Éloge des trajets domicile-bureau, cette parenthèse mal-aimée parfois bénéfique

24 mars 2021 - mis à jour le 14 févr. 2023

8min

Éloge des trajets domicile-bureau, cette parenthèse mal-aimée parfois bénéfique
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Elise Assibat

Journaliste - Welcome to the Jungle

Les trajets qui s’étirent de la maison au bureau (et inversement) occupent en moyenne 50 minutes dans la journée des français. Un fléau pour beaucoup de travailleurs qui n’y voient là qu’une perte de temps, ponctuée par l’ennui, la fatigue et tous types de désagréments souterrains. Pourtant, le temps de trajet domicile-travail ne mérite pas une si mauvaise presse. Au contraire, une nouvelle étude explique que cette parenthèse temporelle mal aimée est en fait bénéfique notre santé mentale.

L’étude, basée notamment sur l’observation des déplacements domicile-travail de 80 employés, démontre tout l’intérêt d’avoir un temps de transition entre le bureau et son domicile. Alors que ce temps est parfois gommé au profit du télétravail, les scientifiques soulignent l’utilité de cette rupture - cet espace dit liminal - qui permet à chacun de passer d’une posture de travail à une posture de détente. Qu’il s’agisse de se désengager mentalement du travail, de se recentrer sur soi, ou de prendre un moment hors du temps, ce moyen de transition est particulièrement bénéfique pour éviter l’épuisement professionnel.

Qu’ils crapahutent en voiture, en métro, en train ou en vélo, nous sommes allés à la rencontre de ceux qui vivent ce moment de manière presque sacrée. Portraits de quelques aficionados des trajets journaliers. 

Le métro, une soupape de décompression

Clémence a 25 ans et des poussières, et après de longues études de droit, elle entame un stage, en janvier 2020, dans une société d’assurance en tant que juriste en droit du travail. Le boulot lui plait et on lui propose même de poursuivre en CDI alors que la France est confinée et l’avenir incertain. Clémence signe alors son entrée dans la vie active, avec, de surcroît, un deuxième changement tout aussi notable : elle quitte le cocon familial. Nouvelle vie en somme.

Elle a beau laisser sa jolie maison de Saint-Cloud pour un petit appartement du 17ᵉ arrondissement de Paris, elle économise maintenant une bonne vingtaine de minutes en temps de transports. Exit les longues marches, le bus par mauvais temps et les heures passées dans les trains de la gare de Saint Cloud. Seulement une dizaine de stations la séparent désormais de son bureau par la ligne 3 du métro parisien. Mais le trajet n’a jamais été un souci pour Clémence. Bien au contraire. « À vrai dire, il m’a toujours fait du bien, nous confie-t-elle. Je ne le vois pas comme une contrainte mais plus comme une coupure entre mon travail et ma vie privée. Non seulement, il me permet de faire redescendre la pression, mais il me permet aussi de me perdre dans mes pensées pour rentrer chez moi plus apaisée. J’en profite pour écouter de la musique, appeler mes proches, regarder les autres voyageurs. » 

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Pendant le premier confinement, Clémence faisait partie de ceux pour qui, ne plus se déplacer pour aller travailler était un réel problème. Particulièrement quand venait la fin de journée : « Cette absence de trajet ne m’accordait plus aucun répit. Le soir, quand je m’arrêtais de travailler, je restais souvent préoccupée et tendue pendant longtemps sans réussir à vraiment déconnecter. J’aime pouvoir changer d’environnement entre mon travail et chez moi. Ce trajet c’est ma soupape de décompression. » Plus qu’un simple chemin lambda, c’est un moment de calme, un moment à elle, dans un monde où tout va très vite. « C’est comme si cet instant tournait au ralenti en comparaison avec mon rythme de vie. Une fois posée sur mon strapontin je prends mon temps pour réfléchir, ou justement pour ne plus réfléchir du tout. Et quand c’est le cas, comme souvent au cours de mon trajet, c’est très reposant. »

« Une fois posée sur mon strapontin je prends mon temps pour réfléchir, ou justement pour ne plus réfléchir du tout. Et quand c’est le cas, comme souvent au cours de mon trajet, c’est très reposant. » - Clémence, juriste, 25 ans

Maintenant que Clémence n’habite plus si loin, son ancien trajet viendrait presque à lui manquer. « Je marche beaucoup moins, ce qui était agréable le matin. J’arrivais l’esprit clair au bureau, prête à affronter la journée. Il va falloir que je m’habitue à ça. J’ai aussi moins de verdure désormais, moins de couleurs, ce qui fait que je ne regarde plus tellement par la fenêtre du wagon. Mes nouvelles stations ne prêtent pas à l’évasion… »

À vélo, pour une déconnexion sportive sur les quais de Paris

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Stéphane, 52 ans, journaliste depuis toujours, débat sur les plateaux TV de la Chaîne Parlementaire depuis environ un an. Père de trois enfants, il habite avec sa famille, une ancienne maison d’ouvrier à Boulogne Billancourt, en région parisienne. Il ne se rend jamais au boulot le matin car ses journées ont un rythme un peu particulier. Il rédige de chez lui une chronique sur l’actualité et aux alentours de 18h30, il se rend au studio de l’Assemblée, juste avant le direct de 19h30. 

