Charge mentale au travail : attention à la surchauffe

10 sept. 2019

8min

Charge mentale au travail : attention à la surchauffe
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La sonnette du bureau retentit. À votre gauche, 3 collègues font un point sur un dossier. Derrière vous, quelqu’un est en pleine conversation téléphonique. Vous recevez un message Whatsapp et tentez tout en même temps de (re)lire un email sans parvenir à le comprendre.

La situation vous semble familière ? Avec la dématérialisation des échanges, l’émergence de nouvelles pratiques de travail, le règne de l’instantanéité, les bureaux partagés et la profusion des médiums de communication à notre disposition, le travail a connu, ces dernières années, une véritable accélération et révolution. Nous devons désormais évoluer quotidiennement dans un environnement excessivement stimulant où il nous faut saisir, traiter et restituer un nombre infini d’informations. Ce flux informationnel met notre attention à rude épreuve et notre cerveau, pris dans ce flot continu de stimuli, doit faire le tri. Parfois au prix d’un très gros effort mental bien nommé par les scientifiques “surcharge cognitive”. Comment, dans un tel contexte, limiter la surchauffe et essayer de préserver un certain équilibre cognitif ? Décryptage des mécanismes à l’œuvre dans notre cerveau avec Marie Lacroix, docteure en neurosciences et co-fondatrice de la société Cog’X.

Définition scientifique…

Marie Lacroix définit la charge mentale ou charge cognitive comme « le coût de traitement d’une information, pour un individu, dans une tâche et dans un contexte donnés. » Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la charge cognitive est donc naturelle ; elle existe dès que nous engageons nos capacités cognitives et n’est pas mauvaise en soi. C’est la “surcharge cognitive” régulière qui peut être néfaste. Soit quand au cours d’une journée, je manipule plus d’informations que ce que ma mémoire de travail peut traiter. Cette mémoire, dite “court-terme”, est limitée dans le temps (à quelques secondes) et limitée à un certain nombre d’informations (une dizaine). Pour appréhender sa capacité, Marie Lacroix nous invite à un exercice : résoudre mentalement les opérations 2x2+1 puis 22x15+3. « On voit bien que l’effort mental est différent et la charge cognitive plus élevée pour le second calcul. »

« La charge mentale est le coût de traitement d’une information, pour un individu, dans une tâche et dans un contexte donnés. »

… et abus de langage

La théorie de la charge cognitive a été formalisée par le psychologue John Sweller à la fin des années 80. Celui-ci, dans le cadre de ses recherches en matière de “design d’instruction ou design pédagogique”, a cherché à identifier différentes techniques pour faire baisser la charge cognitive et faciliter l’apprentissage.

La notion de charge mentale est ensuite sortie du périmètre scientifique pour passer dans le langage courant. Elle est désormais associée à l’idée de “penser à tout, tout le temps” et notamment à la fameuse charge mentale “ménagère” que la chercheuse Nicole Brais définit, dans cet article, comme le « travail de gestion, d’organisation et de planification qui est à la fois intangible, incontournable et constant et qui a pour objectif la satisfaction des besoins de chacun et la bonne marche de la résidence. » Ce sentiment de devoir sans cesse s’organiser pour assurer le bon fonctionnement du foyer incombe encore souvent aux femmes. Le terme de “charge mentale” a notamment été popularisé par la BD “Fallait demander” d’Emma Clit parue en 2017, qui décortique avec humour les contraintes qui pèsent sur les femmes.

Mais comme le souligne Marie Lacroix, il nous faut distinguer le sens courant du terme soit « les préoccupations du quotidien et l’ensemble des tâches auxquelles un individu doit penser au cours de sa journée » de la définition scientifique de la charge cognitive. Pour elle, « une façon de lier ces deux aspects est de considérer que nous avons des ressources cognitives limitées qui ne peuvent que difficilement être partagées sur plusieurs tâches à la fois. Ainsi nos préoccupations ou la multitude de choses que l’on ne doit surtout pas oublier et que l’on doit faire rentrer dans le planning d’une seule journée, occupe régulièrement de “l’espace mental“ qui ne peut être alloué à autre chose, sans compter le stress que cela peut engendrer. »

« Nous avons des ressources cognitives limitées qui ne peuvent que difficilement être partagées sur plusieurs tâches à la fois. »

Petite leçon de mécanique du cerveau

Si la charge cognitive est naturelle (dès lors que l’on mobilise notre cerveau), la surcharge cognitive, et notamment professionnelle, intervient davantage en cas de surchauffe. Marie Lacroix recommande d’analyser trois grands facteurs pour décrypter et réguler un état de surcharge cognitive :

