« Manager un salarié souffrant de trouble psychique m'a fait changer de regard »

10 oct. 2022

5min

« Manager un salarié souffrant de trouble psychique m'a fait changer de regard »
auteur.e
Laure Girardot

Rédactrice indépendante.

Managers, RH, dirigeants : ils ont fait face à un salarié souffrant d’une maladie mentale ou d’un trouble psychique lié au travail. Comment ont-ils réagi et qu’ont-ils mis en place ? Se sont-ils sentis désarmés, coupables, isolés ? Ils racontent.

« Les troubles psychologiques ou les maladies mentales ne sont pas un frein au travail ou à la performance ! »

Aurélie Chabrol, directrice d’une équipe de recruteurs missionnés en start-up

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Lors de ma première expérience managériale, j’ai recruté une personne bipolaire. Lors des entretiens, je n’ai rien détecté : elle était en phase « hyper » donc très dynamique et positive. Lors de sa période d’essai, quelques signes m’ont alertée, notamment ses résultats très irréguliers. En revanche, rien de visible quant à son comportement. Néanmoins, l’équipe dirigeante et moi-même nous posions des questions sur sa confirmation car ses chiffres n’étaient pas bons. De manière concomitante, elle s’est absentée en congé maladie pendant plusieurs semaines. À son retour, cette collaboratrice s’est confiée sur sa maladie et les conséquences sur sa vie. Ce fut une réunion très difficile à gérer émotionnellement pour elle, car elle s’est totalement dévoilée. Quant à moi, je tombais de haut. Jeune manager, je n’avais pas les « armes » pour gérer cette situation et je me suis sentie tiraillée : devais-je valider sa période d’essai malgré ses résultats et cette révélation ? Ma hiérarchie, qui m’a assez peu épaulée face à ce dilemme, a pris la décision à ma place car je partais en congé maternité. Résultat : la salariée n’a pas été confirmée. En toute transparence, cela m’arrangeait car c’était une situation très stressante surtout en fin de grossesse. Mais c’est dommage car, mieux préparée, j’aurais pu faire autrement, en commençant par la défendre ! En connaissant aussi mieux les symptômes, je l’aurais sûrement mieux accompagnée. La preuve : elle travaille encore dans le recrutement, donc avec un environnement adéquat, elle est capable de trouver sa place dans ce métier.

Cette expérience a été un véritable accélérateur dans mon rôle de manager : je suis beaucoup plus alerte vis-à-vis de mes collaborateurs. Je sais aussi que les troubles psychologiques ou les maladies mentales ne sont pas un frein au travail ou à la performance. Il s’agit juste de les connaître (et de les faire connaître) pour mieux accompagner les salariés concernés. C’est clairement déroutant d’être plongé dans la sphère privée de son collaborateur. Mais lorsque la dimension médicale entre en jeu, les managers n’ont pas le choix : ils doivent être à l’écoute et s’adapter.

« Accorder de la liberté et de la confiance, c’est aussi une forme de pression, parfois plus insidieuse que le micromanagement »

Audrey Barbier-Litvak, CEO et cofondatrice d’une solution de gestion du travail hybride

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Il y a 8 ans, j’acceptais le poste de manager au sein d’une équipe d’une vingtaine de personnes basée à Paris. Mes collaborateurs et collaboratrices, très jeunes, étaient habitués à un management directif, avec des objectifs souvent inatteignables. Dès le premier jour, je leur ai dit que j’étais adepte d’un management plus souple avec davantage d’autonomie. Pourtant, 4 mois après mon arrivée, une collaboratrice brillante à qui j’avais confié pas mal de responsabilités m’appelle et me dit : « Je suis au fond de mon lit, mon corps s’est arrêté. » Le diagnostic tombe : c’est un burn out. Aucun signe avant-coureur ne m’avait mise sur cette voie. Mon premier sentiment a été l’incompréhension car, depuis mon arrivée, j’avais tout fait pour la valoriser car je la trouvais super, très proactive. Je sentais qu’elle voulait progresser. D’ailleurs, je la voyais réussir et avancer. Je voulais comprendre si j’étais à la source de cette situation. Après son arrêt, nous avons beaucoup échangé pour réussir son retour dans l’équipe. Grâce à l’aide du spécialiste qui l’a suivie, elle a compris que, sans le vouloir, je l’avais mis sous un stress intense… car elle avait peur de me décevoir. Cette expérience m’a fait prendre conscience d’un écueil dans mon style de management. Par arrogance peut-être, et parce que je pensais être un leader à l’écoute et humain, j’étais persuadée que ces situations ne pouvaient pas m’arriver. Erreur ! Accorder de la liberté et de la confiance, c’est aussi une forme de pression, parfois plus insidieuse que le micromanagement. La confiance totale me semblait naturelle, parce que c’est comme cela que j’aime être managée.

