Recruteurs : « Les entretiens les plus lunaires que j'ai fait passer »

06 déc. 2023

6min

Recruteurs : « Les entretiens les plus lunaires que j'ai fait passer »
auteur.e
Laure Girardot

Rédactrice indépendante.

contributeur.e

Quiproquos, situations absurdes, candidats menaçants... Recruter n’est pas un long fleuve tranquille. Six recruteurs et managers nous livrent l'entretien le plus lunaire qu'ils ont fait passer depuis leurs débuts.

Connaissez-vous les coulisses du recrutement ? Les entretiens, plus particulièrement, réservent parfois leur lot d’aventures, de situations ubuesques ou de grands moments de solitude. Six professionnels ont accepté de confier l’une de leurs expériences fétiches ainsi que les enseignements qu’ils ou elles en ont tirés.

Arnaud D’Hoine – « Tu vas vivre dans la peur si tu ne me recrutes pas »

À l’époque, Arnaud était recruteur dans la vente d’articles de sport. Son rôle ? Aider les directeurs de magasins à dégoter des vendeurs expérimentés.

« Je me suis retrouvé face à un jeune homme peut-être un peu trop motivé. Je l’ai su après, mais il avait déjà soumis sa candidature à quatre reprises. Dès le début de l’entretien, j’ai remarqué qu’il était nerveux, bougeant fréquemment et manifestant un enthousiasme évident pour la marque et ses produits. Au fil de nos échanges, j’ai perçu une incapacité à se remettre en question, une compétence structurante pour le poste. Je lui ai fait un retour pour lui formuler cette attente de manière factuelle, mettant l’accent sur les standards et les aptitudes attendues. À ce moment précis, il s’est arrêté subitement de bouger et m’a dit avec assurance : “Ce n’est pas vous qui décidez si je travaille ici, c’est moi qui décide de venir travailler chez vous”. Je suis resté stoïque en revenant systématiquement à des faits, afin de ne pas enflammer l’échange. Il m’a fixé et m’a posé une question ubuesque : “Tu sais à quoi ressemble ma voiture ? C’est une Golf GTI noire. À chaque fois que tu verras ce modèle, tu vivras dans la peur si tu ne me recrutes pas”. Je me suis montré calme en lui demandant de partir, ce qu’il a fait. Cependant, l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Pendant une semaine, il m’a harcelé avec des menaces au téléphone. À chaque appel, je lui répétais que sa candidature n’était pas en accord avec nos attentes, toujours dans les faits, jamais dans l’émotionnel. J’ai fini par lui dire que si cela persistait, je déposerais une main courante ou une plainte. Fin de l’histoire. »

Quels apprentissages en tirer ?

  • Dans la mesure du possible, toujours se référer à un ATS pour valider s’il s’agit d’une première candidature.

  • À chaque entretien, prévenir un tiers avec qui on est et où.

  • Former les recruteurs aux situations compliquées, en particulier les femmes qui peuvent rencontrer des cas encore plus complexes de harcèlement.

Caroline Diard – « Mademoiselle, je ne discuterai sûrement pas d’argent avec vous, mais en haut lieu »

Caroline est au début de sa carrière quand on lui demande de recruter des personnes expérimentées pour une start-up chez qui elle a rapidement grimpé les échelons. De quoi déstabiliser certains candidats sous l’emprise de leurs propres biais.

« Dans le cadre d’un recrutement pour une start-up dans laquelle j’évoluais, j’ai été confrontée à une situation de discrimination inversée avec une candidate expérimentée. Dès le début, elle a adopté une posture très assurée, se comportant comme si elle était en terrain conquis. L’entretien s’est déroulé de manière fluide, jusqu’à ce que l’on aborde le sujet de la rémunération. À ma surprise, la candidate m’a répondu sans vergogne : “Mademoiselle, je ne discuterai sûrement pas d’argent avec vous, mais en haut lieu”. Je lui ai répondu du tac au tac que c’était moi qui décidais des salaires. Elle est devenue toute rouge, signe qu’elle avait pris conscience de son erreur en se laissant guider par des stéréotypes. Ce qui m’a interpellée à l’époque, c’est que cette personne n’avait pas du tout adapté sa posture au contexte start-up. Elle incarnait tous les clichés associés aux travailleurs de grands groupes avec une certaine rigidité ainsi qu’une posture d’expert. Une divergence majeure par rapport à l’ambiance dynamique et informelle attendue dans une start-up. Malheureusement, cette candidate prometteuse s’est auto-sabotée bien que l’entreprise valorisait les profils expérimentés ! »

Quels apprentissages en tirer ?

  • Ne pas se laisser décontenancer par des stéréotypes, quels qu’ils soient.

  • Se préparer à gérer des situations délicates impliquant de la discrimination.

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Thomas PERRET – « La candidate commence à allaiter son bébé sans me prévenir »

CEO de la start-up Mon Petit Placement, Thomas est souvent amené à conduire des entretiens. Jeune papa à l’époque, il accepte sans sourciller un échange avec une candidate avec son bébé de quelques mois.

