À la recherche de soi en mer, le quotidien d’Isabelle, navigatrice en solitaire

29 mai 2020

9min

À la recherche de soi en mer,  le quotidien d’Isabelle, navigatrice en solitaire
auteur.e
Nora Léon

Communications & content manager

Certains métiers, tels que dénicheur de thés rares, dresseur de chevaux ou encore peintre, laissent rêveur. Parmi eux, celui de navigateur en solitaire. C’est le quotidien d’Isabelle Joschke, qui depuis des années vit de sa passion : voguer autour du globe. Le 8 novembre prochain, elle franchira la ligne de départ du Vendée Globe, la prestigieuse course à la voile autour du monde sans escale et sans assistance. Une compétition pour laquelle elle s’entraîne depuis des années, avec le soutien de son sponsor MACSF. Ce périple sportif devrait la conduire aux caps de Bonne Espérance, Leeuwin et Horn, à la rencontre de vagues titanesques et d’icebergs… mais aussi de ses limites, de ses peurs profondes, bref des tréfonds de son moi intime. Portrait.

Navigatrice en solitaire… C’est très poétique comme nom de métier. En fait, je ne savais même pas que cela existait. Comment as-tu eu l’idée d’en faire ta profession ?

À chaque fois que je me pose cette question, je me dis que c’est assez incroyable que ce soit mon métier. Rien, mais vraiment rien ne m’y prédestinait. J’ai grandi loin de la mer. Mon père est allemand, ma mère française… J’ai passé mes premières années sur le plancher des vaches. Et en même temps, petite, j’étais frustrée de ne pas pouvoir parcourir en barque le lac où on allait en vacances en Autriche.

Au moment de passer le bac, j’ai eu envie de faire du bateau. À la faveur d’un premier stage de voile aux Glénans, mon rêve d’enfant est ressorti : moi sur la mer, à glisser sur les vagues. J’ai tout de même fait des études de lettres classiques, jusqu’en master. Mais au fil des années, j’ai été irrésistiblement attirée par la liberté qu’on a en bateau. C’est la toute première fois que j’emploie ce mot, mais c’est vraiment ça : j’ai dû me rendre à l’évidence, naviguer était ma vocation.

Et à partir de là, comment tu as fait ?

D’abord, je me suis formée pour être skipper professionnelle. En entrant dans le milieu, j’ai découvert la course au large. Ça m’a énormément plu, même si c’était un domaine très masculin. À part Florence Arthaud, la “Fiancée de l’Atlantique”, il y avait peu de femmes, et les modèles de voiles étaient d’ailleurs taillés pour les hommes. J’aurais pu lâcher avant d’avoir commencé, mais non. C’était un appel impérieux, ça venait de l’intérieur de moi. Je me suis accrochée.

À l’époque, se lancer dans la voile, c’était embrasser un métier dont on ne pouvait pas vivre. J’étais skipper pour des croisières et j’avais une camionnette. Je vivais dedans et j’économisais presque tout ce que je gagnais.

Puis, je me suis lancée dans la course. J’ai pris tout l’argent que j’avais mis de côté et j’ai emprunté. Pour financer ce projet, je travaillais trois mois en tant que skipper, et le reste de l’année, je dépensais mes salaires pour m’entraîner aux courses. Au bout de deux ans, j’ai eu mes premiers sponsors. Cela a été un grand moment, car je n’aurais pas pu tenir beaucoup plus longtemps. À partir de là, j’ai pu commencer à en vivre. Chichement au début, et ensuite j’ai réussi à me sortir un petit salaire. La plupart était pour le bateau, les voiles, les assurances… Mais cela m’a permis de faire de ma passion mon métier, et ça, c’est inestimable !

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Alors, qu’est-ce que tu aimes dans ton métier ?

J’aime être en pleine nature, être sur l’eau et par-dessus tout, être seule. Être en face de moi-même m’apprend beaucoup. Au quotidien, toutes les sensations sur le bateau sont grisantes. Je ressens quand il glisse sur l’eau, le vent et les embruns sur ma peau… Quand on ne connaît pas la mer, on se dit que c’est toujours pareil. En fait, la houle roule, les couleurs changent, le vent forcit, les nuages voguent : c’est tellement vivant !

Quel est ton rapport à la solitude ?

Ça peut paraître incroyable, mais je me sens jamais aussi entourée que quand je suis en mer. Sur l’eau, on doit entrer en connexion avec tous les éléments, surtout en compétition. Mais être seule, c’est aussi se mettre en danger. À deux, on peut dormir. Quand on navigue en solitaire, on ne dort jamais vraiment plus de 40 minutes ! Seule, je suis face à mes résistances, à mes peurs primaires. C’est terriblement dur ! S’il y a un grain (une tempête passagère ndlr) et que je dors depuis 5 minutes seulement, je dois me réveiller en sursaut pour rouler mes voiles dans le noir, parfois sans lune. Je dépense alors toute mon énergie pour rester calme et ne pas verser par-dessus bord à cause de la houle. Mais ces dangers sont contrebalancés par la promesse de tout vivre plus intensément. Quand je rencontre un ban de dauphins ou de baleines, mon intimité avec eux rend la connexion plus forte.