1. La nature de la tâche à réaliser et/ou mon niveau d’expertise face à l’information

« La surcharge cognitive intervient par exemple quand la tâche est trop complexe, soit parce que les informations elles-mêmes sont difficiles à traiter, soit parce que nous n’avons pas les connaissances et savoir-faire pour les traiter. C’est le cas quand nous sommes novices sur une tâche ou encore en phase d’apprentissage. »

2. L’environnement de travail physique ou digital

« La surcharge peut également survenir quand il y a trop d’informations à prendre en compte, même si chacune d’elle n’est pas complexe en soi. C’est pour cela que la sur-sollicitation ou une organisation qui nous pousse à faire “plusieurs choses à la fois” peut générer un état de surcharge. » Ainsi, un environnement de travail trop stimulant (bruit, conversations physiques ou téléphoniques, flux, objets divers…) comme un open-space peut heurter notre équilibre cognitif.

3. L’état interne

« Aussi, notre état interne, comme notre niveau de fatigue, de stress ou un manque de motivation peut augmenter l’effort nécessaire pour résoudre une tâche. Après une mauvaise nuit, on voit bien combien il est peut s’avérer difficile d’effectuer efficacement une tâche que l’on opère pourtant bien habituellement. »

Les dommages collatéraux

Concrètement, comment réagit notre cerveau en cas de surcharge ? « Ce qu’il se passe dans le cerveau, c’est que l’état de surcharge est associé à une modification de l’activité dans le cortex préfrontal, siège de la mémoire de travail mais aussi de fonctions dites exécutives : c’est un peu la “tour de contrôle“ de notre cerveau. Ainsi en surcharge cognitive, nous augmentons notre risque d’erreur, de problèmes de mémorisation, et diminuons notre capacité de planification, de gestion des émotions… Les signes de l’état de surcharge cognitive peuvent donc être justement le fait de faire des erreurs, de devoir recommencer un raisonnement, de ne pas faire attention aux autres ou oublier régulièrement des choses importantes. » Comme l’explicite Marie Lacroix, la surcharge cognitive peut donc directement et indirectement diminuer le bien-être et l’efficacité au travail.

« En surcharge cognitive, nous augmentons notre risque d’erreur, de problèmes de mémorisation, et diminuons notre capacité de planification, de gestion des émotions… »

« Débordement cognitif », la faute à l’époque ?

La docteur en neurosciences insiste sur le fait que le problème de surcharge cognitive n’est, en soi, pas nouveau. Il s’est néanmoins intensifié avec l’expansion des technologies de l’information et de la communication. Selon elle, « le risque de surcharge cognitive est plus important car la rapidité des échanges et le flux informationnel qu’il nous faut désormais gérer à l’ère digitale challenge nos capacités cognitives. » Conserver l’esprit clair et avancer sereinement lorsque l’on reçoit quelques dizaines d’emails par jour, des notifications à tout va, des requêtes, messages et rappels sur de multiples canaux (Slack, Whatsapp, chats divers, google agenda…) relève du sport de combat. On peut convoquer une notion d’ergonomie et parler de “débordement cognitif” pour qualifier ce trop-plein ; le « sentiment d’être submergé par les informations, débordé », que « l’urgent passe avant l’important. »

« La rapidité des échanges et le flux informationnel qu’il nous faut désormais gérer à l’ère digitale challenge nos capacités cognitives. »

Tous égaux ?

Mais y-a-t-il des professions plus exposées que d’autres aux problèmes de surcharge cognitive ? Selon Marie Lacroix, ceux-ci ne sont pas forcément liés à l’individu. Elle nous enjoint à ne pas confondre la surcharge cognitive avec le syndrome du burn-out”, qui arrive effectivement davantage dans certaines professions (police, pompiers, personnel hospitalier…) du fait notamment du surmenage, d’une charge émotionnelle forte et du manque de reconnaissance. En revanche, il est effectivement possible de diminuer le risque de surcharge cognitive d’un agent en optant pour certaines mesures. « C’est d’ailleurs le cas pour les pilotes de ligne, les agents de circulation ou dans les centrales, où les procédures sont pensées pour contourner les limites naturelles de notre espace mental (checklists, double vérification) et réduire le risque d’erreur », explique Marie.

Attention fragile, comment la préserver ?

Marie Lacroix nous appelle à prendre conscience du fonctionnement de notre cerveau pour identifier de meilleures pratiques individuelles et collectives. « Notre attention est un filtre naturel contre la surcharge cognitive. Elle nous permet de sélectionner les informations pertinentes pour la tâche que nous souhaitons effectuer, et de laisser les autres hors de notre mémoire de travail. Cependant cette attention est fragile, elle peut être rapidement captée par des sollicitations externes, qu’elles soient physiques dans l’open-space ou digitales par les notifications. » L’espace de travail, nos pratiques de travail et de connexion jouent donc un rôle important dans la régulation de notre charge cognitive au quotidien.

