Le jeunisme en entreprise, mythe ou réalité ?

14 nov. 2019

7min

Le jeunisme en entreprise, mythe ou réalité ?
auteur.e
Nora Léon

Communications & content manager

« Dans la tête des investisseurs, l’âge limite [d’un entrepreneur] est de 32 ans. Au-delà, ils commencent à être sceptiques », confiait Paul Graham, fondateur de l’incubateur le plus prestigieux du monde, Y Combinator. Et oui, la trentaine passée, il se pourrait qu’on soit déjà professionnellement périmés. À en croire certains témoignages, le jeunisme, que le Larousse définit comme la “tendance à exalter la jeunesse, ses valeurs, et à en faire un modèle obligé”, aurait gangrené le monde de l’entreprise. Mises au placard, licenciements, blocage des promotions au profit de professionnels plus “frais”. Certains seniors seraient désavantagés au travail.

Pourtant, dans les entreprises du CAC 40, les cabinets de conseil, dans le domaine politique ou médical, la majorité des postes à responsabilités sont occupés majoritairement par des seniors, et certains juniors semblent souffrir de difficultés à s’insérer dans le monde du travail. Alors, la tendance du jeunisme existe-t-elle réellement ? Analyse.

Jeunisme : de quoi parle-t-on ?

Le “jeunisme”, cette tendance à privilégier les plus jeunes au détriment des seniors, est difficilement mesurable puisqu’il s’incarne surtout dans les témoignages de salariés qui en souffrent.

Des clichés tenaces

Mais de quoi “accuse”-t-on les plus expérimentés ? En start-up, alors que l’employé modèle est « jeune et dynamique », selon la formule des Echos, les seniors y sont parfois perçus comme peu agiles et innovants.

Une étude de l’Apec pointe les divergences de perception quant aux valeurs et savoir-être des seniors et juniors. Les plus âgés sont perçus, par l’échantillon interrogé, comme fortement attachés à leur entreprise, organisés, respectueux des principes éthiques et rigoureux. Les jeunes, quant à eux, seraient attentifs à leur carrière, soucieux d’apprendre, à l’aise avec la technologie et créatifs. Dans une société où de nouveaux métiers éclosent toutes les semaines et où la technologie mue de plus en plus vite, les entreprises ont tendance à mettre l’accent sur la capacité d’apprentissage et d’adaptation. Or, les seniors souffrent du cliché selon lequel ils sont attachés à leurs diplômes et peu enclins à se former en continu, ce qui fait d’eux des profils “moins adaptés“ à ces nouvelles attentes aux yeux des recruteurs.

Un phénomène de “placardisation”

Dans un article de Rue 89, Fabienne, employée administrative, raconte sa douloureuse et subite mise au placard. Un beau matin, elle n’a plus accès au logiciel de comptabilité et elle rencontre le nouveau stagiaire qui reprendra désormais une partie de ses missions. Soudainement, elle n’est plus invitée aux réunions et son poste se résume à traiter le courrier. Même scénario pour Christophe, 56 ans, directeur des systèmes d’informations qui, lui qui manageait plus de 500 personnes au sein d’une entreprise industrielle depuis 17 ans, a été mis sur la touche à l’arrivée de son nouveau directeur. Il décrit pour Capital à quel point cette situation a été rude et dévalorisante à vivre.

Sophie Aubard, co-fondatrice de l’Institut du Salarié, explique à ce propos que 80% des employés mis au placard sont des managers qui sont purement et simplement “poussés vers la sortie”. Pour elle, la mise au placard entraîne un stress conséquent chez les personnes concernées qui ne comprennent souvent pas ce qu’elles ont fait pour mériter ce traitement et s’attendent à être licenciées à tout moment.

