Travail en perruque : ces salariés qui "trompent" leur entreprise

14 janv. 2020

8min

Travail en perruque : ces salariés qui "trompent" leur entreprise
auteur.e
Danaë Renard

Journaliste web

Faire des infidélités à sa boite pourrait-il de devenir une mode ? Il semblerait en tout cas que la pratique soit rendue possible aujourd’hui, notamment par le biais du “travail en perruque”, facilité par le régime de micro-entrepreneur. Ce terme ne vous dit rien ? Lorsque l’on parle de “travail en perruque”, on fait référence à une pratique répréhensible qui consiste à grignoter en douce sur son temps de travail ou à utiliser des moyens mis à disposition pour réaliser des projets en dehors de l’entreprise. L’exemple le plus parlant étant de démarcher des clients de son entreprise pour son propre compte. Nous avons souhaité faire un petit tour d’horizon de la pratique, de son cadre légal et aller à la rencontre d’une travailleuse dite “en perruque”.

Les origines de la pratique

Un traffic capilaire

Cette vieille expression proviendrait de la pratique de certains ouvriers coiffeurs qui récupéraient les cheveux coupés pour les revendre à des fabricants de perruques. Par extension, cette expression désigne désormais : « l’utilisation de matériaux et d’outils par un travailleur sur le lieu de l’entreprise, pendant le temps de travail, dans le but de fabriquer ou de transformer un objet en dehors de la production de l’entreprise » (Kosmann, 1999). La notion centrale, c’est l’idée de “détournement” des moyens de l’entreprise. Dans l’industrie, cette pratique a pu être assez courante : fabriquer un piston pour sa voiture à l’atelier ou ramener son propre meuble pour un point de soudure, par exemple. Le sociologue du travail Etienne de Banville explique que de nombreux objets, de la petite cuillère à la sculpture, ont été fabriqués en douce au travail depuis les années 1950 en France.

Vie pro et vie perso : la fusion

Et depuis quelques années, il serait de plus en plus courant de voir des employés d’une entreprise s’adonner à une activité professionnelle parallèle en utilisant certaines ressources de leur employeur principal (temps, clients, savoirs-faire, outils…) Cela s’explique notamment par une limite plus fine entre vie personnelle et vie professionnelle. Une tendance accentuée par l’explosion du numérique qui permet aux affaires privées de s’immiscer dans le monde du travail (messagerie, réseaux sociaux, recherches Google, impression de documents personnels…)

Derrière le phénomène : quête de sens et auto-entrepreneuriat

La quête de sens : le moteur

Il faut dire que les raisons de développer une seconde activité en parallèle de son travail sont nombreuses : une envie de compléter ses fins de mois, un souhait de se reconvertir progressivement ou d’engranger de l’expérience, une passion à combler, un rêve à réaliser

Pour Lucie, 28 ans, par exemple, son projet personnel en tant qu’auto-entrepreneur est une véritable bulle d’air. Si aujourd’hui, elle est directrice artistique dans une entreprise du secteur tech dans laquelle elle s’épanouie, ça n’a pas toujours été le cas : « quand j’ai commencé sur le marché du travail, j’étais graphiste dans une boîte qui ne m’intéressait pas, mais alors pas du tout. Ce que j’aime vraiment, c’est la culture, la musique. Afin de me rapprocher de ce domaine, j’ai accepté une première mission en freelance : refaire le logo d’un label de musique. D’une part, ça me permettait de démarrer un book et de l’autre de compléter mes fins de mois car j’étais à peine au-dessus du SMIC. » De fil en aiguille, d’autres personnes ont eu vent de son travail et l’ont contactée. Elle a pu travailler sur d’autres missions liés au secteur musical « à raison de 4 projets par an la première année. » 

« D’une part, le travail en perruque me permettait de démarrer un book et de l’autre de compléter mes fins de mois » Lucie, directrice artistique

Aujourd’hui, Lucie jongle avec plus d’une dizaine de projets chaque année et peut gagner jusqu’à 12 000 euros par an en plus de son salaire. Elle éprouve « une certaine impression de liberté » et apprécie avoir « une solution de repli » si jamais cela se passe mal avec son employeur principal. « Il y a plus de créativité dans mes projets perso, ça me booste, tandis qu’au travail c’est très corporate et un peu redondant : même charte graphique, même logo toute la journée… » Grâce à cette seconde activité, elle a l’opportunité de dessiner davantage, de développer et d’affirmer son style, de créer plus librement. Ses créations, un peu sombres, poétiques et humoristiques, ne seraient sans doute pas autant appréciées dans le cadre de son CDI.