« Je recherchais un content manager quand la candidate idéale s’est présentée. J’ai donc organisé une visioconférence. Avant de se lancer, elle m’a prévenu qu’elle était avec son bébé, susceptible de faire quelques bruits. Pour ma part, cela ne posait aucun problème car j’étais jeune papa également. Nous avons démarré l’entretien quand le bébé s’est mis à pleurer, ce qui ne nous a pas arrêtés. Mais c’est devenu plus insistant donc la candidate a pris sa fille dans les bras. Ce qui ne me dérangeait pas non plus. Le bébé a continué de pleurer. Tout à coup, sans me prévenir, la candidate a commencé à l’allaiter et a poursuivi impassiblement l’entretien face à la caméra. Cela m’a un peu déstabilisé car je me suis demandé s’il était approprié de mentionner la situation ou de continuer les discussions comme si de rien n’était. Le malaise était palpable, aucun de nous deux n’en a parlé durant le reste de l’entretien. Finalement la candidate a été retenue donc cela n’a pas influé sur la décision ! Néanmoins, cela a soulevé des questions sur la manière de prendre en considération ce genre de circonstances : j’aurais probablement dû lui proposer de reporter l’entretien en la rassurant ou, au moins, lui demander si elle préférerait que sa caméra soit éteinte pour plus d’intimité. »

Quels apprentissages en tirer ?

  • Oser clarifier les attentes autour de la vie personnelle pendant les entretiens pour éviter tout malaise.

  • Prendre les devants en tant que recruteur pour que la personne ne se sente pas contrainte de mener l’entretien dans une situation compliquée pour elle.

Étienne Diguet – « Le candidat souhaite travailler pieds nus dans l’open space »

Étienne recrute un développeur pour une entreprise. Habitué à recevoir une liste de requêtes de la part des candidats, il sera surpris de découvrir une demande… hors norme.

« La situation était inhabituelle, pour ne pas dire déconcertante. Le candidat que j’ai reçu pour un poste dans le développement de logiciels, avait une condition sine qua non pour accepter le poste : rester pieds nus dans l’open space ! C’était non négociable, il affirmait qu’il détestait travailler avec des chaussures car ça l’oppressait. Lors de l’entretien, il a formulé sa demande sans ambages. Intérieurement, je me demandais d’abord s’il s’agissait d’une plaisanterie ou d’un piège… J’ai cherché à en savoir plus sur cette requête en le questionnant avec empathie. Il m’a expliqué qu’il avait déjà imposé cette pratique dans sa précédente entreprise après avoir été embauché, ce qui avait créé des tensions avec ses collègues et la direction. C’était la raison de son départ d’ailleurs et il en avait fait son critère numéro un dans sa recherche d’emploi. J’ai présenté sa candidature à mon client car il avait toutes les compétences requises. Néanmoins, sa demande de travailler pieds nus a été rédhibitoire car cela risquait d’affecter le collectif. »

Quels apprentissages en tirer ?

  • Rester impassible face aux demandes même lunaires et creuser pour en savoir plus.

  • Se renseigner auprès de pairs pour savoir s’ils ou elles ont rencontré ce type de demande.

  • Ne pas en faire un frein si les compétences sont là : si vous êtes un recruteur externe, c’est le client final qui tranchera.

Frédéric Adida – « Je suis venu avec ma mère »

Au début de sa carrière, Frédéric, consultant en management, recrutait pour des postes à responsabilités : lors d’un entretien, un candidat n’est pas venu tout seul.

« J’ai vécu une situation inédite lors d’un entretien avec un candidat pour un poste de manager de business unit. Lorsque je suis allé le chercher dans la salle d’attente, il m’a dit : “Je suis venu avec ma mère”. Ce qui a donné lieu à un quiproquo, ne sachant pas s’il souhaitait que sa mère assiste à l’entretien ou si elle devait l’attendre dans la salle. Heureusement c’était l’option deux. La raison invoquée ? “Nous allons faire les soldes après.” Malgré mon effort pour rester neutre, cela a eu un impact psychologique sur le déroulement de l’entretien. En effet, un certain biais s’est immiscé, créant un filtre mental qui m’a empêché de considérer pleinement le candidat comme sérieux et potentiellement qualifié pour le poste. Bien qu’il ait montré des compétences, le fait de venir avec sa mère révélait un manque de codes et d’adaptabilité. Or, ce sont des aptitudes fondamentales pour ce type de poste. J’ai fait des efforts pour rester objectif, mais je n’ai pas pu le retenir comme salarié potentiel. »

Quels apprentissages en tirer ?

  • Rester ouvert et disponible tout en prenant conscience des biais qui peuvent se mettre en place.

  • Prêter attention aux comportements étranges ou inhabituels qui sont révélateurs de soft skills.

Hermine Petrachi : « Je ne reconnais pas la personne qui est en photo sur le CV »

Hermine est team lead recruitment au sein du cabinet Ignition Program. Lorsqu’elle débute son entretien, un doute s’immisce sur l’identité de la personne.
« Dès le départ, je n’ai pas reconnu la personne qui était en photo sur le CV. Cette inadéquation a perturbé le déroulement de l’entretien car je me questionnais sur l’identité de la personne de bout en bout. À la fin, comme à chaque fois, j’ai réalisé un feedback auprès du candidat : je lui ai suggéré d’opter pour une photo plus représentative de son apparence actuelle. Ce qu’il a bien pris car je lui ai expliqué que la photo d’un CV, loin d’être anodine, se révèle être un outil précieux pour nous, recruteurs, afin de faciliter la mémorisation et établir une connexion plus immédiate. En tant que tiers – je recrute pour des entreprises – il m’est plus facile d’aborder ce sujet délicat de l’apparence physique, sans craindre de commettre un impair. En effet, ici, la photo n’est pas du tout discriminatoire, bien au contraire, elle joue un rôle utile en tant qu’aide à la mémorisation. »

Quels apprentissages en tirer ?

  • Oser faire un feedback à la personne en lui expliquant la situation.
  • Faire de la pédagogie autour de la photo, en tant qu’outil de mémorisation (et non de discrimination !).

Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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