Salarié et entrepreneur : une double vie complexe mais riche !

31 mars 2018

9min

Salarié et entrepreneur : une double vie complexe mais riche !

Se lancer dans un projet entrepreneurial tout en étant salarié est autorisé et tout à fait envisageable. À condition de respecter quelques règles légales et d’appliquer les conseils de celles et ceux - de plus en plus nombreux - qui sont déjà passés par là.

Une tendance de fond : le slashing, l’art de cumuler plusieurs jobs

Près de cinq millions. C’est le nombre de personnes qui, en France, exercent plusieurs activités professionnelles simultanément. Une tendance accrue qui concerne désormais plus de 15% de la population active et qui peut s’expliquer par différents facteurs : la précarisation du marché de l’emploi qui pousse les actifs à multiplier les sources de revenus mais aussi une volonté de s’épanouir davantage dans sa vie professionnelle. « L’activité principale des salariés ne correspond souvent pas à leur passion et ne mobilise pas toujours leur talent principal. Ils cherchent alors à développer une activité qui a davantage de sens pour eux et qui leur permet de tester une nouvelle idée entrepreneuriale, sans prendre de risques majeurs _», explique Alain Bosetti, co-fondateur du salon SME. Tel est le cas de Bernie Torres, Senior Communication Manager pour Trip Advisor et créatrice du site In the wool for love - une plateforme qui fédère une communauté tricot, notamment par le biais d’une newsletter hebdomadaire mettant en lumière de jeunes créateurs - qu’elle présente comme son « _side project ». « Même si je suis passionnée par mon boulot, je crois que j’aurai toujours envie d’avoir un projet de réalisation personnelle à côté, avec cette satisfaction de faire quelque chose de plus intime, que je maîtrise et que j’ai créée moi-même de A à Z », explique-t-elle.

« Même si je suis passionnée par mon boulot, je crois que j’aurai toujours envie d’avoir un projet de réalisation personnelle à côté. » Bernie Torres - Senior Communication Manager chez TripAdvisor et créatrice d’In the wool for love

Selon Alain Bosetti, le marché du travail est en pleine mutation et connaît une phase de « transition entrepreneuriale » : « Nous sommes en train de passer d’une société de salariés en CDI à une société d’indépendants et d’entrepreneurs », estime-t-il. D’après une étude réalisée en 2016 par le salon SME*, 32% des slasheurs se lancent ainsi dans une aventure entrepreneuriale en complément de leur activité principale, quand 27% d’entre eux optent pour une deuxième activité salariée. « Je suis certain que dans quelques années, émergeront de belles entreprises créées initialement par des slashers comme une activité d’appoint et qui se seront transformées en activité principale avec succès », prédit Alain Bosetti. Deux innovations technologiques ont d’après lui facilité le développement de ces pluri-activités : la création du statut d’auto-entrepreneur en 2009 qui offre la possibilité d’exercer facilement une deuxième activité déclarée, et les nouvelles technologies qui permettent désormais de gérer une activité à tout moment, où que l’on soit.

Salarié et entrepreneur : que dit la loi ?

Il est tout à fait possible, légal et autorisé de cumuler une activité salariée avec une autre activité déclarée, que ce soit sous la forme d’une micro-entreprise, d’une entreprise individuelle ou d’une société (EURL, SARL, SAS ou SASU). À condition toutefois de respecter quelques règles.

La clause d’exclusivité

Premièrement, s’assurer que son contrat de travail ne comporte aucune clause dite d’exclusivité qui interdit aux employés de l’entreprise d’exercer toute autre activité professionnelle simultanément. Toutefois, cette clause, qui doit être clairement justifiée par l’employeur, peut être provisoirement inopposable pour une durée d’un an lorsque le salarié reprend ou crée une entreprise en parallèle de son emploi salarié, comme le stipule l’article L1222-5 du Code du travail, à condition de ne pas porter atteinte aux intérêts de l’entreprise.

La clause de non-concurrence

Autre clause à respecter : la clause de non-concurrence. Cette dernière interdit au salarié d’exercer, à l’issue de son contrat de travail, une activité concurrente à celle de l’entreprise pour laquelle il travaillait. Pour être valable, cette clause doit être justifiée par les intérêts de l’employeur, limitée dans le temps et dans l’espace, et doit donner lieu à une compensation financière.

L’obligation de loyauté

Dans tous les cas, et même en l’absence d’une clause expressément stipulée dans son contrat de travail, le salarié-entrepreneur est tenu par une obligation de loyauté envers son employeur, que ce soit en matière de discrétion ou de non-concurrence. Concrètement, le salarié s’engage à exécuter son contrat de travail en toute bonne foi et à ne pas nuire aux intérêts de l’entreprise. Il s’agit notamment de ne pas travailler sur son projet de création d’entreprise pendant les heures et sur les lieux de travail, de ne pas utiliser les outils de communication de son employeur pour faire connaître son projet, de ne pas débaucher de clients (concurrence déloyale), de ne pas dénigrer les produits ou services de son employeur, de ne pas prospecter au sein de l’entreprise… Tout manquement à cette obligation de loyauté tacite pourra être considéré comme une faute professionnelle par l’employeur, alors prudence !