Avec cette expérience, je me suis rendue compte que ce n’était pas universel. Je suis devenue une meilleure manager qui s’adapte aux attentes de chacun. D’un point de vue opérationnel, pour pouvoir être plus proche de mes équipes et déceler les signaux d’alerte, j’ai aussi mis en place des bilatérales, c’est-à-dire des points en face-à-face plus réguliers, que je mène encore aujourd’hui à mon poste de CEO.

« Même si l’environnement est clément et que l’on essaie d’être le plus humain possible, on ne maîtrise pas tout en matière de santé mentale »

Héloïse Lutton, directrice des ressources humaines dans la tech

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J’ai rejoint une start-up tech en tant que directrice des ressources humaines en plein dans les mesures anti-Covid : un contexte très dur pour les salariés. Un collaborateur est venu se confier sur son état psychologique : il n’en pouvait plus, il se sentait surmené, et avait l’impression d’être au bord du burn out. Je rentrais d’une expérience professionnelle à Singapour, alors parler santé mentale était très nouveau pour moi ! Là-bas, ce n’est pas dans la culture du pays. Je me suis sentie responsable : j’ai passé beaucoup de temps à échanger avec lui et son manager pour trouver des solutions. Il était important pour moi que toute personne en difficulté puisse se confier librement. Avec du recul, je suis allée trop loin dans mon accompagnement, jusqu’à réserver avec le collaborateur une séance avec un spécialiste. Cette expérience a mis en évidence que l’entreprise, parce que très récente, n’était pas équipée de manière optimale pour gérer des cas de burn out ou de dépression. On a donc imaginé un dispositif de prévention et de formation autour de la santé mentale. Une ligne téléphonique est aujourd’hui à disposition des salariés pour faciliter leur mise en relation avec des professionnels de la santé mentale. Aussi, des formations sur le burn out et la dépression sont proposées à toutes et tous pour aborder les symptômes, les phases, les signaux à détecter chez soi et les autres.

Plus globalement, je pense qu’il est important d’avoir une réflexion organisationnelle autour de la gestion du temps et du stress. Par exemple, depuis deux ans, nous offrons à nos salariés deux semaines de vacances en plus, chaque été et au même moment, pour qu’ils se reposent et déconnectent vraiment. Néanmoins, même si l’environnement est clément et que l’on essaie d’être le plus humain possible, on ne maîtrise pas tout en matière de santé mentale.

« Nous ne sommes pas des machines et il n’existe pas de « recettes miracles » avec nos humanités »

Ralph Buchter, président d’une agence de production audiovisuelle

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Je dirige une entreprise adaptée : environ un tiers de notre équipe est concernée par la maladie psychique. Nous avons donc créé un environnement attentif à la santé mentale, où il est possible, pour chacun·e, d’exprimer ses difficultés. Sans être jugé·e et sans peur d’être remis·e en cause dans son travail. C’est une première pierre pour appréhender le rapport à la dépression, mais je crois que rien n’évite les chutes ! Il nous est arrivé qu’un membre de l’équipe vive une accélération de sa maladie psychique : même en pouvant en parler, nous n’avons pas pu l’éviter. Nous ne sommes pas des machines et il n’existe pas de « recettes miracles » avec nos humanités. Dans ces cas-là, je me dis toujours que nous avons peut-être manqué quelque chose. Que ce soit un désalignement ou une forme d’empêchement non identifiée. On essaie alors de dialoguer sincèrement avec la personne pour comprendre ce qui s’est passé, même si cela nécessite parfois de lever la frontière, souvent artificielle, entre les sphères professionnelle et personnelle.

L’une des phases les plus complexes me semble être celle du retour en entreprise après un long arrêt-maladie : dans un cas précis dont je me souviens, mon collègue avait peur de m’avoir déçu et cette idée n’a pas été facile à déconstruire ! Ça en dit long sur la représentation sociétale de la vulnérabilité. On en parle plus aujourd’hui : elle semble même davantage « autorisée » en milieu professionnel. Néanmoins, dans un monde ultra compétitif, les discours managériaux sont remplis d’injonctions contradictoires quant au rapport au travail : il faut être fort, foncer, se dépasser, prendre sur soi, produire toujours plus… Ayant moi-même vécu le burn out, j’essaie de changer le regard sur la santé mentale et le rapport au travail et à la productivité, à mon échelle, car cette expérience a transformé mon approche du management et de l’entrepreneuriat. À titre d’exemple, nos horaires sont libres pour laisser l’espace et l’autonomie suffisants à chacun, afin de travailler à son rythme. C’est beau certes, mais dans une culture économique et financière telle que celle où nous vivons aujourd’hui, c’est un défi de gestion au quotidien.

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Article édité par Ariane Picoche, Aurélie Cerffond et Clémence Lesacq, photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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