Quand la pandémie accélère la vocation des jeunes pour l’armée

15 avr. 2021

8min

Quand la pandémie accélère la vocation des jeunes pour l’armée
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Romain Mielcarek

Explorateur du monde militaire et des zones de guerres.

2020 a été une bonne année pour les recruteurs des armées : ils ont pu pourvoir à la quasi-totalité de leurs besoins. La pandémie et son marché de l’emploi incertain ont-ils poussé certain·e·s vers l’uniforme ? Un peu partout dans le monde, l’augmentation des candidatures le laisse penser. En France, si l’effet Covid est pour l’instant difficile à mesurer, il semble pourtant bien exister.

« Pendant le premier confinement, j’ai fait une grosse introspection. Ma famille et mes amis me poussaient à faire des études. Je suis partie en droit. Mais finalement, faire huit ans d’études pour faire un métier qui ne m’aurait pas plu… J’ai essayé. Mais le confinement m’a fait dire le contraire. » A 19 ans, la période d’isolement vécue par les étudiants du monde entier aura poussé Sarah à s’écouter : pour elle, ce sera l’armée. Maître-chien, l’artillerie ou le génie. Adieu les cours en visio : en avril, elle doit recevoir les résultats de ses tests et savoir où elle partira pour commencer sa nouvelle vie. « C’était ma vocation », s’exclame celle qui a longtemps cherché à taire son rêve d’adolescente pour rassurer les siens.

Pierre, lui, a tranché au cours de l’été dernier. Pourtant, aucun problème de sécurité de l’emploi : il venait d’être engagé comme fonctionnaire… dans les douanes. Mais dans l’aéroport où il est affecté, on prévoit que l’activité soit sérieusement amputée jusqu’à 2024. « C’est une conjoncture qui va durer longtemps, explique le jeune homme de 27 ans. La pandémie a détruit toute perspective. Et je me suis aperçu que ce n’était pas ce que je voulais faire. A l’été il y a eu une canicule. Je voyais le beau temps dehors, moi j’étais devant mon ordinateur. Quand on a un master, on a tendance à viser ce qu’on nous vend : un poste de cadre. Sans forcément se demander si ça nous correspond réellement. Un bon salaire, est-ce qu’on se lève pour ça le matin ? » Alors il saute le pas et annonce à son chef qu’il s’en va : ce sera l’armée, comme simple soldat.

Recrutement : l’excellent cru 2020

Si 2020 a été une année difficile pour beaucoup, les recruteurs des armées françaises ont eux connu de très bons résultats : sur les 26 000 postes proposés, la quasi-totalité a trouvé preneurs. Carton plein dans la marine nationale, avec 99% des objectifs remplis. « C’était la première fois depuis longtemps qu’on atteignait nos objectifs », se félicite le lieutenant de vaisseau Etienne, officier communication de la direction des ressources humaines. Mêmes échos chez ses collègues de l’armée de l’air et de l’armée de terre. Dans cette dernière, le nombre de candidats pour un même poste a même sensiblement augmenté par rapport aux années précédentes. Et alors qu’elle a dû fermer ses bureaux de recrutement pendant deux mois lors du premier confinement, elle a ouvert autant de dossiers que l’année précédente.

Pour les militaires, préserver la jeunesse des ressources humaines est un enjeu stratégique. Un soldat, par nature, doit être au top de ses performances physiques. Confinement ou pas, impossible pour eux de faire une pause et de ne pas renouveler les rangs : les opérations et les entraînements se sont poursuivis. Alors, il a fallu se montrer créatifs quand leurs terrains de recrutement habituels, salons étudiants, forums de l’emploi dans les écoles et autres événements forains, se sont fermés, parfois totalement et durablement.

L’alternative ? Un renforcement de la présence numérique et l’accélération du déploiement sur les plateformes de recrutement en ligne. Le colonel Thierry Fluxa, patron du recrutement de l’armée de l’air et de l’espace, a même fait un appel à volontaires pour servir d’ambassadeurs : ils sont plus de 300 à s’être proposés, jusqu’à un général, pour expliquer aux curieux par téléphone ou par chat ce qu’ils font de leurs journées… et de leurs nuits.