« Il y a plus de créativité dans mes projets perso, ça me booste, tandis qu’au travail c’est très corporate et un peu redondant » Lucie

Le statut d’auto-entrepreneur : le facilitateur

Si cette double-vie est de plus en plus plebiscitée, c’est qu’elle est rendue possible grâce à un régime particulier, celui d’auto-entrepreneur, qui facilite la création de micro-entreprises. Dix ans après son entrée en vigueur, en 2018, il séduisait 1,36 millions de Français et de Françaises. Pourquoi un tel succès ? Car il facilite la création d’une activité tout en allégeant la part administrative. La démarche est effectivement un jeu d’enfant : tout se fait gratuitement et en ligne.

Mais ce statut particulier, bien qu’apprécié d’une partie des travailleurs et des entreprises qui y ont recours, constitue malgré lui un facilitateur de la pratique du travail en perruque. Car il faut savoir que, comme Lucie, un micro-entrepreneur sur trois est aussi salarié. Et bien que dans la plupart des cas, selon l’ACOSS, ces double-vies ne se ressemblent pas, il y a tout de même 22,4% des auto-entrepreneurs, dont Lucie, qui sont employés dans le même secteur ou sur le même métier que celui de leur auto-entreprise.

Le cadre légal

Mais utiliser l’imprimante de l’entreprise pour faire une copie d’une carte d’anniversaire (même si cela peut être, en théorie, reproché) n’est pas exactement la même chose que de se servir des outils de sa boîte ou de son temps de travail pour développer la sienne ! La deuxième situation implique une forme d’infidélité, la première, “seulement” un léger manque de savoir-être. Sauf que le salariat implique certaines obligations. Et sur ce point, la frontière entre ce qui est permis et ce qui est condamnable est parfois assez mince. Se servir de temps à autres du matériel de l’entreprise, ce n’est pas bien méchant pourrait-on se dire. D’ailleurs, la pratique est souvent tolérée et difficilement décelable, mais peut-elle devenir répréhensible ?

Pour Lucie, cette activité parallèle lui a en tous cas valu quelques réflexions : « Par le passé, une collègue qui a vu mon site web m’a dit sèchement qu’il ne valait mieux pas que ça se sache… » Alors, que dit la loi ?

« Par le passé, une collègue qui a vu mon site web m’a dit sèchement qu’il ne valait mieux pas que ça se sache… » Lucie

L’obligation de loyauté

Prenons, par exemple, un employé de salle de sport qui fait du coaching privé auprès de la clientèle, en parallèle de son CDI et pour son propre compte. Le coach sportif fait clairement du travail en perruque et il est légalement en tort vis-à-vis de sa salle de sport car il lui fait directement concurrence.

Sachez-le, votre employeur peut s’opposer à votre activité parallèle si vous faites une concurrence directe à votre entreprise. Dans ce cas, vous ne respectez pas l’obligation de loyauté qui trouve son fondement dans le Code du travail (article 1222-1) et le Code civil (articles 1104 et 1194). Attention, cette obligation n’est pas nécessairement inscrite sur votre contrat. Elle est pourtant effective et s’applique même durant vos congés.

Autres exemples concrets de manquement :

  • Utiliser du matériel de l’entreprise dans des buts privés sans en informer votre employeur
  • Grignoter sur votre temps de travail en entreprise pour vous consacrer à un autre travail
  • Démarcher la même clientèle que son entreprise pour son compte personnel
  • Débaucher des collègues en prévision d’un futur projet professionnel…

Il faut d’ailleurs préciser que l’obligation de loyauté s’applique à tous types de contrat (CDD, CDI, intérim, contrat d’apprentissage) et à tous les salariés, quel que soit leur position hiérarchique dans l’entreprise. Cela dit, les cadres sont soumis à une obligation de loyauté renforcée.

