Fixer des objectifs de travail à ses équipes est-il vraiment efficace ?

25 oct. 2022

7min

Fixer des objectifs de travail à ses équipes est-il vraiment efficace ?
auteur.e
Florence Abitbol

Journaliste indépendante et rédactrice de contenus

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Individuels ou collectifs, chiffrés ou abstraits, les objectifs jalonnent notre rapport au travail. Pourtant, sont-ils toujours suffisants pour motiver les collaborateurs dans la réalisation de leurs missions ? Face aux tendances d’autonomie croissantes des nouveaux managements libérés, l’objectif fera-t-il bientôt figure d’archaïsme ? Décryptage d’un outil à la longévité inattendue avec nos experts du Lab, Laetitia Vitaud et Luc Bretones.

Les objectifs sont partout : de la to-do list griffonnée sur un post-it au PowerPoint déroulé en réunion pour le lancement d’un nouveau projet, en passant par les entretiens annuels où ils donnent le cap pour l’année à venir. Pour beaucoup de collaborateurs, le quotidien n’est fait que d’une suite d’objectifs à atteindre, avec plus ou moins de difficultés. Bien différent d’une simple tâche laissée à l’appréciation personnelle de chacun, l’objectif de travail se caractérise par sa formulation adéquate : le ou la manager doit clairement l’exprimer (il doit être mesurable et concret), mais aussi déterminer les moyens et le temps imparti pour l’accomplir. C’est seulement balisée par ces critères qu’une mission se transforme en objectif clair pour le collaborateur.

Formalisée par Peter Drucker dans les années 50, la DPO (direction par objectif) est d’abord pensée pour les dirigeants. L’expert adapte sa théorie au management avec le MPO (ou management par objectif) dans les années 70. Il imagine alors un objectif global qui va se décliner et s’affiner en d’autres objectifs spécifiques aux équipes en fonction de leurs tâches au sein de l’entreprise, et ce afin de les stimuler de manière plus efficace qu’en leur attribuant simplement des tâches à effectuer. Dans les années 80, la méthode est reprise et enrichie par l’économiste américain George T. Doran et le management SMART, où les objectifs sont définis par les adjectifs suivants : Simple, Mesurable, Atteignable, Réaliste et Temporel (avec une durée limitée). De quoi aborder les objectifs au travail beaucoup plus sereinement.

Trop d’objectifs tuent l’objectif

Mais sous cette apparente clarté bien définie, les objectifs ont aussi leurs petits défauts. On reproche par exemple à la méthode SMART de pousser à limiter ses ambitions pour mieux les atteindre. Pas vraiment le meilleur moyen de faire évoluer une entreprise. « Normalement dans une entreprise saine, un directeur commercial ou chef d’équipe ne va pas chercher à minimiser son objectif », analyse Luc Bretones, CEO de NextGen. Le risque sous-jacent ? Cumuler les petits objectifs qui vont ralentir la cadence et rajouter une pression supplémentaire sur les salariés. Mal adaptés ou trop nombreux, ils les tirent vers le bas. Mais trop ambitieux, les objectifs peuvent aussi avoir des effets à rebours de leur ambition. « Lorsqu’ils sont irréalistes, ils génèrent du stress chez les collaborateurs et provoquent le sentiment de ne pas en faire assez. Le résultat est souvent délétère pour eux et l’entreprise », explique à son tour Laetitia Vitaud, autrice et conférencière sur le futur du travail.

