Salaires des patrons : et si on s'inspirait du « salary cap » des joueurs de la NBA ?

11 oct. 2022

6min

Salaires des patrons : et si on s'inspirait du « salary cap » des joueurs de la NBA ?
auteur.e
Laure Girardot

Rédactrice indépendante.

Les salaires des grands patrons ont atteint des sommets. Et cette ascension n’est pas sans risque : Henry Ford estimait qu’au-delà d’un rapport de 1 à 40, il n’y a plus de société. Mais la solution pour maintenir la concordance sociale est-elle de limiter les salaires des PDG ? Le débat est ouvert.

La tendance à la hausse des salaires des grands patrons est mondiale. En 2021, les dirigeants du CAC 40 ont vu leur rémunération doubler, atteignant une moyenne de 8,7 millions d’euros. Et aux États-Unis, celle des 100 principaux dirigeants américains a progressé de 31 % pour s’établir à environ 20 millions d’euros par personne en moyenne (dont +569 % pour le patron d’Apple, Tim Cook, ou encore +65 % pour celui de Goldman Sachs). En France, la rémunération moyenne annuelle des dirigeants du CAC 40 est de 239 SMIC, soit environ 4,6 millions d’euros en 2021, selon le cabinet d’analyse financière Proxinvest. Un nom a cristallisé toute l’indignation nationale : Carlos Tavares, le directeur général du groupe automobile Stellantis qui a touché 66 millions d’euros de rémunération totale en 2021 (dont une part fixe de 19 millions d’euros). L’annonce est sortie en pleine campagne présidentielle, amenant Emmanuel Macron à réagir en proposant un plafonnement des rémunérations des dirigeants à l’échelle européenne.

Une annonce qui est intervenue dans le sillage de la mesure proposée par Anne Hidalgo et de Jean-Luc Mélenchon. Les deux candidats ont repris le fameux ratio du banquier John P. Morgan (1837-1913), qui estimait qu’un PDG ne devait pas percevoir plus de vingt fois la rémunération moyenne de ses équipes.
En effet, depuis 2012, seuls les salaires des dirigeants des entreprises publiques sont plafonnés à 450 000 euros brut. Ce qui représente vingt fois la moyenne des plus bas salaires dans les principales entreprises publiques comme EDF, Areva, La Poste ou la SNCF. Faut-il élargir ce plafond à l’ensemble des grandes entreprises ? Faut-il s’inspirer du « salary cap », le plafond salarial qui encadre les contrats des joueurs NBA ? Pour rappel, son but est d’empêcher les différentes franchises d’accumuler les gros contrats et d’assurer l’homogénéité du niveau sportif de la ligue.

Encadrer la politique de rémunération pour tous, une nécessité sociétale pour Frédéric Wehner, DRH d’Action contre la Faim

« Tout le monde connaît le salaire de tout le monde »

Au sein d’Action contre la faim, il est important que la politique de rémunération soit représentative de notre culture : l’associatif et l’aide humanitaire, à savoir la solidarité internationale. C’est dans cette logique que nous avons établi une grille salariale transparente qui est diffusée auprès de nos salariés, mais aussi en externe avec des pondérations et des critères objectifs : du directeur général à la personne travaillant en opération sur le terrain, et ce, au niveau international comme national. Tout le monde connaît le salaire de tout le monde, même des plus hauts salaires, car c’est aussi une obligation dans le secteur associatif. Dans le rapport moral d’activité diffusé sur le site internet, nous devons expliciter les trois plus hauts salaires.

Une système de rémunération pondéré et équitable à tous les étages

Le système de rémunération n’est une surprise pour personne au sein d’Action contre la faim. À l’entrée, c’est une méthode de calcul équitable fondée sur le nombre d’années d’expérience et les postes précédemment exercés. La pondération ainsi que notre processus de révision salariale limitent ainsi les écarts entre l’équipe dirigeante et les plus bas revenus. Cette logique de calcul s’applique aussi à notre directeur général : il a, comme tout le monde, un plafond à l’entrée.

Quant aux augmentations salariales, le processus de révision fonctionne via une commission qui réunit les directeurs et directrices des métiers concernés et les RH. Sa vocation est de répartir, pour l’ensemble des salariés, une enveloppe d’attribution qui dépend de critères de performance définis en amont avec le CSE, lors des négociations annuelles obligatoires (NAO). Le CSE et les RH jouent le rôle de garants de l’équité. Ils s’assurent que les critères ont été respectés et que les augmentations s’inscrivent bien dans l’enveloppe globale. Le directeur général est augmenté suivant les mêmes critères de performance – l’entité décisionnaire est aujourd’hui le conseil d’administration avec, toujours en relecture, le CSE. Et son package de rémunération n’est pas différent d’un ou une salariée : salaire, prime d’ancienneté…

Résultat ? L’écart entre le plus haut et le plus bas salaire pour le siège est de 3,48. Au niveau global, il s’élève à 8 en moyenne. Sociétalement, et de plus en plus dans un contexte de crise, c’est essentiel d’avoir cet indicateur en tête, dans le privé comme le public ou l’associatif.

Des bénéfices sociaux et RH visibles… mais non sans challenges

Ce système de rémunération garantit une grande cohérence avec notre culture interne : c’est une ligne directrice pour l’ensemble de nos politiques RH. L’équité offerte par des critères connus et des mécanismes de gestion (commission et CSE) favorisent l’égalité professionnelle : ça libère de la pression de la négociation individuelle qui explique parfois les écarts salariaux hommes-femmes. Cette approche solidaire est aussi un moyen de pouvoir allouer l’argent à d’autres services collectifs : une bonne couverture de la mutuelle, une bonne prise en charge du télétravail, un congé second parent long… Ce qui renforce l’engagement et la reconnaissance.