Comment se lancer ?

Micro-entreprise, entreprise individuelle, SARL… Les formes juridiques permettant de se lancer dans un projet entrepreneurial sont multiples et correspondent à des besoins variés, notamment liés à la nature de l’activité, au nombre d’associés, à la volonté ou non d’injecter du capital dans son affaire, au régime patrimonial souhaité.

Le régime du micro-entrepreneur

Reste que le statut le plus simple pour se lancer demeure incontestablement le régime du micro-entrepreneur. Pour cela, quelques formalités seulement sont nécessaires et réalisables en ligne sur le site www.lautoentrepreneur.fr, afin d’obtenir un numéro Siren et ainsi débuter son activité, qu’il s’agisse d’une activité libérale, artisanale ou commerciale.

L’une des seules limites imposées par ce statut réside dans le chiffre d’affaires annuel maximum autorisé : 170 000 euros pour les activités de commerce et de fourniture de logement, et 70 000 euros pour les prestations de service et les professions libérales relevant des bénéfices non-commerciaux ou des bénéfices industriels et commerciaux. En cas de franchissement de ce seuil, le micro-entrepreneur passe alors automatiquement dans le régime commun de l’entreprise individuelle, notamment en ce qui concerne les obligations fiscales et sociales.

Un congé ou un temps partiel

Bon à savoir : un salarié souhaitant créer ou reprendre une entreprise peut demander à son employeur de bénéficier d’un congé ou d’un temps partiel pour se consacrer à la mise en place de sa nouvelle activité, à condition de justifier d’une ancienneté d’au moins 24 mois au sein de l’entreprise. La durée initiale du congé pour création d’entreprise est fixée à un an maximum, renouvelable une fois. À l’issue de ce congé, sont garanties par l’employeur la reprise du précédent emploi, ou un emploi similaire, assorti d’une rémunération au moins équivalente ; et la réadaptation professionnelle notamment en cas de changement de techniques ou de méthodes de travail au sein de l’entreprise.

Quels avantages, quels inconvénients ?

La difficulté de gérer son temps et hiérarchiser ses priorités

Pierre-Thomas Lebatteux, Marie Ouvrard, Bakang Tonje, Bernie Torres… Tous cumulent ou ont cumulé activité salariée et aventure entrepreneuriale. Et tous s’accordent pour dire que la plus grande difficulté pour bien gérer deux activités de front est la gestion du temps et la hiérarchisation des priorités. Avant de se consacrer exclusivement au développement de son entreprise Club Employés - une plateforme web qui propose des produits et services à prix remisés aux employés des entreprises françaises - Pierre-Thomas a passé quatre mois à développer son projet, tout en conservant son poste de responsable commercial en CDI dans une agence digitale. Une période « très compliquée en termes d’organisation » car selon lui, il est très difficile voire impossible « d’être à 100% des deux côtés » : « Je travaillais le matin tôt, à midi et le week-end, mais aussi parfois sur mes heures de bureau quand j’avais des impératifs, j’aménageais ma journée comme je le pouvais », raconte-t-il, tout en faisant part de la fatigue accumulée et des conséquences sur sa vie perso’. « Le fait d’avoir deux activités en même temps ajoute beaucoup de contraintes et de stress et si on ne peut pas compter sur le soutien de la personne avec laquelle on partage sa vie, cela peut vraiment devenir invivable », assure-t-il.

« Le fait d’avoir deux activités en même temps rajoute beaucoup de contraintes et de stress », Pierre-Thomas Lebatteux - fondateur de Club Employés

Pierre-Thomas Lebatteux, fondateur de Club Employés

Qu’en est-il de la vie personnelle ?

Pour Bakang, qui a cumulé pendant un an et demi un job de vendeur de 20h par semaine chez Abercrombie & Fitch, une formation en développement d’applications mobiles 5 jours sur 7, et le lancement de son entreprise Dear Muesli, le rythme a été d’autant plus effréné, et il l’avoue aujourd’hui, il n’avait pas une minute à consacrer à sa vie personnelle. « Je n’avais rien », affirme-t-il. Au fil des mois, il se force toutefois à prendre des moments pour lui, notamment tôt le matin et se met à la méditation, ce qui l’a « énormément aidé » : « J’ai commencé à réfléchir autrement, il y a eu un vrai shift. Cela m’a permis de voir les choses différemment, de prendre du recul, et de relativiser les obstacles et les difficultés que nous pouvions rencontrer avec mes deux associés », rapporte-t-il. Alors que 65% des slasheurs exercent leur deuxième activité au moins une fois par semaine, dont 35% y consacrent au moins 10 heures par semaine, Alain Bosetti met en garde contre les risques de surmenage. « Dispersion, mauvaise gestion de ses priorités, fatigue supplémentaire… Le fait de se consacrer tous les week-ends et tous les soirs à son projet entrepreneurial a souvent pour conséquence d’être moins présent, moins opérationnel et moins efficace dans son job principal. Dans ce cas-là, tout le monde est perdant », estime-t-il. Pourtant, les bénéfices à cumuler deux activités sont multiples et permettent, selon lui, un enrichissement réciproque du salarié et de son employeur.

