Passionnés mais vite lassés, quelle place pour les multipotentiels au travail ?

05 mars 2020

5min

Passionnés mais vite lassés, quelle place pour les multipotentiels au travail ?
auteur.e
Danaë Renard

Journaliste web

Vous êtes parfaitement à l’aise avec les fonctions dérivées, parvenez à citer les plus grands réalisateurs américains d’une même décennie, êtes incollable en astronomie et possédez une solide connaissance en énergies renouvelables ? Si la plupart d’entre nous parvient à exceller dans un ou deux domaines, et c’est tout, certains d’entre nous ont la capacité de briller dans une variété de disciplines : ce sont les multipotentiels. Qu’est-ce qui caractérise les personnes multipotentialistes ? Quelle place leur faire dans le monde du travail ? Comment parviennent-elles à déployer leurs talents ?

Qu’est-ce qu’un profil multipotentiel ?

“Jack of all trades, master of none” ? Au départ, cette fameuse expression anglaise était un compliment adressé aux personnes dotées de plusieurs compétences ou d’une connaissance généraliste. Elle a été utilisée pour la première fois sous la plume de l’écrivain Robert Greene en 1592 pour parler du dramaturge, poète et acteur… William Shakespeare, rien que ça ! Près d’un siècle plus tard, les grands penseurs de la Renaissance étaient alors qualifiés de polymathes, un terme mélioratif lié à l’idée qu’il faut embrasser toute connaissance et étudier un maximum de disciplines pour s’épanouir intellectuellement. Le terme est d’ailleurs resté étroitement lié à cette période historique de foisonnement intellectuel. Puis le concept psychologique et éducatif de multipotentialité, plus moderne, est apparu.

Le psychologue Ronald Frederickson, parent du terme en 1972, définissait une personne multipotentialiste comme quelqu’un pouvant être qualifié sur un certain nombre de sujets lorsque son environnement lui en donne la possibilité. Ce mot caractérise les personnes non seulement passionnées mais aussi extrêmement douées ou cultivées dans plusieurs domaines : jazz, programmation informatique, cinéma indien, politique américaine, mythologie nordique… La multipotentialité a également été étudiée par Emilie Wapnick, écrivaine, artiste et entrepreneure canadienne, dans son livre How to be everything. L’ouvrage, comme sa conférence pour Tedx, ont largement participé à démocratiser le concept de multipotentialité et la réalité qu’il recouvre. Un point fort de sa réflexion vise à rappeler qu’il n’y a aucun mal à ne pas s’épanouir dans une seule et unique carrière. C’est d’ailleurs ce que confirme Véronique Bouton, coach en développement professionnel et spécialisée dans les profils atypiques : « Les personnes multipotentialistes sont très curieuses, elles pensent vite, ont une certaine rapidité d’exécution, aiment le challenge et l’autonomie. Elles ont des carrières en saut de puce et parfois des périodes de chômage. Il arrive souvent qu’elles aient plusieurs jobs en même temps. Dans l’imaginaire collectif, on a l’image du start-upper, qui enchaîne les créations d’entreprises mais on retrouve ces profils aussi bien dans les grandes entreprises. »

Différents profils, une même soif d’apprendre

Emilie Wapnick distingue deux types de multipotentiels. Il y a les “simultanés”, qui se passionnent conjointement pour des disciplines différentes ou qui mènent de front plusieurs projets. Ils cherchent à cumuler des connaissances sur des sujets disparates, sans véritable lien. Ils vont par exemple réfléchir à un court-métrage, écrire un livre et développer un projet d’application sur la même période. Il y a également les “séquentiels”, qui auront tendance à se dédier pleinement et exclusivement à chaque projet mais de manière consécutive, et ce toujours avec une grande rigueur. Dans les deux cas, on retrouve une réelle faculté à passer d’un sujet à l’autre rapidement, à se l’approprier et ce, jusqu’à le maîtriser presque totalement. À ce stade, il est utile de préciser qu’être multipotentiel n’implique pas systématiquement le fait d’être surdoué. Cela dit, « l’expérience montre qu’une personne surdouée se passionne et excelle dans plusieurs domaines » nous explique Véronique Bouton. Il est toutefois difficile de déterminer le pourcentage de la population concernée car les chiffres que l’on retrouve sur Internet sont, prévient Véronique Bouton, « à prendre avec précaution. » En effet, il s’agit d’une faculté qui est difficile à repérer chez soi ou chez les autres et qui n’est pas forcément très connue. Selon elle, le multipotentiel peut tantôt être celui qui se sent dépérir dans son travail et lorgne ailleurs, tantôt celui qui ne cesse d’avoir besoin de nouveaux défis pour se sentir bien, ou même peut-être vous qui ne parvenez pas à trouver votre voie à trente ans passés…

La multipotentialité, quelles difficultés ?

