« Oups, j’aurais mieux fait de me taire » Peut-on parler de tout avec son boss ?

01 déc. 2021

6min

« Oups, j’aurais mieux fait de me taire » Peut-on parler de tout avec son boss ?
auteur.e
Marlène Moreira

Journaliste indépendante.

Et vous, pensez-vous pouvoir parler de tout avec votre boss ? Raconter votre dernière peine de cœur, donner les détails de votre ongle incarné, débattre de vos opinions religieuses ou donner votre avis sur l’éternel débat « pain au chocolat vs. chocolatine » ? Le small talk avec un supérieur, c’est tout un art.

Et cela va sans dire, chaque entreprise a ses codes. Mais ce n’est pas tout, le niveau de familiarité que vous pouvez vous permettre varie également d’une personne à l’autre. Et même si vous pensez bien connaître votre manager, le faux-pas est vite arrivé. Témoignages de quelques lecteurs qui ont été un poil trop loin.

Le small talk, c’est quoi au juste ?

Le small talk est un “lubrifiant social”. Il comble les silences inconfortables, les réunions qui débutent avec du retard et les grands moments de solitude dans l’ascenseur. Il permet aussi d’évaluer son environnement et les personnes que l’on côtoie, en quelques interactions. Mais surtout, il relie les individus entre eux.

Dans The Problem of Meaning in Primitive Languages - un essai datant de 1923 - Malinowski, anthropologue, ethnologue et sociologue polonais, explique que le small talk « ne sert pas à communiquer des idées, mais plutôt à établir une union personnelle entre des personnes réunies par le simple besoin de compagnie. » D’après l’auteur, un bon small talk couvre « des sujets sans but de préférence ou d’aversion, des récits d’événements non-pertinents ou des commentaires sur ce qui est parfaitement évident ». Alors pourquoi, parfois, un simple small talk ou une discussion légère peut tourner au malaise ?

Peur du silence et moulin à paroles

Dans son entreprise depuis peu, Agathe - bonne élève - se connecte en avance à une réunion. Surprise : son boss est en ligne également. « Mes collègues n’arrivaient pas… j’ai cherché à meubler à tout prix explique-t-elle. Je savais, par un autre membre de l’équipe, qu’il était passionné de basket-ball, alors j’ai commencé à parler de ça ». Peu intéressée par le sujet elle-même, impossible de commenter les derniers matchs de la saison. Agathe se trouve rapidement contrainte à lui poser des questions plus personnelles. « Je me suis entendu lui demander quand il avait commencé ce sport, s’il continuait à en faire le week-end, qui était son joueur préféré… ajoute-t-elle. Il me répondait, mais sans jamais rebondir. J’ai fini par couper court à l’humiliation et laisser un silence gênant s’éterniser jusqu’à l’arrivée de mes autres collègues. » Une tentative audacieuse de shoot à 3 points qui se termine en dehors du panier.

Aujourd’hui, non seulement Agathe évite les tête-à-tête avec son boss, mais elle est également plus prudente sur le timing des réunions : « Quand j’arrive la première, je pars me faire un café et je n’allume ma caméra et mon micro que quand plusieurs personnes sont là. Comme ça, la responsabilité de la conversation ne repose pas uniquement sur moi ». Simple, mais efficace.

La peur du silence, raison n°1 des small talk ratés ?De nombreuses études ont cherché à comprendre pourquoi l’être humain est si gêné par les silences. Et toutes aboutissent à la même explication : pour l’esprit, le silence représente essentiellement le rejet. Et le rejet d’un groupe social était, à l’origine de l’humanité, dangereux pour nous en tant qu’individus.

Pour autant, parler du premier sujet qui vous vient à l’esprit n’est pas toujours une bonne idée. Quelques secondes de silence réfléchi peuvent éviter de longs moments de malaise. Mais d’ailleurs, combien de temps peut durer un silence avant de devenir gênant ? La recherche s’est également intéressée à ce sujet, et montre que ce temps est très variable d’une culture à une autre : il va de 4 secondes aux Etats-Unis… à 8,2 au Japon.

Sujets tabous, jusqu’où aller ?

Politique, éducation, sexe, religion,… de nombreux sujets sont plus ou moins tabous en fonction des cultures, des entreprises et des individus eux-mêmes. S’y aventurer peut être périlleux. Même quand on croit bien connaître son interlocuteur. Stéphane et Marie peuvent en témoigner.

Commenter (subtilement) les performances sexuelles de son boss : même pas peur. Stéphane, responsable financier, rejoint une petite entreprise familiale. Au détour d’une discussion de couloir avec son boss, alors que celui-ci lui disait avoir six enfants, il réagit à voix haute : « Efficace ! ». Un simple commentaire, spontané, qui n’a pas été bien reçu. « Il m’a lancé un regard noir en me lâchant un : « Qu’est-ce que ça veut dire exactement ? ». Gros moment de solitude pour moi ». Ce qu’il en retient ? « Maintenant, je m’ajuste toujours au niveau de familiarité de mon interlocuteur… moins pour éviter d’être irrespectueux que pour éviter de me sentir mal à l’aise comme ce jour-là », raconte-t-il en rigolant.

