« C’est malhonnête de dire que l’open-space va disparaître ! »

19 mai 2020

7min

« C’est malhonnête de dire que l’open-space va disparaître ! »
auteur.e.s
Camille RabineauExpert du Lab

Consultante spécialiste des nouveaux modes d’organisation et de l’aménagement des espaces de travail

Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

Pour répondre aux nouvelles normes sanitaires, le monde de l’entreprise est en train de revoir en profondeur l’environnement dans lequel les salariés travaillent et évoluent chaque jour. Si certains d’entre-eux ont déjà dû s’adapter aux nouvelles contraintes : port de gants, masques, installation de vitres, désinfection des locaux… Le Covid-19 et son fort taux de contamination pose plus largement la question de l’abandon à court ou moyen terme de l’open-space, espace de bureau ouvert où les salariés travaillent les uns à côté des autres et où le virus peut facilement circuler. Face à ce nouveau défi, les entreprises du tertiaire réfléchissent actuellement à la généralisation du flex-office et parfois même à la mise en place du 100% télétravail. Afin de se projeter et d’imaginer à quoi ressemblera le bureau de demain, Welcome to the jungle a interrogé Camille Rabineau, consultante et spécialiste de l’aménagement des espaces de travail, mais aussi, Gilles Teneau, enseignant chercheur en sciences de gestion et expert en résilience des organisations.

De nombreux observateurs semblent aujourd’hui se réjouir de la fin annoncée de l’open-space. Pourquoi cet aménagement des bureaux est-il si décrié en France ?

Camille Rabineau : Dans un premier temps, il est important de rappeler que l’open-space n’est pas la norme. Selon le baromètre de l’observatoire de la qualité de vie au bureau (Actineo), en 2019, 66% des travailleurs français travaillaient encore dans un bureau fermé (33% individuel et 33% partagé avec au moins deux collaborateurs), contre 34% dans un espace collectif ouvert (22% de moins de dix personnes et 12% de plus de dix personnes). Pour autant, si l’open-space ne concerne pas tous les secteurs d’activité, il s’est largement démocratisé dans notre pays au début des années 80, en commençant par les sièges sociaux des grandes entreprises. En plus de permettre un gain d’espace et d’augmenter le nombre des postes de travail, l’open-space a été adopté avec l’idée d’améliorer le confort des salariés avec un bureau plus lumineux, mais aussi d’augmenter les interactions entre les services. Si l’idée était belle, les défauts de cet environnement se sont très vite manifestés. Il expose les salariés à ce que l’on appelle « les conflits d’usages » entre ceux qui ont besoin de se concentrer et les autres qui passent leur temps au téléphone. Des études ont également montré qu’un salarié en open-space pouvait être interrompu jusqu’à 150 fois par jour, ce qui dégrade considérablement la qualité du travail.

« Il est important de rappeler que l’open-space n’est pas la norme. » - Camille Rabineau, consultante et spécialiste de l’aménagement des espaces de travail

Gilles Teneau : Dans l’imaginaire collectif, l’open-space est lié à des dérives que l’on a observées dans les centres d’appels à partir des années 1990. Tous les salariés sont les uns à côté des autres et enchaînent toute la journée des tâches répétitives comme on peut le faire dans des usines qui ont opté pour une organisation à la chaîne, tout en étant constamment surveillés par le manager. Si ces dérives ne concernent qu’une minorité des entreprises qui ont opté pour l’open-space, certaines ont en effet souhaité réduire encore plus le coût du mètre carré par salarié et ont rempli les bureaux jusqu’à ce que cela devienne invivable. Dans ce cas-là, le stress et les risques psychosociaux (difficulté de concentration, absence d’intimité, augmentation de la charge mentale et de travail, accroissement de la pénibilité au travail, difficulté de prendre des pauses devant sa hiérarchie…, ndlr) sont particulièrement élevés.

C’est donc une bonne chose de se dire qu’il va falloir remplacer cette organisation ?

C.R. : C’est surtout malhonnête de dire que l’open-space va disparaître ! Jacques Séguéla a fait beaucoup parler de lui en annonçant que l’open-space serait mort lundi 11 mai 2020 à 9h, remplacé par le flex-office. Mais par définition le flex-office, soit l’aménagement sans place attitrée, n’est qu’une nouvelle version de l’open-space traditionnel. Puis, ça serait oublier que l’open-space a beaucoup évolué ces dernières années pour répondre à un besoin d’intimité des salariés et ainsi éviter les difficultés d’usages. Conscientes des limites de l’open-space, les entreprises ont revu leur copie en aménageant autour de l’open-space des salles de réunions fermées, des espaces pour téléphoner, se concentrer, se retrouver autour de la machine à café et parfois même se reposer. Les dirigeants ont également équipé leurs équipes d’outils mobiles pour leur permettre de jongler entre les espaces, selon leurs besoins.

G.T. : Pointer du doigt l’open-space, c’est un peu facile. Pour moi, le vrai problème ce n’est pas l’open-space, mais l’organisation de l’entreprise. Si une entreprise est bienveillante, elle peut l’être avec un aménagement en bureaux ouverts ou fermés. Après la Première Guerre mondiale, Elton Mayo, un psychologue et sociologue australien s’est intéressé aux espaces de travail. Dans certaines entreprises, les salariés travaillaient mieux et étaient plus productifs que dans d’autres et cela peu importe l’aménagement des bureaux. Pourquoi ? Tout simplement parce que les managers avaient une posture que l’on qualifie aujourd’hui de collaborative et de participative. Face à ce constat, le chercheur a notamment créé “l’école des ressources humaines” qui intègre le fait que l’homme a des motivations liées à l’intérêt du travail.

