Entreprises : comment réagir face à un name and shame ?

Publié dans Under the law

02 mars 2021

5min

Entreprises : comment réagir face à un name and shame ?

UNDER THE LAW - Les rouages, parfois nébuleux de la loi et de la jurisprudence, vous font l’effet d’une plongée dans une langue étrangère dont vous ne saisissez que peu de choses ? Soufflez, notre experte du Lab Anne-Lise Puget décode pour vous le droit du travail appliqué au monde de l’entreprise et vous aide à y voir plus clair dans vos questionnements légaux. CQFD.

Pratique d’origine anglo-saxonne, le name & shame s’impose peu à peu au cœur de l’Hexagone via la multiplication des #balance – ta start-up, ton agency –, comptes Instagram qui invitent les salarié·e·s à exposer publiquement les comportements toxiques de leurs employeur·e·s. La dénonciation de ces pratiques réalisées par des contributeurs·rices, le plus souvent anonymes, impacte nécessairement l’image de marque (à commencer par la marque employeur) des entreprises visées.

Dès lors, le name & shame, et la stigmatisation qui l’accompagne, sont parfois présentés comme un outil efficace pour faire évoluer les mentalités comme les comportements. L’entreprise qui ne souhaite pas subir les conséquences d’une dénonciation publique n’a d’autre choix que la vertu. C’est, par exemple, la position prise par le gouvernement avec la publication des noms des entreprises qui obtiennent un résultat insuffisant à l’index égalité femme/homme ou qui ne paient pas leurs fournisseurs dans les délais.

L’objectif paraît louable mais comment la justice s’empare-t-elle de ce phénomène grandissant et quels dispositifs offre-t-elle aux entreprises clouées au pilori, que les faits soient avérés ou non? Quels sont les risques pour l’employeur.e si les faits dénoncés sont véridiques ? Et de quels recours dispose-t-il dans le cas contraire ?

Le name and shame, une pratique sans conséquences légales pour l’employeur·e

L’article L. 4121-1 du Code du travail dispose l’obligation de protection de la santé et de la sécurité des salarié·e·s qui incombe à l’employeur·e. En d’autres termes, celui-ci doit prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salarié·e·s.
Ces mesures comprennent :

  • des actions de prévention des risques professionnels ;
  • des actions d’information et de formation ;
  • la mise en place d’une organisation et de moyens adaptés.

En dehors de la seule prévention, il existe également une obligation de traitement des risques professionnels : l’employeur.e doit assurer l’effectivité de son obligation de sécurité. Autrement dit, lorsqu’un risque se réalise, il doit permettre au/à la salarié.e de le déclarer afin de l’accompagner et vérifier si des mesures supplémentaires de protection sont nécessaires. Par exemple, si un cas de harcèlement est révélé au sein de votre structure, il conviendra de procéder à une enquête interne, sous la houlette des représentants du personnel (s’ils existent), pour vérifier la réalité des faits allégués et, le cas échéant, prendre les dispositions nécessaires pour y mettre fin (dialogue, procédure disciplinaire, etc).

Ce serait une erreur que d’ignorer, par principe, les faits rapportés par les salarié·e·s, qui peuvent être révélateurs d’un dysfonctionnement dont vous n’aviez pas conscience. Pour autant, le name and shame en soi ne permet pas au/à la salarié.e d’obtenir concrètement réparation. En dehors du discrédit subi, l’employeur.e ne sera vraiment inquiété.e que si le/la salarié.e saisit l’inspection du travail, la médecine du travail ou une juridiction compétente, ou encore si le Ministère Public se saisit de l’affaire.
En revanche, la méthode n’est pas sans risque pour les auteur.e.s de dénonciations calomnieuses, même anonymes.

Le name and shame : la bonne foi, facteur déterminant de la protection ou non du salarié

La jurisprudence est constante : le/la salarié.e jouit, dans l’entreprise comme à l’extérieur de celle-ci, de sa liberté d’expression. Les seules restrictions envisageables doivent être justifiées par la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché – même quand le/la salarié.e décide de s’exprimer publiquement.