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Pour l’officier, l’institution a beaucoup à offrir, même si les motivations d’un candidat d’aujourd’hui diffèrent de celles qui l’ont porté, lui, dans ses jeunes années : « Moi qui suis vieux, je me projetais dans une carrière, se souvient-il. Les générations actuelles consomment du métier autrement. Ce n’est pas péjoratif. Ça nous bouscule. Ça nous amène à envisager un nouveau paradigme pour adapter les cursus. Le côté positif, c’est que nous avons un renouvellement plus rapide des gens, avec de nouvelles visions. » Lui, a bénéficié de “l’ascenseur social”, franchissant les étapes de la hiérarchie au fur et à mesure d’une carrière entamée tout en bas de l’échelle, il y a 33 ans. Rares sont ceux qui font des parcours aussi longs aujourd’hui : beaucoup viennent vivre l’expérience militaire à fond, en quête d’une riche expérience professionnelle et personnelle, avant de passer à une nouvelle aventure, dans un autre secteur. Si les valeurs et le sens sont un aspect clef dans la motivation des candidats qui approchent les armées, ils sont aussi de plus en plus curieux des réalités et des finalités de leur métier.

La relative sécurité qu’offrent les armées avec des contrats de plusieurs années, généralement renouvelables, doublés d’un accompagnement à la reconversion, peut séduire.

Il semble déjà loin, le temps où les recruteurs vendaient du rêve aux gamins. Ces bons vieux clips télévisés où l’armée promettait aux jeunes hommes un quotidien hollywoodien, avec de l’action et une amoureuse à la clé. Aujourd’hui, l’armée propose certes de l’action et des - longues - journées pimentées, mais surtout une technicité toujours plus poussée. « Vendre du flan à nos interlocuteurs, ça ne fonctionne pas, confirme le colonel Fluxa. Nous informons les candidats sur ce qu’ils peuvent attendre de ces métiers. Mais il n’y a qu’eux qui peuvent savoir si cela correspond à leurs attentes. »

Le marketing du recrutement militaire a baissé la voilure sur les fantasmes les plus spectaculaires. Même la notion de valeurs n’est pas toujours la plus mise en avant : car si le sens est un point important pour les volontaires potentiels, ce n’est pas ce qui enclenche le basculement vers la vocation. Les armées l’ont compris : ce qui attire chez elles, c’est l’exigence de métiers extrêmement variés qui contribuent à une mission globale. En clair, il ne s’agit pas tant de donner envie à tout le monde de devenir pilote que d’expliquer qu’il y a, derrière un avion de chasse qui s’envole, une cinquantaine de métiers de l’ombre indispensables à la mission.

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Un effet Covid difficile à mesurer

Si les jeunes sont le public visé par le recrutement des armées, ils sont aussi les plus touchés par les soubresauts de la crise Covid. Une récente étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) montre que les moins de 25 ans ont été touchés par des pertes d’emploi « de façon démesurément grande ». Dans ce contexte, la relative sécurité qu’offrent les armées avec des contrats de plusieurs années, généralement renouvelables, doublés d’un accompagnement à la reconversion, peut séduire. Dans plusieurs pays, des Etats-Unis à la Corée du Sud en passant par l’Australie, on relève une hausse significative des candidatures.

« Les forces armées ont observé une augmentation de l’intérêt au cours de la pandémie, explique par exemple le porte-parole du ministère de la Défense britannique. Les entrées se sont maintenues à un niveau similaire à l’année précédente, malgré la Covid-19. » Outre-Manche, on note ainsi un engouement depuis l’année dernière, sans pouvoir pour l’instant quantifier l’impact de la situation. Les sondages réalisés en interne montraient pour la période 2019-2020 que la sécurité de l’emploi était la sixième motivation déterminante pour les recrues, après l’action, la recherche de compétences, l’aventure et le voyage.

En Espagne, on note aussi une hausse des vocations. « Les principales motivations des jeunes qui rejoignent les forces armées espagnoles sont des valeurs comme la défense du pays, la discipline et l’esprit militaire, explique la communication du ministère de la Défense. Cependant, la stabilité professionnelle et la possibilité de monter en grade sont aussi des préoccupations partagées par les candidats. » De l’autre côté des Pyrénées, on identifie un réel effet Covid : 10% de candidatures en plus chez les cadres et jusqu’à 18% chez les militaires du rang, dont le niveau moyen d’éducation a augmenté.