« Le vrai problème ce n’est pas l’open-space, mais l’organisation de l’entreprise » - Gilles Teneau, enseignant chercheur en sciences de gestion et expert en résilience des organisations

En France, comment est arrivé le flex-office dont parle Jacques Séguéla ?

G.T. : Au début des années 2000, le flex-office a été mis en place dans les sociétés de conseil, parce que ces salariés étaient souvent en déplacement et cela n’avait pas vraiment de sens d’avoir des postes de travail pour tous quand moins de 30% des salariés occupaient l’espace. Si ce mode de fonctionnement a été mis en place dans d’autres secteurs au taux d’occupation faible ou qui travaillent en horaires décalés, ça reste encore très marginal…

On le critique aussi pour son fort sentiment d’interchangeabilité qu’il fait naître chez les salariés…

C.R. : Il est vrai que les premiers flex-office étaient très déshumanisés : les salariés ne savaient pas vraiment où se mettre et devaient porter leurs affaires toute la journée. C’était vraiment à mille lieues du bureau personnel français où l’on empile ses dossiers, et où l’on a accroché les photos des ses enfants… Mais très vite, et un peu comme l’open-space, le flex-office s’est amélioré. Maintenant, les salariés ont des casiers pour les affaires personnelles et se regroupent par équipes. Pour créer encore plus d’adhésion et une meilleure cohésion d’équipe, il n’est pas rare de voir des murs de cartes postales et de photos dans chaque service.

Dans le contexte actuel, le flex-office pourrait-il être une solution pour le retour au travail des salariés du tertiaire et le respect des gestes barrières ?

C.R. : C’est un aménagement que je qualifierais de Covid-19 compatible. Les salariés en flex-office ne laissent pas traîner leurs mouchoirs et autres piles de papiers poussiéreux sur leur bureau quand ils partent du bureau. C’est plus simple à désinfecter et donc plus hygiénique. Seulement pour que cela fonctionne, il est nécessaire que le salarié ne change pas de poste dans la journée. Dans les prochains mois, le taux d’occupation des bureaux devrait être beaucoup plus faible que ce qu’on a connu jusqu’à présent et donc cela ne devrait pas poser de problèmes d’organisation. Mais aujourd’hui, la vraie question que beaucoup d’entreprises semblent se poser, ce n’est finalement pas la mort de l’open-space, mais plutôt la fin du bureau.

« Aujourd’hui, la vraie question que beaucoup d’entreprises semblent se poser, ce n’est finalement pas la mort de l’open-space, mais plutôt la fin du bureau » - Gilles Teneau

En effet, Google, Facebook, mais aussi le groupe automobile PSA ont annoncé que le télétravail allait être la norme. Quant à Twitter, ils ont décidé qu’une grande partie de leurs salariés seraient désormais en 100% télétravail à vie. C’est radical et très nouveau.

C.R. : Ce que l’on observe depuis le début du déconfinement, c’est que les salariés du tertiaire sont finalement peu nombreux à être revenus au bureau (le 11 mai, 69% des Français n’étaient pas retournés sur leur lieu de travail le 11 mai, selon un sondage réalisé par Odoxa Dentsu-Consulting, Ndlr). La peur d’attraper le virus ou d’exposer ses proches parce qu’on a pris les transports en commun pour se rendre au bureau est encore trop présente pour que le retour se fasse sereinement. Et pour ceux qui sont revenus, il faut bien dire que l’ambiance n’est pas au rendez-vous : les salariés sont très espacés les uns des autres, et se parler à deux mètres de distance ou à travers une vitre en Plexiglas ne favorise pas vraiment les interactions. Dans ces conditions, il est normal de se demander si continuer en télétravail n’est pas la bonne solution.

« Se parler à deux mètres de distance ou à travers une vitre en Plexiglas ne favorise pas vraiment les interactions » - Camille Rabineau

G.T. : Personnellement, je pense que c’est plutôt une mauvaise nouvelle pour les salariés. Si dans l’open-space on peut vérifier à quelle heure on arrive, en télétravail, la surveillance est accrue : les managers peuvent facilement regarder les horaires de connexion et demander des comptes. Et il y a aussi tout un tas d’autres problèmes liés à ce mode organisation : la difficulté pour le salarié de séparer sa vie professionnelle de sa vie personnelle, la procrastination, la perte de sens, l’auto-contrôle, le besoin de se justifier sans cesse, la culpabilité de ne pas en faire assez, ou encore la perte du sentiment d’appartenance à l’entreprise.

Finalement, quel serait le bon modèle à adopter ?

C.R. : Ce que l’on a vu ces deux derniers mois, c’est que le télétravail fonctionnait à court terme. Pourquoi ? Parce que les équipes qui ont travaillé à distance pendant le confinement avaient déjà l’habitude de travailler ensemble au bureau. Elles se connaissent et donc, elles étaient efficaces même de chez elles. Cela montre qu’il est important de passer du temps au bureau avec ses collègues, pour dans un second temps aménager son en emploi du temps en alternant entre des périodes de présentiel et de télétravail.

G.T. : Mais le bureau en dur ne doit pas totalement disparaître : l’humain a besoin d’amour, de se toucher, d’apprendre à se connaître, de se voir, être dans l’empathie, la compassion, et cela ne peut pas se faire derrière un écran.

« L’humain a besoin d’amour, de se toucher, d’apprendre à se connaître, de se voir, être dans l’empathie, la compassion, et cela ne peut pas se faire derrière un écran. » - Gilles Teneau

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Photo by WTTJ