Pas de routes ni de voies ferrées : Stéphane a toujours eu un faible pour les pistes cyclables. Passé 18h, il enfourche son vélo, pédale en longeant la Seine, dépasse la Tour Eiffel et remonte jusqu’aux Invalides, direction l’Assemblée Nationale. À peu près une demi-heure en tout. Et c’est son moment préféré de la journée : « Ce trajet en vélo m’aide à me concentrer, à faire une pause dans mon boulot. Si j’étais assis dans le métro, je serais tenté de relire ma chronique, de la ressasser pour l’apprendre par cœur, sauf qu’à vélo, c’est impossible. Quand tu passes quatre ou cinq heures à décrypter un fait d’actualité pour le retranscrire sous forme d’une chronique plaisante, ça fait chauffer la cervelle. Du coup, ça fait du bien de faire une pause d’une demi-heure avant d’attaquer en direct à la TV. »

« Ce trajet en vélo m’aide à me concentrer, à faire une pause dans mon boulot. Si j’étais assis dans le métro, je serais tenté de relire ma chronique, de la ressasser pour l’apprendre par cœur, sauf qu’à vélo, c’est impossible. » - Stéphane, journaliste, 52 ans

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L’occasion aussi de faire du sport tous les jours. C’est primordial pour Stéphane qui décrit son travail comme « sédentaire et cérébral. » Pédaler lui permet de s’éloigner du tourbillon de l’émission, de donner du fil à retordre à son corps et surtout de s’émerveiller un peu plus chaque jour : « Des millions de gens viennent de l’autre bout du monde pour voir le décor de mon trajet quotidien jusqu’au boulot, c’est que ça doit valoir le coup, non ? » Entre tous les monuments, la Seine et le grand nombre d’oiseaux qui croisent sa route, Stéphane confesse avoir une préférence un peu particulière pour les péniches. « En les voyant passer, je me dis souvent que j’aimerais suivre les méandres du fleuve, être moi aussi dans ce rythme lent et paisible, si différent de l’activité de la ville, laisser Paris derrière moi, traverser la campagne et naviguer vers la mer. Peut-être qu’un jour je le ferais ? » Car une chose est sûre, si jamais on lui enlevait son rituel sacré, Stéphane ne resterait pas à Paris mais irait sans doute s’installer près de Nice « où l’arrière-pays est un paradis pour les cyclistes… » 

En voiture, un road trip nature loin des tracas du quotidien

Nathalie a 50 ans et deux grands enfants. Aujourd’hui, elle vit à Changé-les-Laval dans une maison avec un grand jardin dont elle adore s’occuper. Depuis presque vingt ans, elle est assistante parlementaire - ou plus précisément secrétaire parlementaire en circonscription - pour le député de la ville de Mayenne. Ici, la question du moyen de locomotion ne se pose pas trop. Si l’on veut se déplacer, on roule. Alors, comme tous ceux qui habitent en milieu rural, Nathalie fait 60 km de route chaque jour, sans sourciller, pour aller travailler. C’est ainsi, mais sans que ça lui déplaise pour autant : « plus le temps passe, plus j’aime ce trajet. C’est un drôle de moment pendant lequel ma voiture devient un espace de liberté ! C’est ma pause solitaire et aucun événement ne peut venir me perturber. »

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Nathalie est de nature contemplative, et chaque détail qui l’accompagne au fil de sa route est source d’apaisement. « Tout retient mon attention. Les couleurs des paysages au fil des saisons qui défilent. L’attitude des autres conducteurs. Les voix à la radio, les paroles des chansons… J’apprécie chaque instant et parfois même, j’aimerais que ce moment ne s’arrête pas. J’ai même du mal à quitter ma voiture une fois arrivée. » Car ces moments passés au volant de sa voiture sont une heure de pause au milieu de ses journées très chargées. « Je peux être apaisée ou tout simplement émerveillée par la nature omniprésente sur mon trajet. Ça me fait beaucoup de bien. En ce moment, ce que je préfère c’est la variation de couleurs des feuilles dans les arbres de plus en plus dorées par la saison. Ça remet les choses en perspective d’être aussi proche de la nature. »

« J’apprécie chaque instant et parfois même, j’aimerais que ce moment ne s’arrête pas. J’ai même du mal à quitter ma voiture une fois arrivée. » - Nathalie, assistante parlementaire, 40 ans

Une transition d’une grande douceur donc, où les voies sont presque entièrement bordées par des champs, des vaches, des chevaux, voire même quelques biches quand la chance est au rendez-vous. Une transition qui offre également à Nathalie une disposition privilégiée, dépourvue de tout stress lorsque vient l’heure de s’installer au siège de son bureau.