Et vous, avez-vous déjà fait “la blague de trop” ? À l’époque, Marie travaillait dans une petite société de conseil et avait développé de très bonnes relations avec son boss. « Nous parlions de tout, sans tabou. Il avait le même humour acéré et cynique que moi, et nous nous permettions des traits d’esprit sur tous les sujets ». Jusqu’au jour où… elle va trop loin. « J’ai sorti un jeu de mots lié à sa confession religieuse. Ça n’est pas passé. Il n’a rien dit, mais j’ai vu son visage se fermer ». Pendant plusieurs jours, celui-ci est resté distant, lui adressant la parole sur des sujets professionnels uniquement. Elle décide de crever l’abcès : « Je me suis excusée de l’avoir heurté. Je pense que c’est ce qu’il attendait de moi, car il est immédiatement re-devenu agréable. Par la suite, je n’ai plus jamais fait de blagues à ce sujet… mais parce qu’il a beaucoup de second degré, je ne me suis pas gênée pour le taquiner en faisant semblant d’être choquée quand il s’attaquait à mes origines italiennes ». Ouf, tout est bien qui finit bien.

Alors, pourquoi certains sujets sont tabous pour certains ? Un sujet devient généralement tabou lorsqu’il s’écarte de ce qui est considéré comme la “norme sociétale”. En parallèle, il est aussi intrinsèquement lié aux expériences culturelles de chacun. Ainsi, un sujet qui sera tabou pour une personne avec certaines orientations sexuelles, religieuses, politiques,… ne le sera pas forcément pour d’autres. Parler ouvertement d’un sujet peut mettre quelqu’un mal à l’aise et lui donner l’impression que sa culture n’est pas respectée. Et si le small talk est si délicat quand on aborde ces sujets, c’est qu’il est difficile de connaître la position ou les convictions d’une personne d’un simple coup d’œil.

Candeur, jeunesse, alcool… une excuse valable ?

Le small talk est une compétence comme une autre. Elle s’étudie, se travaille, s’améliore avec l’expérience. Alors, que risque-t-on à s’y essayer lorsque l’on est encore jeune, ou pas en pleine possession de ses moyens (afterwork = danger) ? C’est ce que nous partagent Paul et Thibault.

Tout le monde connaît un jeune stagiaire très enthousiaste et sympathique qui a tendance à parler avant de réfléchir. Cette “fougue de la jeunesse”, Paul - fondateur d’une jeune entreprise de conseil - l’a vécue de plein fouet avec sa jeune stagiaire. Alors qu’il est important pour lui de paraître accessible et ouvert, il réalise alors que la frontière entre accessibilité et familiarité est parfois fine : « Nous avions une stagiaire très compétente, mais sans filtre. Un jour, alors que l’on discutait d’une grosse mission en cours, elle a commencé à s’exclamer : « Whaouuu mais vous devez gagner beaucoup d’argent avec ça ! Qu’est-ce que vous faites avec ? Combien vous vous payez chaque mois ? ». À l’aise sur le sujet, Paul lui répond en toute transparence. « Au fond, ça m’a fait rigoler car c’était exprimé avec beaucoup de candeur et de spontanéité, mais je trouve que ce n’est pas un sujet que l’on aborde de manière aussi frontale, à la machine à café », analyse-t-il.

Et la machine à café n’est pas le seul terrain miné, l’afterwork aussi. Depuis trois ans, Thibault est commercial dans une start-up tech, à la culture très ouverte, presque familiale. Lors d’un afterwork, et après quelques verres de trop, une conversation banale avec son manager l’amène sur le terrain de la rémunération : « J’ai commencé à raconter que tous mes amis étaient bien mieux payés que moi, et que ça devenait très frustrant. Je discutais avec lui comme j’aurais pu le faire à un collègue lambda, sans chercher à négocier quoi que ce soit », raconte-t-il. Le lendemain, il se réveille avec un mal de tête et un vrai malaise. Mais ni lui, ni son manager, n’abordent le sujet à nouveau. « Au final, je ne sais pas si c’est grâce à cela, mais j’ai eu une belle augmentation à la suite de mon entretien annuel », ajoute-t-il.

Le small talk, bien maîtrisé, est une vraie compétence sociale. Il montre l’intérêt que vous portez à l’autre, et permet d’établir des relations de travail plus solides. Les sujets les plus simples sont généralement sans risques : la météo, les voyages, les projets de l’entreprise… Mais une fois plus à l’aise, le small talk peut être une voie royale vers des discussions plus profondes, qui vous permettront (peut-être) d’impressionner votre boss et de booster votre carrière. Quoi qu’il arrive, gardez en tête que certains sujets restent tabous dans (presque) toutes les entreprises. Ou, à défaut d’être tabous, conduisent sur des terrains très glissants : le sexe, la politique, la religion, la vaccination…

Finalement, les sujets à éviter avec votre boss sont-ils si différents des sujets à ne pas aborder au dîner de Noël ? Plus que quelques semaines avant de le vérifier.

Photo par Thomas Decamps
Édité par Manuel Avenel

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