anonymat 100% garanti”, sous couvert d’avoir externaliser la solution à un prestataire, permettez-moi d’en douter ! Déjà, sans vouloir faire le complotiste de bas étage, ce n’est pas comme si les fuites de données personnelles ne faisaient pas la Une des titres de presse régulièrement (coucou Doctolib). Donc délivrer des infos persos qui vont potentiellement se retrouver sur des serveurs, qui seront un jour revendus aux plus offrants… Et encore, si elles ne circulent pas sur le dark web avant… hum bof. Deuxièmement, je pense qu’il ne faut jamais oublier qui est le payeur de la solution (votre boss donc). C’est une transaction commerciale, et le client ce n’est pas vous, c’est votre entreprise. Le genre de lien de subordination qui peut peser lourd dans la balance en cas de problèmes… À mes yeux, cela revient à livrer ma vulnérabilité sur un plateau qui peut se renverser contre moi. Le jour où la lune de miel avec mon employeur s’assombrit, qui me dit qu’il ne peut pas se servir de mes points faibles ? On le voit malheureusement tous les jours dans le monde impitoyable du travail…

Une pensée qui m’est insupportable. Aussi parce que j’ai un principe ferme : je veux être jugé sur la qualité de mon travail et c’est tout. Tout comme je ne supporte pas de voir des gens promus en entreprise parce qu’ils sont sympas ou politiques, tout cela, en dépit de leurs réelles compétences ; je refuse que des issus persos puissent interférer avec mon travail. On peut trouver ça parano, moi je pense que c’est pragmatique. Travailler et être évaluer le plus objectivement possible et uniquement sur ce pour quoi j’ai été embauché, c’est le meilleur moyen de me protéger. Je n’oublie pas où je suis, avec qui, pourquoi, et les liens de pouvoirs qui se jouent quand je suis dans l’enceinte de mon entreprise. Même si j’accepte de “vendre” ma force de travail à mon employeur, je le fais dans un cadre bien défini. Et ce contrat n’inclut pas de m’allonger sur un sofa pour explorer mes questionnements intérieurs. Ça c’est à moi de m’en occuper, et moi seul, merci ! Je n’érige pas des murs, je prends du recul. C’est ma recette secrète pour préserver ma santé mentale, et je la trouve tout aussi valable.

Article édité par Clémence Lesacq, photo par Thomas Decamps

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