Avant de faire des objectifs le cœur de son management, il faut donc les juger avec suffisamment de recul. Laetitia pointe la connotation sémantique des objectifs, qu’il vaut mieux ne pas mélanger : « Même chiffré, un objectif n’est pas nécessairement objectif. C’est cette fameuse “objectivité” qu’il faut interroger pour comprendre la pertinence d’un objectif. Ce n’est pas parce qu’il est d’ordre mathématique qu’il en est plus clair ou plus juste ». Et oui, même les sciences dures ont leur biais ! Passée cette désacralisation, elle constate que les objectifs doivent se moduler en fonction des équipes et des attentes qui leur sont rattachées. « Dans les postes dédiés à l’innovation, il est préférable d’avoir des objectifs ouverts, car l’innovation est synonyme de tâtonnement : on y rencontre aussi des imprévus. Si on pose un repère dans ce qui est attendu, on ferme les possibilités de l’innovation. Les postes ouverts vont de pair avec des objectifs ouverts », préconise-t-elle. La pertinence de l’objectif est ainsi remise en question, particulièrement lorsqu’il n’est pas en adéquation avec le but du travail lui-même.

« L’objectif est surtout un repère managérial. »

En plus de cette divergence de finalité, l’objectif n’est pas non plus un booster qui va motiver les troupes. Pour Luc Bretones, il faut prendre conscience que les objectifs impactent peu l’engagement des collaborateurs. « Souvent, l’objectif n’y est pas pour grand-chose dans la motivation des équipes. C’est surtout un repère managérial, l’équipe peut se donner un objectif lorsqu’elle définit un projet. C’est davantage ce dernier qui les motive, car c’est la raison d’être du collectif », abonde-t-il. Des projets avec du sens et une finalité ouverte, voilà des critères qui encourageraient plus sainement les salariés que de simples objectifs chiffrés !

Des dommages collatéraux non négligeables

En plus du mal-être des collaborateurs, les objectifs peuvent toucher insidieusement l’entreprise et le collectif. Luc situe l’un des principaux défauts de l’utilisation d’objectifs dans leur individualisation : « Ils génèrent une concurrence interne à l’équipe, une forme de compétition, voire une jalousie qui se transforme en comportement de prédation. Par exemple dans le management d’après-vente, l’objectif de qualité de temps de rétablissement ou de réponse au client se situe dans des temps courts. Les employés vont se débarrasser du client, résolvant ainsi de manière temporaire le problème de l’objectif à atteindre, mais générer de l’entropie dans le système ». Les objectifs deviennent alors des KPI pastèques : les collaborateurs les atteignent (les objectifs fixés pour eux sont dans le vert) mais en utilisant des moyens pernicieux qui viennent mettre l’entreprise dans le rouge. Un objectif individualisé, sans condition de réalisation proposée pour guider le collaborateur, ouvre la voie à l’adage « la fin justifie les moyens », qui n’est pas sans conséquence pour l’entreprise lorsqu’ils sont pris dans une perspective plus large que le simple individu.

De plus, derrière leur allure personnalisée, les objectifs individualisés ne prennent pas toujours en compte l’ensemble des moyens et des capacités que les collaborateurs peuvent investir pour leur réalisation. Laetitia pointe du doigt cet effet pervers qui impacte durement certains collaborateurs : « L’inconvénient de ces objectifs c’est qu’ils ignorent le fait que leur répartition au sein d’une équipe peut être inégalitaire. Par exemple, dans un cabinet d’avocats, l’objectif est souvent de maximiser le nombre d’heures facturables, mais cela ne comprend pas le travail de recrutement de stagiaires qui est assigné à certains collaborateurs. Ces tâches ne font pas partie des objectifs individuels et pourtant elles vont prendre du temps, rendant l’objectif initial plus difficilement atteignable ». Centrés sur l’équation « un individu / un objectif », les objectifs individualisés ne prennent pas suffisamment en compte les variables d’ajustement pour leur réalisation, ni une vision grand angle permettant de mieux fixer leurs limites, de leur mise en œuvre à leur achèvement.

Pour éviter ce cas de figure, il est donc essentiel de cibler les biais cachés derrière les objectifs, rarement pris en compte : « On s’imagine que les objectifs de vente sont parfaitement justes, or ce n’est pas vrai tout le temps. Il y a des formes de discriminations, car la manière dont on distribue les clients et les dossiers n’est pas toujours objective. Donc les objectifs de chiffre d’affaires peuvent très bien être biaisés, car ils ne prennent pas en compte la distribution en amont des dossiers ». Laetitia plaide donc pour des objectifs d’équipe et pour une prise de conscience des tâches collectives, qui jouent dans le quotidien des employés, les empêchant parfois d’atteindre leurs objectifs.

