« À force de déculpabiliser mon improductivité, je suis devenue un légume »

25 janv. 2022

6min

« À force de déculpabiliser mon improductivité, je suis devenue un légume »
auteur.e
Gabrielle Predko

Journaliste - Welcome to the Jungle

En mars 2020, lorsque le “lockdown” a été annoncé, chaque citoyen s’est empressé d’accomplir ses devoirs, autrement dit rester chez soi, et surtout publier des “to-do lists” spécial confinement sur Instagram. Visiblement, comater sur son canapé en espérant se réveiller dans un monde où on n’aurait plus peur de se prendre un postillon dans la tronche n’était pas vraiment à l’ordre du jour. Même en plein confinement, la productivité restait une préoccupation nationale.

Face à l’absurdité de cette situation, certains médias sont gentiment intervenus pour nous rappeler qu’au beau milieu d’une crise sanitaire, vouloir à tout prix être productif était irréaliste. Pourquoi ? Parce qu’on allait déjà devoir travailler à outrance (quand on n’était pas mis sur le carreau) pour “soutenir notre entreprise”, nous maîtriser un minimum pour ne pas se laisser emporter par la déprime, essayer de supporter les personnes qui partagent notre logement, voire nous occuper de celles encore en âge de faire pipi au lit ou celles de genre masculin. Alors “no pressure” nous disait-on, “ce n’est pas grave de ne pas être productif”. Et si on avait tous besoin d’entendre ça, personnellement, j’ai pris ce conseil un peu trop à la lettre. Disons les choses crûment : deux ans après, je pense même pouvoir dire que ce discours m’a transformée en légume improductif et mélancolique.

La “productivité” ce gros mot

Si historiquement, le mot “productivité” était plutôt utilisé par les économistes pour décrire le rapport entre un volume de production et les ressources nécessaires pour le mettre en œuvre, aujourd’hui, les masses se sont appropriées ce terme. En 2022, la productivité est même devenue un défi personnel. Être efficace au travail est toujours de rigueur, mais ça ne suffit plus. Il faut également remplir sa vie d’activités “constructives”, générer du résultat dans tout ce que l’on entreprend : lire un livre pour en faire un résumé sur LinkedIn, monter un super projet en plus de son travail, développer tel loisir qui nous servira à monter en compétences dans notre poste… Il y a même des activités dites “productives” et d’autres non. Regarder la télé : pas productif (sauf si c’est Arte, ou un truc un peu intello). Regarder des vidéos de choré sur Instagram : pas productif, rester des heures devant son écran pour percer dans les NFT : productif.

Être productif aujourd’hui, c’est réussir à exploiter tout son potentiel en tant qu’humain. C’est presser le citron pour en tirer un max de jus. Alors pour nous maintenir au maximum de notre forme, on n’hésite pas à se doper. Au café, à la méditation ou au microdosing, pour les plus aventureux… Le film Limitless, qui raconte l’histoire d’un écrivain paralysé par le syndrome de la page blanche et addict au NZT, un produit pharmaceutique le transformant en surhomme, décrivait bien cette quête disproportionnée et irréaliste de productivité. Heureusement, face à ce phénomène, des spécialistes du comportement ont pris le relais. Ils ont commencé à nous sensibiliser au sujet, en nous expliquant qu’être productif n’était pas une fin en soi, et nous ont rappelé que nous n’étions pas des machines, efficaces à toute épreuve. Puis, on nous a fait comprendre qu’il fallait arrêter de s’auto-flageller si on préférait regarder Top Chef plutôt que de lire un bouquin de formation sur la méthode agile. Étrangement, c’est à ce moment-là que mes problèmes ont commencé.

Un poil dans la main

Avant la pandémie, je ne m’étais jamais vraiment questionnée sur ma relation à la productivité. Et sortie de nulle part, pendant le premier confinement, j’ai ressenti une forte culpabilité dès que je me sentais inefficace. Au moindre manque de concentration au travail, à chaque fois que je procrastinais mes cours de dessin ou que je repoussais mes phases de travail sur mes projets semi-professionnels, je ne pouvais m’empêcher de penser que j’étais vraiment inutile et incapable d’aller au bout de mes envies. Alors forcément, quand j’ai entendu dire que la nouvelle mode était à la DÉ-CUL-PA-BI-LI-SA-TION, ça m’a soulagée. Vu la période qu’on traversait, moi aussi j’avais le droit d’avoir la flemme, de ne pas être efficace, de ne pas “faire de choses constructives”. Bien évidemment, et comme vous, j’ai sauté à pieds joints dans la paresse. Je scrolle à gogo sur TikTok au lieu de plancher sur mon projet de reportage photo ? J’ai besoin de repos. La pile de bouquins qui trône à côté de mon lit prend la poussière ? On se détend, je ne peux pas tout faire à la fois. Je n’ai pas réussi à faire cette tâche super importante de ma to-do ? Ça veut peut-être dire que j’en ai assez fait pour aujourd’hui.