« L’attention est fragile, elle peut être rapidement captée par des sollicitations externes. »

Comment, dès lors, travailler sur cette multitude de facteurs qui agissent sur notre charge cognitive ? Selon Marie Lacroix, réduire sa charge mentale consiste essentiellement à réduire la quantité ou la complexité des informations à traiter. Tour d’horizon des bonnes pratiques à adapter selon ses besoins :

Au niveau individuel

  • Schématiser ou lister l’ensemble des tâches à accomplir.
    Pour mieux les appréhender, les planifier, les hiérarchiser. C’est le rôle d’une to do-list.

  • Lâcher-prise sur des tâches non essentielles.
    Pour limiter la frustration, il est essentiel de noter les tâches accomplies et de connaître le temps que l’on y a passé : cela permet de valoriser son propre travail (le temps ne s’est pas volatilisé) et de pouvoir mieux ajuster la planification des tâches à l’avenir.

  • Aborder une tâche avec un objectif précis et surtout à court terme.
    Pour cela il est plus efficace de découper une tâche en sous-objectifs de 15-20 minutes par exemple.

  • Bannir le multitasking.
    Plutôt que d’alterner rapidement entre deux ou plusieurs tâches (répondre à un email pendant que l’on est en réunion), il est plus efficace de faire les choses séquentiellement (l’une après l’autre).

  • Réduire le nombre d’interruptions pour gagner en efficacité et en sérénité.
    Mieux vaut par exemple regarder sa boite mail par créneau, cela peut être une fois toutes les heures ou demi-heures si on a peur de ne pas être assez réactif, mais éviter qu’elle soit visible en continu. On peut également couper les diverses sollicitations visuelles et sonores comme les pop-up et notifications et choisir des moments précis pour les consulter.

  • Soigner ses pauses.
    Pour réguler efficacement la charge mentale, la pause doit permettre de changer la nature de la tâche ou de l’activité et d’être actif autrement. Autrement dit, si je passe la journée à animer un atelier et à être en interaction avec les gens, la bonne pause consistera à me retrouver, lire, écouter quelque chose au calme, ou à marcher. Si au contraire je suis derrière un ordinateur tout seul toute la journée, la bonne pause devrait mobiliser mon corps, favoriser les interactions.

  • S’octroyer des vrais temps de récupération.
    (Sport, méditation, lecture, musique ou même rien du tout) pour agir sur notre état interne. Si on accumule un besoin de récupération trop important, on produit de l’adrénaline, du cortisol, soit un effort compensatoire qui peut avoir un impact sur la santé.

Au niveau organisationnel et collectif :

  • Proposer des bureaux en “flex permettant aux salariés de s’installer dans un espace répondant aux besoins de la tâche du moment, une pièce silencieuse, ou un espace collaboratif.

  • Travailler sur les pratiques managériales, notamment « le culte de l’urgence en invitant les managers à distinguer pour leurs équipe “l’urgence” de “l’importance” des tâches pour les aider à s’organiser, hiérarchiser », explique Marie.

  • Prendre garde aux sollicitations que l’on émet pour les autres. Faire attention à l’heure à laquelle on envoie un email, un texto, un whatsapp ou aborde un gros sujet pour ne pas éveiller l’agitation et le challenge dans l’esprit de son interlocuteur à un moment inopportun et prendre soin de respecter ses temps de récupération.

Si la charge cognitive est normale, un sentiment de surcharge mentale régulier ne l’est pas. Comme le souligne Marie Lacroix, « il peut venir nous indiquer que nous devons interroger nos pratiques individuelles et collectives, modifier la façon de réaliser la tâche, faciliter certains processus, réorganiser les étapes, agir sur les ressources à disposition… » Même si le problème doit être compris et traité de manière collective voire organisationnelle, nous disposons tous, individuellement, d’une certaine marge de manœuvre pour travailler différemment. Encore faut-il vouloir s’affranchir un tant soit peu de la vitesse, de la quantité et de l’instantanéité, notions désormais associées à celle de productivité. Et si pour être plus serein, plus efficace et plus performant, il fallait finalement apprendre à dire “non” et à (re)prendre le temps ?

« Il peut venir nous indiquer que nous devons interroger nos pratiques individuelles et collectives, modifier la façon de réaliser la tâche, faciliter certains processus… »

Photo d’illustration par WTTJ

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