Plus de tracas du quotidien ou de vie de famille à gérer, plus de concentration ou de réflexion à mener à propos de son travail. Seulement un moment qui lui appartient, où elle seule choisit comment l’occuper, au gré de ses envies. D’ailleurs, si on venait à l’en priver, difficile de savoir si elle pourrait réussir à se l’accorder… 

Le train, pour s’organiser en défiant l’espace-temps

Amandine a 29 ans et est jeune maman depuis peu. Elle est “Directrice Recrutement France” dans le domaine bancaire et vit en Eure-et-Loir, à côté de Maintenon, dans un petit village de 500 habitants. Seul hic, les bureaux sont à la Défense. Pas si grave. Depuis bientôt quatre ans, Amandine roule quatre jours par semaine jusqu’à la gare pour ne pas louper son TER qui l’amène jusqu’à Versailles. S’ensuit alors un Transilien direction la Défense, puis encore une dizaine de minutes de marche pour arriver au bâtiment. Pas loin d’1h30 aller, doublée d’1h30 retour si tout se déroule comme prévu, mais en moyenne elle cumule plutôt 4 heures de transports par jour.  

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Avec le temps, ses trajets se sont réglés comme du papier à musique. Le trajet du matin c’est l’occasion pour elle de traîner sur les réseaux sociaux, d’avancer dans son livre tout en dégustant un Earl Grey bien chaud ou encore d’écouter des podcasts. De sa campagne jusqu’à Paris, les couleurs tournent progressivement du vert au gris et elle trouve la vue de sa fenêtre de plus en plus jolie. Le trajet du soir lui sert davantage à boucler ses dossiers ou encore à réfléchir plus calmement à des sujets qui lui demandent du recul. L’organisation est d’ailleurs l’un des plus grands bénéfices qu’elle retient de ses voyages car la pluralité des transports qu’elle emprunte ainsi que l’agencement de leurs horaires, l’obligent à rentabiliser et à optimiser ses journées de la manière la plus efficace qui soit. Hors de question d’en gaspiller une seule minute, elle n’a tout simplement pas le temps.

Et s’il lui a fallu un moment pour s’habituer à son nouveau rythme, Amandine prend désormais un certain plaisir à côtoyer ses compagnons de route. « Maintenant je prends le temps de m’arrêter sur tout ce petit monde qui m’entoure au quotidien. Chacun a ses petites habitudes, chacun assis à sa place… On a l’impression de se connaître alors qu’en fait on se parle très peu. C’est bizarrement rassurant. » D’autant plus que le fait d’habiter loin permet à Amandine d’être pleinement ancrée dans sa vie familiale et personnelle une fois rentrée à la maison. « J’ai le sentiment d’être en week-end à la campagne chez moi, tout en étant la semaine dans un environnement qui bouge beaucoup. » Passé l’appréhension des débuts, ces longs trajets se révèlent presque être des moments précieux à ses yeux

« J’ai le sentiment d’être en week-end à la campagne chez moi, tout en étant la semaine dans un environnement qui bouge beaucoup. » - Amandine, “Directrice Recrutement France” dans le domaine bancaire, 29 ans

Chaque trajet allant de chez soi jusqu’au bureau est une histoire où se mêle toute sorte de transports, de gens, d’occupations et de sentiments très différents. Qu’il s’agisse d’un moment hors du temps, d’un moment en fin de compte assez doux ou d’un moment rien qu’à soi, le trajet a de cela qu’il donne le temps et l’espace pour buller. Pour faire le vide avant d’aller travailler ou après, et surtout pour savourer cet instant qui n’appartient qu’à nous. Mais il se raréfie de plus en plus avec l’essor du télétravail, allant même peut être jusqu’à bientôt disparaître. Et si ce contexte d’adaptation, à mi-chemin entre le travail à la maison et celui au bureau, était l’occasion d’en mesurer sa valeur ? Pour l’appréhender, non plus comme une source de contrariétés, mais plutôt comme un interstice de liberté qui parviendrait à nous faire mettre de côté nos responsabilités le temps d’une demi-heure, une heure ou deux. Et c’est déjà pas mal. 

Photos by Thomas Decamps for WTTJ

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