« Je développe plein de compétences qui me sont utiles et qui me rendent beaucoup plus agiles dans mon métier », Bernie Torres - Communication Manager chez TripAdvisor et créatrice de In the wool for love

Un enrichissement réciproque

« En devenant slasheur-entrepreneur, le salarié comprend mieux le fonctionnement d’une entreprise, les équilibres économiques qui sont en jeu, et donc le comportement et les attentes d’un dirigeant », explique le directeur du salon SME. « Ce qu’il apprend au travers de son projet entrepreneurial peut être très bénéfique pour son employeur », ajoute-t-il. Un constat que partage Marie Ouvrard qui gère le magazine Encore, tout en assurant les fonctions de directrice des contenus éditoriaux chez Welcome to the Jungle. « Mes deux activités se nourrissent complètement. Mon magazine, qui met en valeur les jeunes entrepreneurs et créateurs, me permet de tester plein de choses, de nourrir mon expérience édito et des médias, et cela est très enrichissant pour mon nouveau job », assure-t-elle. « Cela n’a pas été un obstacle pour mes employeurs même si nous traitons de la même thématique (le travail d’une manière générale, ndlr) car nous abordons ces sujets avec des angles différents et surtout parce que j’ai développé une véritable expertise dans ce domaine », explique-t-elle. Pour Bernie Torres, avoir un projet personnel a même été un atout lors de son recrutement chez Trip Advisor. « Je crois que pour un employeur, c’est toujours intéressant d’avoir des salariés qui développent une activité à côté parce que cela est une preuve de créativité », estime-t-elle. « Personnellement, avec In the wool for love, je développe plein de compétences qui me sont utiles et qui me rendent beaucoup plus agiles dans mon métier », ajoute-t-elle.

Dikom, Sylvain et Bakang, fondateurs de Dear Muesli / Photo La Seinographe ©

Quels conseils pour réussir ?

Jouer la carte de la transparence

« Si on est dans une relation de confiance avec sa direction, il n’y a aucune raison de cacher son projet », Pierre-Thomas Lebatteux - fondateur de Club Employés

Pour que le système fonctionne, ils sont unanimes : il faut jouer la carte de la transparence. « Si on est dans une relation de confiance avec sa direction, il n’y a aucune raison de cacher son projet », assure Pierre-Thomas Lebatteux. « Et surtout parce que tout finit toujours par se savoir. Cela peut être vécu comme une trahison et engendrer de la défiance si l’employeur principal l’apprend de lui-même », renchérit Alain Bosetti. « Mon boss a été très déçu quand je lui ai annoncé que j’envisageais de quitter l’entreprise mais il a compris mes motivations quand je lui ai expliqué que je souhaitais monter ma propre start-up », explique le co-fondateur de Club Employés. « Je lui ai assuré que je resterai pleinement investi dans mon travail jusqu’à la fin de mon contrat et en contrepartie, il s’est montré très conciliant en m’accordant quelques plages horaires de libre lorsque j’en avais besoin. La seule condition : que mon boulot soit fait correctement et à temps », ajoute le jeune entrepreneur, qui souhaitait absolument quitter son entreprise en bons termes. « Son job principal doit vraiment rester sa priorité », appuie Marie Ouvrard qui s’assure en permanence d’être disponible pour ses équipes.

Marie Ouvrad, Head of Content chez Welcome to the Jungle et fondatrice du magazine Encore

Hiérarchiser ses priorités et ne pas se laisser envahir

« Son job principal doit vraiment rester sa priorité », Marie Ouvrard - Head of Content chez Welcome to the Jungle et fondatrice du magazine Encore.

En termes d’organisation, là aussi, tous partagent le même avis : il faut apprendre à hiérarchiser ses priorités et ne pas se laisser envahir par les difficultés quotidiennes. Après un an et demi à vivre « l’enfer », Bakang a développé sa propre théorie : optimiser sa journée en listant trois tâches prioritaires à réaliser. Trois, ni plus, ni moins. « Il faut se dire que tous les problèmes que l’on rencontre peuvent être gérés le lendemain ou le surlendemain. On n’est jamais dans une situation de vie ou de mort, c’est important d’en avoir conscience et de relativiser ». Et Marie de conclure ainsi : « il faut vraiment avoir envie parce qu’un projet en parallèle, cela prend beaucoup de temps et d’énergie. Il faut vraiment y croire à fond ».

* Etude menée par le Salon SME, administrée en ligne par Créatests en mai 2016, sur un échantillon représentatif de la population française active des 18 à 65 ans (1.000 répondants à la méthode des quotas). L’échantillon est représentatif sur les critères de sexe, d’âge, de catégorie socioprofessionnelle et de répartition géographique.

Photo by WTTJ