J’aime être en pleine nature, être sur l’eau et par-dessus tout, être seule. Être en face de moi-même m’apprend beaucoup.

Justement, est-ce que tu as parfois peur, lors de tes expéditions ?

Oui, bien sûr ! Régulièrement. Cela m’est arrivé sur la Route du Rhum, en pleine tempête, à la nuit noire. Il n’y avait pas de lune, pas une étoile et les vagues faisaient 5 mètres de haut. Mon mât s’est brisé : il a fallu que je me dépêche de couper tous les câbles qui le retenaient pour qu’il coule avant de trouer ma coque. Les vagues roulaient sur le pont, je m’accrochais comme je pouvais. Sans voile, avec très peu d’autonomie en carburant, j’ai eu de la chance que le vent me ramène vers la Bretagne.

Une autre fois, j’ai fait la Transat Anglaise (d’est en ouest) sur un bateau de 12 mètres. Sur cette course, la coque de mon bateau a commencé à se fissurer et à prendre l’eau. Alors, j’ai dû changer de cap vers le Canada. Et là, je suis entrée dans une zone d’icebergs. Le météorologue avec qui j’étais en contact m’avait formellement déconseillé de passer là-bas de nuit. Les cargos ne se lancent pas dans des sauvetages dans ces zones dangereuses, je ne pouvais donc compter sur aucun secours en cas d’impact. Mais je ne pouvais pas faire autrement. À ce moment-là, mon destin n’était plus entre mes mains. Subir un naufrage avec cette température d’eau est relativement compliqué. Mais j’ai accepté le risque et préparé le matériel pour un débarquement : eau, nourriture, couverture de survie, balises de détresse… Et, aussi fou que ça puisse paraître, je suis allée me reposer, pour être en forme au cas où. C’était la première fois où, face à un danger aussi immédiat, je restais sereine et j’apprivoisais ma peur.

Longtemps, j’ai cherché à affronter des situations inextricables pour me sentir vivante. À chaque fois que je vaincs mes peurs, j’ai la sensation de me dépasser. Je ressens une sensation de libération immense. Je gagne en potentiel sportif et en liberté.

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Qu’est-ce qui te manque le plus quand tu navigues ?

La vie à bord est très inconfortable. Il faut toujours se tenir, au cas où une vague te fasse dégringoler d’un côté à l’autre du bateau, même à l’intérieur. les chocs peuvent être violents. Au-delà de cela, ce qui me manque le plus, c’est de pouvoir dormir plusieurs heures d’affilée. Chaque nuit, on dort entre 2 et 4h, par petites tranches. Tous les quarts d’heure, il faut border (tendre) ou choquer (relâcher) les voiles pour avancer le plus rapidement possible.

Ensuite, ce qui me manque, ce sont de bons petits plats frais ! À bord, j’ai un feu, une casserole et une bouilloire. Je mange des aliments à longue conservation, comme du riz, des poissons à l’huile et des fruits secs. Souvent, je regrette les légumes du marché.

Et enfin, en mer, on en vient presque à oublier la sensation d’avoir chaud. Il fait froid et humide en permanence. Quand je me change, le temps de retirer mes vêtements, je suis déjà humide. Alors, quand je suis à terre et que ma peau est sèche, c’est un vrai confort.

À t’entendre, tu es malgré tout passionnée jusqu’au bout des ongles. Tu voudrais partager un moment splendide que tu as vécu en mer ?

Ce fameux jour du démâtage sur la Route du Rhum, quelques heures après le lever du jour, j’étais en plein cœur de la tempête. Il régnait une espèce d’ambiance jaune, bizarre et apocalyptique. J’accusais le coup de mon abandon de la course, c’était un moment douloureux. Et là, j’ai vu débouler des baleines globicéphales. Ce sont d’étranges mammifères entre le dauphin et la petite baleine. Elles arrivaient avec les vagues et surfaient dessus à côté du bateau. Pas une, pas dix, mais cinquante, peut-être cent. C’est la première fois que j’en voyais autant. Ces baleines tranquilles qui m’accompagnaient dans cette épreuve, ça m’a vraiment fait chaud au cœur.

Et donc, naviguer, c’est ton travail ou ta passion ?

Les deux ! Cela me nourrit pleinement, donc on pourrait dire que c’est une passion. Mais des fois, c’est vraiment dur et laborieux. Ingrat, même. Je suis très travailleuse, j’aime faire les choses bien, et je ne lésine pas sur l’entraînement. Par exemple, se préparer en mer au 15 janvier alors qu’il neige, c’est difficile ! Rien que tirer sur les cordes gelées, ça fait mal. Donc, je dirais que je suis passionnée par mon métier, que je m’y engage entièrement et que j’en embrasse les contraintes pour atteindre mes objectifs sportifs.

