L’effet Asch : quand le groupe conduit à prendre de mauvaises décisions

17 déc. 2020

6min

L’effet Asch : quand le groupe conduit à prendre de mauvaises décisions
auteur.e
Coline de Silans

Journaliste indépendante

Si vous aussi il vous est déjà arrivé de vous rallier à la majorité alors que vous n’étiez pas du tout d’accord, de faire des heures sup’ juste parce que tous vos collègues restaient tard, ou de taire une idée brillante par peur que tout le monde vous trouve bizarre, alors vous avez déjà expérimenté l’effet Asch. Ce biais, étudié par le psychologue américain Solomon Asch dans les années 50, démontre l’influence que peut avoir le groupe lorsqu’il s’agit de prendre une décision individuelle. Et à l’ère des réseaux sociaux, où il n’est jamais bon d’être contre la majorité, force est de constater que ce phénomène prend de plus en plus d’ampleur, au travail comme ailleurs.

Une question de taille

Tout commence au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, quand les exactions commises par le régime nazi apparaissent au grand jour. Chercheurs et psychologues se demandent alors comment tant de gens ont pu adhérer à un système qui infligeait de tels sévices. Ils commencent alors à plancher sur le sujet. Parmi eux se trouve Solomon Asch, psychologue à l’université de Pennsylvanie. Pour étudier les mécanismes du consentement et de l’adhésion, il convie un groupe d’étudiants à se soumettre à un prétendu « test de perception visuelle ». L’exercice est très simple : à gauche, un trait est dessiné sur un panneau. À droite, trois traits, dont l’un est de même taille que celui de gauche. Chaque étudiant doit alors identifier, tour à tour et à voix haute, quel trait parmi les trois est de même longueur que celui de gauche. En apparence, rien de bien méchant, d’autant plus que les trois traits sont de tailles tellement distinctes que la réponse est évidente.

Sauf que, dans chaque groupe interrogé, seul un participant est en fait « cobaye » : tous les autres sont des comédiens complices de l’organisateur. L’expérience va être menée 18 fois d’affilée pour chaque groupe, et 12 fois sur 18, les complices vont tous donner volontairement une réponse erronée. Quand vient le tour du cobaye, qui passe évidemment toujours en avant-dernier, celui-ci se rallie à l’avis de la majorité dans plus de 70% des cas, quand bien même il est évident que la réponse donnée par cette dernière est fausse.

Des justifications variées

Pour justifier leurs décisions erronées, les cobayes évoquent généralement trois raisons principales :

  • Un manque de confiance en eux
  • La peur de ne pas rentrer dans la “norme”
  • La conviction que la réponse donnée par les autres était la bonne

Dans le premier cas, Asch va alors parler de “distorsion du jugement”. Le sujet se convainc que si tout le monde donne une autre réponse que la sienne, c’est qu’il doit avoir tort. Ce phénomène touche bien sûr plus fortement les individus qui pâtissent d’une faible confiance en eux, qui vont alors douter plus facilement de la fiabilité de leur jugement.

Le ralliement des « cobayes » peut aussi résider dans la peur d’être rejeté par le groupe : les individus savaient pertinemment que la majorité avait tort, mais préféraient se conformer à celle-ci plutôt que de se voir mis à l’écart. Asch parle alors de “distorsion de l’action”. Cette peur, au demeurant légitime, trouve son origine dans un réflexe de survie primitif : à l’état sauvage, le groupe est ce qui garantit la survie. Appartenir à un groupe permet de chasser en meute, et donc de multiplier les chances de trouver de la nourriture, de se protéger mutuellement des prédateurs, et de perpétuer l’espèce. Et même s’il n’est plus question aujourd’hui de compter sur ses congénères pour aller chasser le bison, la peur d’être socialement exclu est parfois telle qu’elle peut influer sur les décisions d’un individu, qui préférera être conforme à tous les autres plutôt que de prendre le risque d’être ostracisé.