Il faut aussi veiller à ce que votre entreprise ne vous ait pas fait signer une clause d’exclusivité, qui a toutefois des limites et permet dans certains cas de mener une autre activité malgré tout. Un conseil donc : renseignez-vous auprès de votre employeur et lisez attentivement votre contrat de travail.

Légal ou illégal ? Une frontière assez floue

Mais dans les situations comme celle de Lucie, ce n’est pas aussi facile d’estimer si l’on est en tort ou pas : « De toute façon, je mets un point d’honneur à ne jamais sacrifier ou négliger mes projets professionnels à cause de projets personnels. On ne peut donc pas me reprocher de me faire plaisir en dehors du travail et d’en tirer une rémunération » dit-elle confiante. Pourtant, ce n’est sans doute pas aussi évident pour son employeur.

Il est en effet considéré qu’avoir un second emploi, même dans un secteur très différent, peut être déloyal si cela affecte vos performances et votre efficacité. Donc si vous arrivez exténué(e) au boulot car vous avez dédié votre nuit à un projet professionnel parallèle, on pourrait, techniquement, vous le reprocher. Malgré son assurance, Lucie flirte donc avec la légalité. Car la véritable limite à cette double-vie, c’est la charge de travail qui empiéte inévitablement sur le repos et donc sur l’efficacité du salarié. La jeune femme précise, par exemple, qu’il lui est souvent arrivé de rentrer chez elle le soir et de se remettre devant un ordinateur jusqu’à 23h ou minuit.  « Par moment j’en ai un peu ras-le-bol, c’est sûr. Il faut être hyper organisé et les deadlines ne sont pas toujours évidentes à tenir. Par exemple, un client m’a un jour prévenu le dimanche soir pour un rendu le lundi soir. J’ai bossé comme une malade à ma pause déjeuner et de nouveau le soir, c’était la course ! »

« Par moment j’en ai un peu ras-le-bol, c’est sûr. Il faut être hyper organisé et les deadlines ne sont pas toujours évidentes à tenir. » Lucie

Mais comment faire le lien entre ces activités tardives et un manque d’efficacité le lendemain au bureau ? Comment démontrer qu’il y a préjudice pour l’employeur ? Mission quasi-impossible. Par ailleurs, Lucie avoue avoir déjà avancé sur certains projets d’ordre personnel sur ses heures de travail dans son précédent emploi, mais pour la seule et unique raison qu’elle était - comme tous ses collègues - au chômage technique à ce moment-là. « L’entreprise était en liquidation, on n’avait plus rien à faire sinon être présent. Alors je n’ai pas hésité à m’occuper » justifie-t-elle.

La frontière entre légal et illégal est d’autant plus floue que certains aspects de cette double-vie peuvent aussi présenter des avantages pour l’employeur. Car inventer sa propre activité parallèle, se créer son propre espace de créativité, comme Lucie le fait, permet non seulement d’encaisser la monotonie de certaines semaines mais aussi de se perfectionner. Le transfert des savoirs ne se fait pas uniquement dans un sens ! Ce que Lucie apprend grâce à son activité de graphiste freelance peut aussi lui servir dans son activité salariée et donc servir l’intérêt de son entreprise. Google semble d’ailleurs avoir compris ce potentiel et a rajouté dans le contrat de travail de ses ingénieurs une clause leur donnant le droit de s’investir sur des projets personnels à hauteur de 20% de leur temps de travail. En permettant à la pratique d’être visible, légale et même valorisée, Google a peut-être trouvé une façon de dépasser le problème : favoriser la créativité des collaborateurs en les autorisant, voire en les incitant, à s’épanouir ailleurs.

Le vrai challenge pour le salarié, finalement, c’est de faire en sorte que son activité supplémentaire soit assez circonscrite. Mais, afin de rester dans la légalité et jongler sereinement entre deux quotidiens, l’idéal est quand même de jouer la carte de la transparence. Parlez de votre projet personnel à un supérieur, surtout si vous êtes à temps plein. Et si vous êtes dans la position inverse, que votre salarié mène un projet professionnel en parallèle et que vous jugez que cela altère ses performances, rappelez-lui son obligation de loyauté et essayez de comprendre pourquoi il tient tant à cette seconde source de revenus.

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