Management : quand le « test & learn » détrône l’exigence à la française

06 mars 2023

6min

Management : quand le « test & learn » détrône l’exigence à la française
auteur.e
Laure Girardot

Rédactrice indépendante.

En France, le « test & learn » s'immisce dans les entreprises… en théorie. Mais cette approche qui laisse place à l'erreur et permet une forme d'agilité organisationnelle a-t-elle vraiment détrôné le « jusqu'au-boutisme » made in France ?

Le « test and learn » est une méthode d’apprentissage et d’optimisation continue qui consiste à tester différentes hypothèses, puis à utiliser immédiatement les résultats pour améliorer et optimiser un produit ou un processus. Si cette méthode est souvent utilisée en marketing, en développement de produits ou en conception d’applications, notamment en start-up, elle semble « polliniser » la sphère managériale. Selon une enquête d’Agile Alliance, 71 % des entreprises ont mis en place des pratiques de gestion plus agiles. Pourquoi un tel engouement ? Cette démarche crée un environnement propice à l’amélioration continue. Les équipes s’engagent régulièrement dans de fréquents cycles d’apprentissage tout au long du développement du projet, et les améliorations essentielles sont apportées au fur et à mesure. « Si l’intention est là, la bascule organisationnelle vers du test and learn n’est pas forcément fluide. Les cultures d’entreprise ne permettent pas nécessairement de passer sereinement à l’action », souligne Jean de Maupeou, associé chez Flexjob. Et si le point bloquant se situait au-delà de la culture d’entreprise ? N’est-on pas en proie à un héritage culturel, le « jusqu’au-boutisme » à la française, qui sclérose toutes velléités de transformation organisationnelle ?

« Cette nouvelle posture détonne avec la tradition française où l’échec est vécu comme une honte et où tout doit être parfait du premier coup. »

« Test and learn » et culture française : l’impasse managériale ?

L’étude menée par The Boson Project en 2022, « Le monde d’après aura bien lieu », présente cette limitation culturelle française comme un frein au changement : « Cette nouvelle posture du test & learn (…) détonne avec la tradition française où l’échec est vécu comme une honte et où tout doit être parfait du premier coup. De surcroît, dans une population dirigeante entretenant un sens élevé de l’honneur ». Cette vision empreinte par l’ego a été analysée par Philippe d’Iribarne, économiste et anthropologue français, auteur de l’ouvrage La logique de l’honneur : gestion des entreprises et traditions nationales. Selon lui, la culture française est caractérisée par une importance accordée à l’honneur et à la dignité, ainsi qu’à l’importance de la hiérarchie et du respect de l’autorité. Ces valeurs se traduisent au niveau professionnel par une réflexion approfondie, une prise de décision lente et réfléchie, ainsi qu’une hiérarchie bien définie et une communication indirecte. Ces schémas hérités de l’approche cartésienne restent donc difficilement conciliables avec le droit à l’erreur (selon l’étude The Boson Project) : « Nous avons la conviction que la raison prime sur l’expérience et que la connaissance naît de la raison (…) À l’inverse de la démarche agile qui recherche l’efficacité par de l’innovation incrémentale, l’exercice de la démonstration entraîne une multiplication des grilles de lecture, le croisement des regards (…) ».

Néanmoins, un changement de paradigme est indispensable selon Jean de Maupeou : « Cette innovation collective est un pilier majeur des organisations apprenantes, elle permet aux entreprises d’être beaucoup plus agiles et flexibles dans un monde en constante évolution (V.U.C.A) ». Alors, comment aller au-delà des schémas managériaux « à la française » ? Quelles sont les dynamiques qui favorisent un environnement de travail prônant le droit à l’erreur ?

« Test and learn » : 5 conditions pour basculer vers une organisation plus agile

Une approche systémique du « test and learn »

« Les entreprises ont tout intérêt à construire une culture sur 3 niveaux : l’organisation (Est-ce que l’entreprise valorise les prises d’initiatives et le partage de ces apprentissages ?), l’équipe (Avons-nous mis en place un fonctionnement qui laisse la place aux innovations ?) et l’individu (Ai-je tous les éléments en main pour savoir quand et comment tester de nouvelles choses ?) », souligne Jean de Maupeou. Il encourage la co-construction d’un cadre commun avec les collaborateurs afin d’avoir une vision claire des processus et des comportements adéquats. Cela peut commencer par l’intégration du droit à l’erreur au sein des valeurs, comme chez Thales Digital Factory, entité du groupe dédiée aux sujets numériques. En effet, dans son ouvrage, Le droit à l’erreur, Séverine Loureiro relate que l’équipe a inscrit dans un manifeste la phrase suivante : « Échouer plutôt que de ne rien tenter ».

La sécurité psychologique avant tout

Google a lancé en 2012 le projet Aristote, une vaste étude dont le but était de découvrir les modèles et les clés de réussite les plus performantes de plus de 180 équipes. Conclusion ? Le premier facteur associé à la performance est la sécurité psychologique. Amy Edmondson, professeure-Novartis de leadership et de management à la Harvard Business School, la définit comme « un climat d’équipe caractérisé par la confiance interpersonnelle et le respect mutuel dans lequel les gens sont à l’aise d’être eux-mêmes ». En d’autres termes, le fonctionnement permet la capacité d’être soi en tout temps et d’être en mesure d’exposer sa vulnérabilité aux autres sans craindre le jugement. En ce sens, Neobrain, start-up de la HR tech, organise régulièrement des sessions de test pour les managers afin de les préparer aux situations réelles : « Nous mettons en place des simulations organisées par l’équipe RH sur des situations managériales sensibles : recadrer un membre de son équipe, donner du feedback ou gérer une demande d’augmentation », explique Paul Courtaud, CEO.

