Une entreprise peut-elle se passer de processus ?

26 avr. 2023

4min

Une entreprise peut-elle se passer de processus ?
auteur.e
Laure Girardot

Rédactrice indépendante.

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Alors que certaines organisations foisonnent de processus mêlant réunions, validations et outils, d'autres revendiquent souplesse, improvisation et flexibilité. Sur quel modèle miser ? D’ailleurs, sont-ils vraiment opposés ?

Pourquoi parle-t-on de processus en entreprise ? Selon les normes ISO (l’organisation internationale de normalisation), un processus désigne « un ensemble d’activités corrélées ou interactives qui transforment des éléments d’entrée en éléments de sortie ». En gros, il s’agit d’un ensemble d’activités qui permettent à une organisation de mettre en œuvre des ressources pour produire un résultat défini. Sa mission ? Rendre une structure plus efficace. Plutôt louable comme vocation… Alors, pourquoi est-il devenu l’objet de dérision préféré des salariés des grands groupes usés par la lenteur des prises de décision ou par l’inefficacité des outils informatiques ? La solution serait-elle (simplement) de libérer les équipes de ce carcan ? Selon Luc Bretones, fondateur de NextGen et expert du Lab, le débat ne se situe pas au bon niveau : « Les processus existent toujours en entreprise, qu’ils soient explicites ou non. L’enjeu est de les rendre visibles auprès de tous et, surtout, efficaces ». Un point de vue partagé par le fondateur et CEO de Lucca, Gilles Satgé : « Sans processus, il n’y a pas d’entreprise, mais un groupe de personnes désorganisé. Une entreprise qui se dit “sans processus”, c’est surtout une manière de justifier un manque d’organisation ».

Zéro processus : une étape plus qu’une destination organisationnelle

Néanmoins, les entreprises sans processus existent et le revendiquent. Comment l’expliquer ? Selon Gilles Satgé, c’est une étape qui est temporaire dans la vie d’une entreprise : « La start-up, par essence, se cherche à ses débuts. Ne pas avoir de processus très aboutis est normal voire souhaitable car vous testez un produit pour qu’il rencontre son marché. Chez Lucca, nous sommes passés par cette phase créative et chaotique qui a duré près de 10 ans ». Le tournant s’est fait au moment de passer “à l’échelle” : « Nous avons mieux structuré nos équipes en créant un comité de direction, puis en ajoutant des processus RH clés. C’est une étape charnière : si vous contournez la case processus, vous en restez au stade de groupe de personnes ». Cette phase expérimentale et créative, GIVEWIN (anciennement Kudo), jeune start-up, est en train de la vivre. Leur velléité d’instaurer des processus a vite déchanté : « À chaque fois que nous avons mis en place des modèles opératoires pour être plus efficaces, ils n’ont pas duré. Nous avons toujours fait autrement que ce qui était prévu. On s’adapte en permanence, le temps de grossir. C’est aussi ce qui fait notre force : l’absence de rigidité », explique Elliot Michon, président et cofondateur. Mais à 10, 20 puis 100 personnes, comment envisage-t-il son entreprise ? « Nous sommes en phase de croissance : il faudra donc envisager des processus durables et adaptés à la fois à nos modes de travail et à notre future équipe. » Si le processus semble incontournable dans la vie d’une structure, comment alors en faire un outil au service de l’efficacité et non une finalité ?

Processus efficaces : entre obsolescence programmée et plasticité organisationnelle

La vertu d’un processus se trouverait dans la capacité à le remettre en question, selon Gilles Satgé : « Le processus doit rester un moyen, au service d’un objectif (aller plus vite, suivre des coûts, améliorer la qualité) et ne jamais devenir une fin en soi ». Comment garantir que les processus soient acceptés par les collaborateurs et efficaces dans le temps ? Le fondateur de Lucca suggère de s’appuyer sur le concept de « justice procédurale », défendue entre autres par le philosophe et professeur de Harvard, John Rawls. Si l’on se réfère à cette vision dans le milieu professionnel, un processus juste est le fruit d’un travail collectif mené avec les équipes. « La liberté, c’est obéir aux règles que l’on s’est fixées, selon Rousseau », insiste Gilles Satgé. Au sein de Lucca, par exemple, les processus sont discutés avec les équipes, mais surtout, ils sont régulièrement revus et adaptés en fonction des aléas contextuels. « Quand une entreprise est engluée dans des processus trop rigides, elle est en incapacité de s’adapter. C’est pourquoi nous les questionnons sans cesse : l’évaluation, l’accès à l’actionnariat, le choix du salaire au bout de 3 ans… En effet, quand on passe de 10 à 450 personnes, le processus est par essence obsolète. Ce n’est pas grave, c’est son chemin d’évolution naturelle : pour être efficace et juste pour les équipes, nous devons donc faire preuve de plasticité organisationnelle. »

Organisations adaptatives : une voie vers des processus au service de la raison d’être

Comment donner du sens au processus ? « Ils doivent être le résultat d’une raison d’être », explique Luc Bretones. Dans un article coécrit avec Susanne Aebischer, cofondatrice de The Nextgen Enterprise Summit, une série d’événements internationaux qui explorent l’entreprise nouvelle génération, l’expert donne quelques pistes de réflexion : « Tout commence par la raison d’être de l’organisation sur laquelle se base la stratégie, et une priorisation d’objectifs et d’actions pour réaliser cette raison d’être. Dans ce contexte, il devient possible de définir les processus de création de valeur en posant la question suivante : quels sont les processus métiers dont la finalité est de réaliser la raison d’être ? ». Cette approche rejoint une forme d’organisation propice à la création de processus dynamiques, non-monolithiques et vecteurs de sens : il s’agit des organisations adaptatives. « Ces organisations sont tout sauf pyramidales, dotées d’un management directif ou encore décorrélées de leur marché. Au contraire, elles sont capables de changer très vite. Elles savent s’adapter en permanence à l’évolution d’un marché mouvant. » Pour élaborer des modèles adaptatifs, Luc Bretones promeut les gouvernances partagées, qui, avec un niveau de subsidiarité suffisant, donnent la main aux opérationnels pour imaginer des processus en phase avec leurs contraintes métiers et celles du marché : « L’adaptation d’un processus par un exercice d’intelligence collective permet d’anticiper les actions nécessaires à sa transformation » (même source). Aussi, il soutient une forme de minimalisme et de transversalité en matière de processus. Il est important de faire travailler dans les mêmes cercles, les personnes dont l’intensité relationnelle est importante, car « aujourd’hui, les silos hiérarchiques empêchent l’adaptation de l’organisation », alerte Luc Bretones. « On se trompe en pensant que le poison des organisations se trouve dans les processus eux-mêmes. C’est davantage la manière dont ils sont définis qui pose problème : à savoir, par un comité de direction éloigné du terrain qui ne prend pas en compte la réalité des équipes. Mais aussi leur nombre pléthorique qui finit par scléroser les entreprises. »

L’entreprise du futur : quelle ligne directrice en matière de processus ?

« L’ultra processisation », hiérarchique et arbitraire, semble avoir fait son temps lors de l’apogée du modèle fordiste. En pleine crise économique et face à de nouvelles aspirations salariales, les processus ne sont pas voués à disparaître mais à se réinventer. Intelligemment co-créés et utilisés, ils ont vocation à faire renaître le sens originel de l’entreprise : un collectif de personnes auto-organisé qui participe à l’élaboration d’un but commun. À explorer.

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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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