En creux, les difficiles débuts des jeunes diplômés

En parallèle, les jeunes diplômés vivent souvent de rudes premières années de carrière puisqu’ils connaissent un taux de chômage élevé et une forte pression sur les salaires. Un constat qui vient nuancer et relativiser le phénomène du jeunisme dans le monde professionnel, puisque plusieurs tranches d’âge semblent se heurter à un monde du travail toujours plus intransigeant. L’histoire d’Anne-Lorraine Beatrix, 20 ans, coordinatrice marketing au sein d’un cabinet d’avocat, en témoigne parfaitement, elle qui a connu une recherche de premier job éprouvante. Parcours du combattant qu’elle a d’ailleurs souhaité partager dans un post LinkedIn. « On ne voulait pas me donner ma chance. J’étais trop jeune, inexpérimentée. Mes stages et petits boulots ne suffisaient pas. Alors que j’avais travaillé en tant que serveuse, fait des stages et acquis plein de compétences… »

« On ne voulait pas me donner ma chance. J’étais trop jeune, inexpérimentée. Mes stages et petits boulots ne suffisaient pas. » - Anne-Lorraine Beatrix

Diplômée d’une école de commerce et forte de plusieurs expériences, elle ne pensait pas que ce serait aussi dur : « Je croyais que ça irait plus vite. Au lieu de cela, je me suis retrouvée sans emploi, sans rien à côté car je devais rester disponible. On passe des entretiens mais on n’est pas rappelé… Une fois, j’ai été recommandée et l’entretien s’est bien passé. On m’a dit “tu nous comprends bien, on te teste sur un cas pratique lundi”. Le lundi, rien. Je relance, et rien. C’était incompréhensible : j’aurais préféré qu’on me dise “non” plutôt qu’on me laisse sans réponse. »

Sur son post LinkedIn, elle accuse le coup. Elle met en exergue ces quelques mots : « trop jeune », la raison pour laquelle, selon elle, elle ne trouvait pas d’emploi. Le pendant du jeunisme, c’est donc bien l’obligation d’avoir déjà de l’expérience pour valoir quelque chose sur le marché du travail. Mais alors, le jeunisme existe-t-il vraiment ? Ou co-existe-t-il avec l’ephébiphobie (la peur de la jeunesse, ndlr) ?

Le jeunisme est-il bien réel ?

Oui, affirment plusieurs travaux universitaires, dont celui de Stéphane Adam, Sven Joubert et Pierre Missotten L’âgisme et le jeunisme : conséquences trop méconnues par les cliniciens et chercheurs ! Selon cette étude, le jeunisme serait même plus discriminant que le sexe, la religion ou la nationalité, et presque au même niveau que l’origine ethnique. Une étude du baromètre des discriminations en Europe datant de 2012 a démontré que la fracture se ressentait à 55 ans : 45% des européens de cet âge, ou plus, ont affirmé être plus touchés par les discriminations que lorsqu’ils étaient plus jeunes et 54% des sondés ont défini l’âge comme une barrière à l’embauche pour les demandeurs d’emploi de plus 55 ans.

Ce couperet tombé, nuançons. Car les personnes que nous avons rencontrées sont formelles, le jeunisme ne frappe pas toutes les entreprises ni tous les postes…

Une question de responsabilités

Les postes à responsabilités qui nécessitent beaucoup de bouteille et une légitimité construite dans le temps ne souffrent généralement pas des préjugés liés au jeunisme.

Henri-Charles Dahlem, 60 ans, est rédacteur-en-chef du Groupe Coop en Suisse. Pour lui, seuls les postes les moins qualifiés souffrent de discriminations liées à l’âge. « De manière générale, il me semble que l’expérience est plutôt valorisée lorsqu’il s’agit de postes-clé, stratégiquement importants. J’ai en revanche constaté que le jeunisme prend sa revanche lorsqu’il s’agit d’emplois moins qualifiés pour lesquels on estime que les jeunes feront tout aussi bien le travail mais pour un salaire moindre et, vraisemblablement, avec une santé plus robuste. » Anne-Lorraine Beatrix fait le même constat dans l’hôtellerie : « les postes peu qualifiés, comme les barmen, serveurs ou hôtesses sont souvent pour les plus jeunes. Mais les maîtres d’hôtel, sommeliers ou chefs de projets stratégiques sont souvent plus âgés. »

« Il me semble que l’expérience est plutôt valorisée lorsqu’il s’agit de postes-clé, stratégiquement importants. J’ai en revanche constaté que le jeunisme prend sa revanche lorsqu’il s’agit d’emplois moins qualifiés. » - Henri-Charles Dahlem

Jusque-là, rien de révolutionnaire : il paraît normal qu’en prenant du galon, on accède à des fonctions plus complexes et stratégiques. En revanche, cette réalité se heurte à un nouveau phénomène : en start-up il n’est pas rare de voir des jeunes entre 25 à 35 ans accéder à des postes à responsabilités, d’ailleurs l’âge moyen dans ces entreprises était de 31 ans en 2015. Et cela peut avoir plusieurs conséquences. D’un côté, les postes de seniors peuvent parfois être pris en charge par des plus jeunes, laissant les plus seniors sur le banc de touche. Mais lorsque les plus jeunes n’accèdent pas rapidement aux responsabilités souhaitées, cela peut générer des frustrations et donc créer une fracture générationnelle et des conflits.