Ramollo du cerveau

Le problème, c’est qu’au bout de deux ans à essayer de me lâcher la grappe sur cette pression productiviste, mon cerveau s’est ramolli. Rien d’étonnant en soi. S’il y a bien une chose que nous apprennent les neurosciences, c’est que cet organe est partisan du moindre effort. C’est lui qui nous incite à rester chez nous pour regarder une série bien woke sur Netflix plutôt que de se bouger dans un bar qui pue pour payer une pinte à 9 euros et se raconter “comment ça va au taf en ce moment” avec les copains. Mon cerveau ne fait pas exception à la science. Il se goinfre du vide sans complexe. Mais voilà, j’avais beau me dire que cette inertie était totalement humaine, la réalité me revenait en pleine tête au moment du coucher. Quand venait l’heure de faire le bilan de ma journée, je constatais avec tristesse qu’elle était remplie d’excuses pour procrastiner et me toucher la nouille. Je réalisais que je n’avais rien appris (en tout cas, rien d’intéressant), rien ne m’avait dérangée, bouleversée, émerveillée, fait peur, challengée. Et je ne pense pas que me montrer un peu plus clémente envers moi-même y changerait quelque chose.

En fait, il y a peut-être deux types de personnes : celles qui estiment que la vie n’a aucun sens et qui se disent : “à quoi bon être productif, on va tous finir dans un cimetière en bordure d’une départementale” ; et celles qui veulent soigneusement penser à chaque détail de leur vie pour être certaines d’accomplir leur destinée (tout de suite les grands mots) avant de partir sereinement de ce monde. Croyez-le ou non, la première catégorie, exempte de toute pression, est certainement bien plus heureuse et épanouie que l’autre. C’est la raison pour laquelle j’ai longtemps espéré en faire partie… Mais si, comme moi, vous avez des terreurs nocturnes en pensant que sur votre lit de mort, les seuls accomplissements qui vous reviendront en tête se résumeront à : avoir regardé la série Malcolm plus d’une dizaine de fois et avoir télétravaillé depuis votre lit en pyjama dépareillé, les cheveux gras plusieurs semaines d’affilée, c’est que vous faites plutôt partie de la deuxième catégorie. Dans ce cas, pas facile d’arriver à déculpabiliser et se laisser porter par la flemme.

Le coup de pied au cul

Voyant mon taux d’estime personnelle quotidien se rapprocher à peu près d’un lundi en gueule de bois, je me suis alors dit qu’il était temps de me ressaisir. Ne rien faire, me contenter d’avoir des idées de projets qui n’aboutiront jamais, procrastiner… Tout cela ne me comble pas ! Coïncidence ou non, j’ai alors réalisé que les plus grands moments de bonheur de ma vie concordaient avec les périodes où je m’étais astreinte à une routine “productive”. Celles où j’allais au bureau, où je me forçais à dessiner tous les jours pour progresser, où chaque tâche à exécuter était soigneusement inscrite dans un carnet. J’en ai conclu que j’avais certainement besoin de me mettre un bon coup pour me bouger. Fini de lutter, je sais désormais que je fais partie de celles et ceux qui doivent s’armer de moultes to-do lists, travailler en “Pomodoro” ou encore installer des applications pour bloquer l’accès à tous réseaux sociaux pour éviter d’être distraits au travail. Et mon Dieu, que cela m’a fait du bien de m’extraire de l’immobilité ! Aussi libérateur que de gratter une vilaine piqûre de moustique ou de remâcher du solide au bout d’une semaine de soupe après opération des dents de sagesse. Après deux ans à comater dans mon lit, je me levais pour marcher. J’arrêtais enfin de me projeter dans un futur où je serais productive, puisque je l’étais redevenue.

Ne diabolisons pas la productivité

Soyons clairs, cette incitation à déculpabiliser a certainement libéré une majorité d’entre nous. Je pense notamment aux mères de famille, sujettes aux injonctions à la perfection : avoir une vie pro palpitante, une vie de famille épanouie tout en prenant soin de soi, de sa maison, de sa ligne, de l’éducation des enfants… Moi, j’avais mal interprété le message. J’ai diabolisé la productivité. Mon cerveau manichéen l’a rangé dans la case : pression malsaine. Il a mis du temps à distinguer la bonne de la mauvaise productivité. Maintenant, je crois que j’ai compris. La mauvaise, c’est celle qui m’impose d’être performante, qui me dit que je dois produire beaucoup, tout le temps, et à la perfection pour réussir. C’est celle dont les standards sont impossibles à respecter. La bonne, c’est celle qui me pousse à aller au bout des projets qui me font du bien, qui me font plaisir. Même si cela nécessite parfois de se forcer à agir. Après deux ans de relation amour-haine avec la productivité, j’ai enfin fait la paix avec elle. À petites doses, bien sûr.

Article édité par Romane Gannevale
Photo de Thomas Decamps

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