Longtemps, j’ai cherché à affronter des situations inextricables pour me sentir vivante. À chaque fois que je vaincs mes peurs, j’ai la sensation de me dépasser. Je ressens une sensation de libération énorme.

Ton prochain objectif est de faire partie du club très fermé des navigatrices ayant fait le tour du globe en solitaire. Quels sont les défis de ce projet ?

Traverser le globe par les mers sans escale et sans assistance, c’est déjà un sacré défi en soi. On passe par trois caps accidentés (Bonne espérance, Leeuwin et Horn) et c’est dangereux. On peut tomber à l’eau, se blesser là où les secours n’arrivent pas, taper un conteneur et faire naufrage… On met donc sa vie en jeu. C’est plus intense que tout ce qu’on a vécu avant, un peu comme escalader l’Everest pour un alpiniste.

Outre cela, c’est une course sur laquelle je travaille depuis 5 ans. Le risque est de ne pas faire de résultat sportif. C’est un sport mécanique : si je démâte ou casse une pièce du bateau, il ne se passera plus rien du point de vue sportif.

Et en définitive, mon plus grand défi est de me rencontrer moi-même. De trouver mes limites. De pousser l’engagement au plus haut. D’affronter le froid glacial des mers de l’extrême sud, la houle déchaînée, la panique. Je veux voir comment je m’adapte tout en souplesse à ces situations extrêmes. Je sais que j’en ressortirai grandie.

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Ça change quoi, d’être UNE navigatrice ?

J’ai envie de dire rien, mais ce serait faux. Je pèse un peu plus de 50 kilos pour 1 mètre 60. La navigation est mixte, donc par rapport à mes gaillards de concurrents, on pourrait dire que je suis désavantagée. Cette année, j’ai navigué en double avec un garçon, et quand il mouline, il a deux fois plus de force que moi. Quand j’ai commencé la course, je vivais cela comme un retard à rattraper. J’ai vécu des années de surentraînement et de grosse fatigue. Et à un moment, j’ai fini par comprendre que j’étais limitée dans mon gabarit. Je devais me reposer et utiliser mon potentiel autrement. Aujourd’hui, je fais du Pilates. Être souple fait pour moi partie de la préparation, pour éviter de me blesser. Pour gagner, il faut savoir gérer sa monture (le bateau) et son corps.

En outre, nous les femmes avons de beaux atouts. Nous sommes résistantes, téméraires et persévérantes. Beaucoup de femmes font de bons résultats par rapport à leur taux de participation. 7 femmes ont participé au Vendée globe. Une a fini 2ème, une 4ème. Ce sont deux résultats incroyables.

“Marin d’eau douce”, “gargouillou” (mauvais cuisinier de bord), “pacha” (capitaine d’un navire de guerre). Les protagonistes du monde nautique sont souvent au masculin. Penses-tu que la féminisation du métier passera aussi par le langage ?

Effectivement ! Chez nous, par exemple, au briefing météo au départ d’une course, on entend « ça va être une étape de gros bras » ou « on a un temps de demoiselle » en fonction de s’il fait affreux ou très beau. La sémantique façonnant l’inconscient de chacun, tout d’un coup, être capitaine devient un truc de mecs. Cela dit, pour moi, il faut féminiser le métier d’abord et le vocabulaire suivra. Il faut qu’on trouve normal qu’une femme réussisse dans la voile, sans forcément utiliser les mêmes armes que les hommes. Que cela rentre dans les habitudes qu’elles aient des bateaux adaptés à leur morphologie, tout comme Ellen MacArthur en 2001, qui avait fait construire le sien sur-mesure.

Justement, tu t’engages pour faire bouger les lignes de l’égalité femmes-hommes avec “Horizon Mixité”, une association que tu as créée. Peux-tu nous en parler ?

Oui ! L’association veut promouvoir la mixité dans tous les domaines. On s’appuie sur ce qu’on fait dans la course au large pour passer ce message, notamment aux jeunes.
Je constate que de nombreux freins cognitifs sont inculqués aux enfants dès leur plus jeune âge, consciemment ou parfois même de manière implicite et involontaire. Il en résulte que les femmes ont moins confiance en elles dans certains domaines, notamment en compétition ou au travail. Mon esprit de compétition, j’ai dû me le forger toute seule. Ma voie, je l’ai taillée sans qu’on m’y invite. Alors, j’ai eu envie de transmettre le message : oui, on peut être une femme, féminine, de petit gabarit, et exercer un métier aussi difficile et physique que celui de navigatrice autour du monde.

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Photos d’illustration by Christophe Favreau et Ronan Gladu

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