Un postulat à reconsidérer ?

Ces constats dressés, il faut remarquer que certaines entreprises se libèrent durablement du spectre du jeunisme. Elles parviennent à faire travailler juniors et seniors en bonne intelligence et à créer un climat bienveillant autour d’objectifs et projets communs.

Anne Gradvohl, Directrice de l’innovation au sein du Groupe VYV (secteur des assurances), a été interloquée quand on lui a demandé ce qu’elle pensait du jeunisme. Pour elle, c’est un non-sujet. Elle déclare : « Il faut en finir avec les clichés manichéens sur les jeunes face aux seniors. Chez nous, il y a plein de jeunes talentueux et tout à fait crédibles à des positions de seniors. Ils sont à l’aise sur leurs sujets, les méthodes et les relations humaines et il n’y a absolument aucun problème à les voir à ces postes, au contraire ! De même, des quinquagénaires voire sexagénaires prennent à leur compte les mêmes sujets, ce qui réunit les générations sur des enjeux de transformation et d’innovation. La curiosité, l’énergie, l’envie de faire bouger les organisations, la recherche de sens transcendent la barrière de l’âge, pour peu qu’on veuille bien se concentrer sur le fond, dans un élan commun. »

« Il faut en finir avec les clichés manichéens sur les jeunes face aux seniors. Chez nous, il y a plein de jeunes talentueux et tout à fait crédibles à des positions de seniors. » - Anne Gradvohl

Si cela semble tout à fait naturel pour Anne, d’autres entreprises sont dans un entre-deux et vont vers un mieux, notamment grâce à la formation continue. Au sein de la société OpenClassrooms par exemple, les salariés sont formés pour repérer les biais du jeunisme ou encore ceux liés à l’égalité femmes-hommes afin d’éviter de les transposer dans le recrutement de nouveaux salariés et dans leur travail quotidien.

Du mentorat pour en finir avec le jeunisme et la discrimination des jeunes ?

Laetitia Vitaud, experte sur les problématiques du travail, explique avec fougue que dans un monde qui connaît des défis environnementaux, économiques, et une transformation sociétale sans précédents, on doit en finir avec le jeunisme et au contraire renouer avec les synergies entre “anciens” et “disciples”. Elle affirme qu’on peut être créatif, faire de nouvelles connexions neuronales au-delà des 70 ans et surtout transmettre son savoir à n’importe quel âge !

Or, ce sujet de la transmission est central dans la valorisation de toutes les générations de professionnels. Là où Anne-Lorraine Beatrix accompagne aujourd’hui une avocate expérimentée sur des sujets d’innovation, de communication digitale et de social media, elle estime qu’elle a aussi énormément à apprendre de cette professionnelle chevronnée, notamment en termes de droit. Dans la même veine, toujours selon l’APEC, 92% des cadres seniors jugent qu’ils ont des compétences à transmettre aux plus jeunes et 90% sont convaincus qu’ils ont à apprendre des juniors. En regard, 76% des jeunes cadres croient pouvoir transmettre aux plus âgés qu’eux, et 96% d’entre eux pensent pouvoir apprendre des cadres seniors. Pour venir à bout du jeunisme et mieux intégrer les juniors, les entreprises gagneraient donc à valoriser l’émulation de compétences et la solidarité entre toutes les générations d’actifs. Et les professionnels de tous âges et métiers devraient conserver l’humilité de toujours pouvoir apprendre quelque chose de quelqu’un.

Le jeunisme est donc plus impalpable qu’il n’y paraît puisqu’il semble être sous-jacent à la culture RH de certaines entreprises… Pourtant difficile d’affirmer qu’il soit une réalité puisque les jeunes ont également des difficultés à s’insérer dans le monde de l’emploi. Alors existe-t-il un âge, ni trop jeune ni trop vieux, où nous sommes certains d’échapper aux stéréotypes de l’âge ?

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