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Focus et collaboratifs : il y a encore du bon dans les objectifs

Tout n’est pas à jeter dans l’objectif lorsqu’il est bien ajusté, mais si tout est calibré au millimètre près, il risque d’encombrer les collaborateurs voire de les infantiliser lorsqu’il leur dicte leurs faits et gestes. L’objectif réclame plus que jamais des ajustements, car depuis le MPO et la méthode SMART, le monde du travail et le management ont évolué pour se tourner vers plus d’autonomie pour les salariés – a priori plutôt en contradiction avec un objectif qui cadre de bout en bout leurs tâches. Comment alors faire rimer objectif et travail libéré ? L’essentiel pour Luc Bretones est d’en garder la mesure et de le prendre pour ce qu’il est : un repère. Et comme tous les repères, il arrive ponctuellement dans le cheminement d’un projet. « Ils sont des étapes intermédiaires dans l’atteinte de l’étoile, ils sont clairs, très focus, réalisables et en petit nombre (moins de 5 par personnes). Idéalement, ce serait les équipes elles-mêmes qui proposent leurs propres objectifs, avec un fonctionnement en mode projet. »

Pour lui, les objectifs les plus fructueux sont ceux qui, en étant à la fois ambitieux et réalisables, réveillent la créativité des collaborateurs. « Quand je manageais des techniciens d’intervention, l’objectif était d’atteindre la satisfaction client. Nous étions tellement loin de cet objectif qu’on ne pouvait pas penser de façon linéaire. On a trouvé une idée en rupture, impensable en appliquant les règles normales, qui nous a permis d’opérer un saut vers notre objectif », confie-t-il. Rien de mieux que les talents et leur expertise de terrain pour faire avancer un projet vers un but donné. Plutôt que de plaquer un fonctionnement qui ne prend pas en compte la réalité de leurs tâches, il est pertinent de leur laisser les rênes sur le process qui les mènera à la réalisation de l’objectif. Quand il ne dicte pas le modus operandi, mais permet aux collaborateurs d’inventer leurs propres règles, c’est sans doute là que l’objectif est le plus stimulant.

« Collaborer, communiquer sur les moyens mis en œuvre sont une piste pour composer avec les objectifs dans le management de demain. »

Loin d’être en opposition avec la notion d’objectif, Laetitia voit aussi dans cette liberté un moyen de faire avancer l’autonomie au travail sans se départir de ce dernier, qui reste un marquage sur lequel les collaborateurs en autonomie peuvent s’appuyer et ajuster leur démarche : « L’objectif apporte une clarté de réalisation de travail, et dans les métiers de création, il leur permet notamment de se libérer d’un contrôle des moyens mis en œuvre. Je pense en particulier à la présence au bureau. » Dans la perspective du futur du travail, qui devra composer avec le full remote, elle préconise notamment de ne pas reproduire les biais qui nuisent déjà en présentiel, afin d’éviter une absence de résultat doublé d’une augmentation de moyen qui pressurise les salariés. « L’apprentissage à faire, c’est du temps asynchrone. Du temps dédié au travail avec des plages de concentrations, sans cette charge de communication permanente, qui peut cannibaliser les vrais objectifs donnés et augmenter la sensation de ne pas en faire assez », propose-t-elle.

Collaborer, communiquer sur les moyens mis en œuvre sont une piste pour composer avec les objectifs dans le management de demain, mais l’important est de ne pas perdre de vue la réalisation effective du travail, que l’objectif ne fait que pointer. Les meilleurs objectifs sont guidants, comme les KPI, ces fameuses étoiles polaires des entreprises. Ils indiquent une direction à l’horizon, mais la navigation reste à la charge de toute l’équipe.

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Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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