« Car on les reconnaît aussi à leur sentiment de frustration : les multipotentiels s’ennuient vite » affirme la spécialiste des profils atypiques. L’ennui, c’est un peu le revers de la médaille : les multipotentiels finissent souvent par se désintéresser des sujets qui autrefois les animaient, à partir du moment où ils atteignent un certain niveau connaissance. La volcanologie est remplacée par une autre passion. La physique nucléaire n’intrigue plus. On a fait le tour de la culture amérindienne… Les multipotentiels peuvent vite angoisser à l’idée de perdre leur temps à explorer un sujet qu’ils maîtrisent déjà. Ce n’est certes pas très grave dans la vie quotidienne, rien n’empêche de troquer une passion pour une autre, mais au travail ? Ce n’est pas parce qu’on est efficace et bon dans ses missions qu’on va changer de poste ! Au contraire, atteindre un certain niveau d’excellence peut même conforter l’employeur dans l’idée que vous êtes à votre place…

Les personnes multipotentialistes subissent aussi une forme de pression sociale : leur trop grand appétit se heurte à la norme. Ne pas rentrer dans un case n’est pas toujours évident dans une société où on a tendance à étiqueter facilement et où l’on pousse à la spécialisation professionnelle. Dans les pays anglo-saxons, passer d’un secteur d’activité à un autre est plus facile et mieux accepté socialement, comme le rappelle Véronique Bouton. « Chez nous, au contraire, changer régulièrement d’entreprise ou de missions peut être mal vu. Certains recruteurs se réfèrent encore à d’anciens schémas… La multipotentialité est parfois perçue comme de l’instabilité ou comme l’expression de difficultés relationnelles. Pourtant les personnalités multipotentialistes sont des atouts pour les managers car elles s’adaptent facilement, ont une vision globale, des idées nouvelles et ont une grande créativité. » Forte de son expérience passée en tant que DRH d’un grand groupe international, Véronique Bouton explique que les personnes multipotentialistes ont le sentiment d’être décalées, bizarrement exaltées, dispersées, inconstantes, irresponsables et parfois même feignantes car incapables de s’impliquer durablement. Elle dit avoir observé que les personnes multipotentialistes n’ont pas forcément confiance en elles malgré leurs capacités plurielles. Elles éprouvent parfois un sentiment d’imposture puisqu’elles peinent à rester focalisé sur un champ d’expertise comme tout le monde.

Reconnaître et mettre en valeur ses atouts en entreprise

Quand elle travaillait aux ressources humaines, Véronique Bouton a eu l’occasion de voir passer un grand nombre de profils et, parmi eux, des multipotentiels. Elle nous explique qu’ils s’épanouiraient plus facilement au sein de grands groupes en occupant des fonctions transverses (coordination, management humain, développement commercial, etc.)

Pensez-vous être un multipotentialiste ? Véronique Bouton souligne que la culture d’entreprise se doit d’être ouverte à ces mobilités internes, et conseille, si vous pensez être une personne multipotentialiste, de choisir un employeur en ce sens, au risque sinon, de ne pas vous épanouir professionnellement. Les esprits curieux, créatifs et souvent particulièrement vifs craignent les chemins balisés. Oui mais comment justifier trois changements de postes ? Des emplois de courte durée ? Il faut impérativement savoir « expliquer les périodes de creux, regrouper les missions disparates » avant un recrutement, « afin d’éviter de passer pour quelqu’un de dispersé », conseille la coach Véronique Bouton. Car ces profils - et peut-être est-ce votre cas - ont souvent une carrière en “dent de scie”. Elle conseille de travailler son entretien en amont, de façon à valoriser cette hybridité, qui est une richesse. *« Les multipotentiels ont un mode de pensée en arborescence, disgressent, peuvent perdre leur interlocuteur… Ils ont tout intérêt à s’entraîner à l’oral au préalable, faire le tri, trouver un fil rouge dans leur parcours et attendre que le recruteur pose ses questions. »

Ce goût des multipotentialistes pour la nouveauté, le bouillonnement, l’apprentissage constant et la curiosité sans limites doit être pris au sérieux et nécessite de s’affranchir de certains diktats sociétaux. « Faire converger les champs disciplinaires devrait être plus fréquent » estime l’entrepreneur et investisseur en nouvelles technologies, Jake Chapman, également auteur, sommelier, amateur de boxe et de poker. C’est dans le croisement des disciplines que naissent les meilleures idées, selon lui. Ces surefficients, curieux frénétiques, redonnent du sens au fait d’apprendre et remettent en question l’idée d’achèvement : il est possible de passer plusieurs années à étudier la littérature sans que cela mène nécessairement à une carrière de professeur de lettres ! Ne jamais cesser d’apprendre par pur plaisir : ne serait-ce pas finalement la clé de l’épanouissement, et ce, que l’on soit multipotentialiste ou pas ?

Photo d’illustration by WTTJ

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