Des rituels qui « décristallisent » la vision négative des échecs

Pour valoriser l’échec en interne, certains rituels permettent de faire pivoter les mentalités. Par exemple, Inuit, société américaine de logiciels commerciaux et financiers, est un précurseur des « fail party » : des célébrations récurrentes pour partager ses échecs et apprentissages. Elles sont même sanctuarisées par la remise de « failure awards » qui récompensent les prises de risque. Les erreurs font partie intégrante de la culture d’entreprise car elles sont répertoriées au sein de documents internes qui font office de mémoire organisationnelle. Même idée pour la compagnie aérienne Air France, qui a instauré une « charte de non punition de l’erreur » : il s’agit d’encourager ses collaborateurs à exprimer (sous anonymat) leurs erreurs et à signaler des dysfonctionnements. Séverine Loureiro fait part d’un autre exemple intéressant dans son ouvrage : CSP, organisme de formation, a édité pour ses 50 ans un livre qui recueille cinquante erreurs et cinquante succès qui a été présenté lors de la soirée organisée en cet honneur. Cette initiative a été participative puisque, dans un appel à contribution, chacun a pu partager publiquement une erreur et/ou un succès.

« Nous préférons chercher des solutions, et non des coupables ! C’est la clé. »

De l’exemplarité à tous les niveaux : dirigeants, managers et collaborateurs

Hakim Ben Ayed, directeur commercial d’Aymax, une ESN (Entreprise de Services du Numérique) spécialisée en solutions digitales, souligne l’importance du management pour faire vivre le test and learn : « Notre management de proximité fait en sorte que les collaborateurs se sentent dans un environnement sécurisant grâce à un accompagnement permanent. Pour nous, c’est inhérent à son rôle d’être dans une posture de coach et d’écoute ». Et l’exemplarité s’applique à tous les niveaux de l’entreprise : « Maxime Cariou, le CEO et mon manager, travaille dans cette optique. On prend une direction et si on se trompe, il n’y a pas d’ego. Nous préférons chercher des solutions, et non des coupables ! C’est la clé ». Si l’on reprend l’exemple de Thales Digital Factory, Séverine Loureiro met en avant dans son livre une autre initiative : le mur des échecs. Son but ? « Afficher sur un mur dédié ses erreurs et ses échecs […], les Post-it sont signés… et les directeurs et les managers sont les premiers à avoir joué le jeu. »

Un cadre favorable à l’apprentissage permanent

Le « test and learn » est indissociable d’une culture apprenante qui prône l’apprentissage continu. Si l’on se réfère au modèle 70/20/10 : 70 % de nos compétences sont le résultat direct de notre activité professionnelle à la fois individuelle et collective, 20 % proviennent d’interactions sociales avec nos collègues et seulement 10 % de nos compétences sont issues de situations académiques classiques. Le meilleur endroit pour apprendre reste les situations de travail et ce, grâce à la mise en place du feedback ou du retour d’expérience (REX) comme chez Neobrain : « Pour que l’apprentissage soit effectif, nous adoptons une méthode d’appropriation simple : la personne en situation doit s’auto-évaluer via un feedback constructif. Ensuite, nous complétons avec un feedback d’équipe. L’objectif est de prendre le temps de débriefer et de comprendre ce qui marche bien ou non afin d’ancrer les meilleures pratiques », souligne Paul Courtaud. Chez Aymax, l’intrapreneuriat est aussi une pratique largement valorisée pour développer ses compétences : « Si les collaborateurs ont un projet en tête, ils peuvent le développer en interne. C’est un espace de créativité et d’apprentissage », explique Hakim Ben Ayed.

« L’erreur est un échec seulement si elle se répète, c’est la base. »

« Test and learn » en terre française : comment éviter le flop ?

  • Être attentif aux erreurs répétées : « L’erreur est un échec seulement si elle se répète, c’est la base », explique Hakim Ben Ayed.

  • Miser sur le recrutement : l’un des leviers de transformation passe par le recrutement. « Lorsque que le candidat se présente, il faut déceler l’humilité. Pour cela, je lui demande de me raconter l’un de ses échecs. La manière d’en parler est révélatrice d’une certaine honnêteté, une valeur essentielle en milieu agile », souligne Hakim Ben Ayed.

  • S’appuyer sur les RH : selon Jean de Maupeou, il faut veiller aux injonctions paradoxales : « Il est facile de dire “Allez-y, testez, vous avez tous les droits”. Il est beaucoup plus difficile de faire évoluer la culture en profondeur ». C’est pourquoi il faut s’appuyer sur l’équipe RH : « Son rôle transversal et confidentiel est clé pour mener un changement effectif. Et sa légitimité doit être installée par le DG », complète Paul Courtaud.

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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ

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