Néanmoins, le/la salarié.e ne peut pas user de sa liberté d’expression sans limites, même sous couvert d’anonymat. D’autant plus que celui-ci est relatif, le juge peut notamment condamner les hébergeurs de réseaux sociaux à communiquer les données permettant l’identification de quiconque a contribué à la création de leur contenu (Loi 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, article 6). Si vous êtes victime d’une diffamation ou d’une dénonciation calomnieuse, vous pouvez donc obtenir en justice la levée de l’anonymat.

L’abus de droit, un motif de licenciement légitime

L’usage abusif est la seule limite apportée à la liberté d’expression des salarié.e.s en dehors de l’entreprise. Pour caractériser cet abus, les juges prennent en considération le caractère injurieux, diffamatoire ou excessif des propos, ainsi que le cadre dans lequel ils ont été tenus et le statut de leur auteur. La sanction peut aller jusqu’au licenciement pour faute lourde privative d’indemnités de licenciement et de préavis, si l’intention de nuire est démontrée.

En d’autres termes, la critique est possible, mais pas le dénigrement. Ainsi, les propos tenus par un ancien salarié sur un réseau social, qui mettent en cause la qualité des services proposés par son ancien employeur pour inciter une partie de sa clientèle à s’en détourner, relèvent du dénigrement, sanctionné par l’octroi de dommages et intérêts (TGI Nanterre 21 novembre 2019 Société Auto Ecole Newton Levallois c/X).

Est-ce que cela signifie que tout salarié.e qui vous accuse, en tant qu’employeur, de faits inexacts est systématiquement sanctionnable par vous ? Clairement, non. Plusieurs articles du Code du travail protègent le salarié qui a témoigné ou relaté des faits de harcèlement moral (article L 1152-2), de harcèlement sexuel (article L. 1153-3), ou de discrimination (article L 1132-3) si il/elle a agi de bonne foi, en déclarant nulle la sanction prononcée par l’employeur. À l’inverse, le licenciement sera fondé si l’entreprise prouve que les faits dénoncés sont faux et que le/la salarié·e en avait connaissance.

La diffamation ou la dénonciation calomnieuse, des délits répréhensibles

Au-delà du licenciement, l’auteur d’une mise en cause publique calomnieuse s’expose :

  • à une condamnation pour diffamation : selon l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation ». Sanctionné notamment par une amende de 12 000 euros, ce délit revêt un champ d’application large, réseaux sociaux compris. La diffamation suppose un élément matériel (une allégation publique préjudiciable) et un élément moral (une intention de nuire). Or, la jurisprudence considère que les accusations diffamatoires sont présumées intentionnelles, sauf faits justificatifs suffisants pour faire admettre la bonne foi (Cass. Crim. 20 février 1990).

Les critères de la bonne foi sont la légitimité du but poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, la mesure des propos, la qualité de l’enquête, et l’existence d’une base factuelle. En 2006, le Tribunal de Grande Instance de Paris a rappelé notamment qu’un salarié ne peut pas porter des accusations diffamatoires à l’égard de son employeur sur son blog, sans « justifier de quelques éléments sérieux donnant quelque crédit à ses affirmations » (TGI Paris, 16 octobre 2006). Pas d’accusation sans preuve donc, même sur Instagram !

  • à une condamnation pour dénonciation calomnieuse : qui consiste en une dénonciation spontanée, contre une personne déterminée, de faits inexacts et susceptibles d’être sanctionnés par une autorité (article 226-10 du Code pénal), la mauvaise foi est à nouveau déterminante. Elle est caractérisée par le fait d’avoir agi en connaissance du caractère mensonger de l’accusation pour nuire. Ce délit est puni d’une amende de 45 000 euros et de 5 ans d’emprisonnement.

Quelle que soit l’opinion que l’on ait du name and shame, force est de constater que la pratique trouve rapidement ses limites sur le plan juridique. Impropre à permettre la réparation de sa victime, il porte atteinte à la réputation de l’entreprise, présumée coupable, et la condamne sans respect du contradictoire. Une raison supplémentaire d’encourager le dialogue social en entreprise, pour des pratiques plus respectueuses de toutes et tous.

Article édité par Mélissa Darré. Photo par Thomas Decamps

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