Le système social français s’est peut-être avéré plus protecteur que d’autres et tous les recruteurs disent peiner à quantifier les effets de la pandémie. Selon l’un de nos interlocuteurs, le directeur du Pôle Emploi aurait glissé aux responsables des ressources humaines des armées que « la crise sociale est devant nous ». « Il est toujours difficile d’identifier les ressorts profonds de chacun dans ce qui nous amène à choisir un métier, estime le colonel Philippe Ogier, commandant du service recrutement de l’armée de terre. Nous pensons qu’il y a plusieurs causes. Il y a toujours ceux qui viennent chercher un idéal et d’autres qui viennent chercher un métier, des repères. Il y a évidemment aussi la situation économique que subit notre pays, il y a sans doute des jeunes qui sont venus parce qu’ils n’avaient rien d’autre. Mais ce n’est pas la majorité. »

Dans les entretiens qui précèdent toute signature de contrat, les militaires s’appliquent à rappeler aux futures recrues qu’elles s’engagent dans un parcours exigeant… et contraignant. Entre les déploiements de plusieurs mois à l’autre bout du monde, les heures à crapahuter dans les bois et l’omniprésence de la hiérarchie, mieux vaut savoir dans quoi on s’engage. L’institution préfère éviter les abandons dès les premiers mois, quand ce ne sont pas les premières semaines. « Celui qui vient chez nous juste parce qu’il veut un salaire à la fin du mois, il va vite atteindre ses limites », résume le colonel Ogier.

La dizaine de jeunes qui nous a raconté son parcours a ainsi commencé par éviter d’évoquer le contexte sanitaire. Comme si la sécurité de l’emploi était une mauvaise raison de s’engager. Tous insistent : ils veulent servir, sont en quête de sens et enthousiastes à l’idée d’un métier exigeant. Mais tous finissent par concéder que dans le climat actuel, la perspective de plusieurs années de stabilité est rassurante, sinon indispensable.

Les rescapés de la Covid

Si le Covid-19 a pu agir comme un déclencheur pour des jeunes qui envisageaient déjà l’uniforme, il existe aussi des cas d’aubaines, qui ont joué pour un nombre réduit de personnes. Les militaires ont par exemple vu débarquer des pilotes de ligne dont l’horizon était désormais bien sombre. Deux ont essayé du côté de l’armée de terre, espérant prendre les manettes d’un hélicoptère. Échec aux tests. Neuf ont eu plus de chance du côté de l’armée de l’air et de l’espace : déjà formés sur A330 dans leurs compagnies d’origine, ils ont pu être recyclés en pilotes de MRTT Phenix, des ravitailleurs déclinés à partir de cette gamme d’appareils. Un alignement des planètes permis par la livraison en avance de deux de ces avions fin 2020.

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Les conséquences de la précarité sur le marché de l’emploi se mesurent plus facilement sur d’autres aspects de la politique RH des armées. Plusieurs centaines de militaires sur le départ ont ainsi repoussé leur projet de reconversion, préférant se réengager pour quelques années. Mais c’est au niveau des demandes de stages qu’il n’y a aucun doute : un nombre plus important d’étudiants de grandes écoles a décidé de tenter sa chance du côté des armées, faute de pouvoir trouver son bonheur dans des entreprises qui ont largement réduit la voilure en la matière, économies et télétravail obligent.

Les spécialistes du recrutement des armées espèrent tout de même que les bons résultats de l’année 2020 s’expliquent par le renouvellement de leurs campagnes marketing, qu’ils pensent plus adaptées aux attentes de la jeunesse. Ces dernières années, les armées ne souffraient de toute façon pas d’une pénurie des vocations : le creux des années 1990 et 2000 était déjà passé et la vague des attentats au cours des années 2010 a rappelé que cette carrière pouvait avoir du sens.

Et si la pandémie a pu achever d’en convaincre certains, elle a aussi contribué à en dissuader d’autres. Nathan, par exemple, se voyait sous l’uniforme après son bac. Ce sera finalement un BTS ou une licence. « La Covid a pulvérisé mes deux années de lycée, raconte-t-il. Faire des études me permettrait de pouvoir profiter un peu, contrairement à l’armée. Les potes, les soirées, une petite amie… C’est un peu compliqué ça dans l’armée. »

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Photos by Thomas Decamps pour WTTJ ; Article édité par Clémence Lesacq

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