Néanmoins, maintenir une approche collective des rémunérations n’est pas facile tous les jours. En tant que DRH, je dois faire preuve d’une grande rigueur face aux demandes individuelles des managers et salariés. C’est pourquoi il est important de rappeler régulièrement le sens de cette vision RH, à la fois en interne mais aussi auprès des candidats, pour pouvoir attirer les talents adéquats.

Plafonner la rémunération des patrons : un axe de réflexion trop restreint, selon Jean-Edouard Colliard, professeur associé de finance à HEC

Une question d’éthique… et d’efficacité

En économie, lorsque l’on souhaite réguler, il est fondamental de s’interroger sur les mécanismes de marché qui dysfonctionnent. Ici, il s’agit de la rémunération des hauts dirigeants, et par conséquent de l’écart salarial. J’y vois deux axes de réflexion : celui de l’équité : est-il juste de les payer aussi cher ? Est-ce acceptable de maintenir un système de rémunération aussi inégalitaire ? Puis celui de l’efficacité : les salaires pratiqués permettent-ils d’attirer les meilleures patronnes et les meilleurs patrons là où ils et elles sont les plus utiles, et de les inciter à faire leur travail le mieux possible ?

Plafonner pour sanctionner : un choix politique compréhensible mais inefficace

Lorsque l’on émet l’idée d’un plafond de rémunération pour les hauts salaires, c’est généralement l’axe de l’équité qui est pris. C’est un choix politique de penser que les rémunérations sont trop éclatées. Sur ce point, les économistes n’ont pas à se prononcer. En revanche, ils et elles peuvent émettre des solutions alternatives pour rétablir les disparités salariales. Un outil existe déjà… L’impôt sur le revenu (revenu du travail, plus spécifiquement). Le principe est connu : plus vous êtes riche, plus vous contribuez à la redistribution des revenus. On évite ainsi de sanctionner une catégorie de personnes en particulier, à savoir les PDG du CAC 40, et de leur imposer, de manière arbitraire, un plafond.

Pourquoi eux plutôt que des footballeurs, des acteurs ou toute autre personne avec les mêmes revenus ? De plus, c’est inefficace en générant de la rigidité sur le marché. Si vous cherchez un PDG pour votre entreprise sur le marché mondial et que le plafond est une contrainte, vous n’avez plus de levier pour l’attirer. En revanche, avec la taxe ou l’impôt, il est toujours possible pour l’entreprise de compenser la perte de revenu en augmentant la rémunération : on conserve ainsi ce qu’on appelle en économie « un mécanisme de prix ».

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Rémunération des patrons : et si le problème venait d’ailleurs ?

Il existe quelques études qui démontrent que les chefs d’entreprise sont déterminants pour la croissance de leur entreprise. En changeant de patron, la performance d’une organisation peut en être affectée. En effet, leur talent, leurs compétences spécifiques, leur charisme ou encore leur vision justifieraient un salaire élevé. Par ailleurs, les rémunérations ont aussi évolué parce que la taille des entreprises a elle-même énormément augmenté. Le travail d’un unique dirigeant a donc un impact sur un nombre croissant d’employés, ce qui rend les actionnaires prêts à payer d’autant plus cher pour attirer de meilleurs dirigeants : c’est ce qu’on appelle l’effet « super star » en économie.

Néanmoins, cette complexité et cette taille peuvent induire des dysfonctionnements, notamment à cause de la manière dont le salaire du dirigeant est fixé. C’est le conseil d’administration qui décide de la rémunération, or la logique de réseau (le ou la PDG siégeant dans d’autres conseils d’administration dont les actionnaires sont présents, par exemple) peut la maintenir plus haute que ce qu’elle ne devrait. Il existe un second effet : le « hold-up ». Certains dirigeants peuvent complexifier tellement l’entreprise (rachat, fusion…) que cela mène à une situation où lui seul est capable de la piloter. Un levier infaillible pour inciter les actionnaires à maintenir une rémunération élevée.

Les deux cas de figure mettent en exergue une problématique fondamentale, celle de la gouvernance des grandes entreprises. De mon point de vue, les régulations devraient s’attaquer non pas au symptôme, le salaire du patron, mais à la cause : des actionnaires qui ne contrôlent plus leur entreprise. Il existe d’ailleurs déjà des lois ou des directives européennes qui visent à donner plus de pouvoir aux actionnaires, notamment sur la rémunération des patrons.

3 risques économiques liés à un système salarial plafonné

  • Des difficultés à trouver des personnes compétentes et souhaitant diriger des grands groupes car nous nous situons sur un marché soumis à la concurrence mondiale. Par exemple, la patronne de Bank of Ireland, Francesca McDonagh, est partie en 2022 pour Crédit Suisse à cause notamment du plafond imposé sur sa rémunération.

  • La mise en place de compensations inefficaces : en plafonnant les prix, en économie, le marché cherche toujours un moyen de s’ajuster. Par exemple, lorsque le niveau des salaires des patrons est devenu public aux États-Unis, certaines entreprises ont cherché à compenser leurs dirigeants via des avantages en nature (par exemple des déplacements en jet privé).

  • L’atteinte de la performance fragilisée : les contrats des patrons sont généralement dynamiques avec des incitations fixées via un système de bonus conditionné par l’atteinte d’objectifs. Or, si vous fixez des plafonds de manière arbitraire, ce système est contraint et les impacts en termes de croissance peuvent être importants.

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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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