Le dernier cas est ce que Asch appelle la “distorsion de la perception”. L’influence du groupe est telle qu’elle modifie la perception de l’individu, qui est alors persuadé que celui-ci a raison. Cette distorsion s’observe même à l’intérieur du cerveau : en 2005, des chercheurs en neurobiologie à l’université de médecine de Géorgie ont mené une étude dans laquelle ils ont observé sous IRM le cerveau de participants lorsqu’ils étaient soumis à une information erronée. Il apparaît alors que lorsque l’information est soutenue par la majorité, et que l’individu est donc soumis à une certaine pression sociale, son cerveau finit par se conformer à celui des autres, et finit effectivement par percevoir la situation comme la perçoivent tous les autres.

Et au boulot ?

Au travail, l’effet Asch peut se traduire par des comportements en apparence anodins mais aux répercussions néfastes. C’est le cas quand vous décidez de taire votre avis en réunion, et que, quelques minutes plus tard, quelqu’un ose dire tout haut ce que vous pensiez tout bas, récoltant les lauriers (voire une promotion) à votre place. Pire encore est la situation dans laquelle vous vous retrouvez obligé•es de mettre en place des process ou de valider des décisions auxquelles vous n’adhérez pas, juste parce que vous n’avez pas osé vous prononcer contre quand il en était encore temps.

Quand la dissonance entre les actions au travail et les convictions personnelles devient trop importante, cela génère un certain mal-être, qui, s’il n’est pas bien géré, peut conduire au burn-out. Tout comme le fait de rester faire des heures sup’ pour vous conformer à la culture d’une entreprise peut s’avérer à terme nocif pour votre équilibre vie perso/vie pro, et conduire à l’épuisement professionnel. Si adopter le point de vue de la majorité peut donc être légitime, au travail, cette attitude peut vite s’avérer pesante, et conduire à des décisions avec lesquelles vous n’êtes pas « alignés », et dont vous serez les premiers à pâtir.

Toutefois, il existe certains cas où la pression du groupe s’atténue. Après avoir conduit sa première expérimentation, Solomon Asch poursuivit ses recherches en faisant varier les critères. Et obtint des résultats plutôt intéressants. D’abord, la taille du groupe peut influer sur le processus décisionnel : ainsi un individu seul contre quelques personnes aura moins de mal à marquer son opposition qu’un individu seul contre « tous ». D’autre part, il suffit qu’une ou deux personnes donne la même réponse pour que la pression de la majorité se fasse moins sentir, et que l’individu parvienne à s’émanciper du groupe. Selon le contexte, la pression sociale peut donc s’exercer de façon plus ou moins forte. Et heureusement, même si tous vos collègues sont contre vous, et que vous êtes en minorité, il existe quelques astuces pour parvenir à garder le cap.

Comment ne pas subir l’effet Asch au travail (mais aussi dans la vie) ?

Pour s’émanciper de ce subtil effet Asch, il existe plusieurs techniques, très simples.

1. Posez-vous des questions

Que ce soit en réunion ou à la machine à café, entraînez-vous à douter. Pourquoi fait-on cela ? Est-ce vraiment la meilleure solution ? L’entreprise sera-t-elle vraiment plus performante comme ça ? N’y a-t-il pas un autre moyen plus créatif de répondre aux objectifs de ce client ? A-t-on vraiment vérifié que ce process fonctionnait ? Questionner ce que le groupe peut présenter comme un choix évident va vous permettre de prendre du recul, de développer votre esprit critique, et ainsi de ne pas adhérer aveuglément à des décisions avec lesquelles vous n’êtes pas certain d’être d’accord.

2. Désynchronisez-vous

Un terme un peu complexe pour une astuce toute simple : en réunion, sortez du moule en vous positionnant à rebours du groupe. En d’autres termes, reculez un peu votre chaise si tout le monde est collé à la table, déplacez-vous dans la salle si c’est possible, changez de position… ces petits gestes tout bêtes vont vous permettre de vous détacher physiquement du groupe, et, aussi incroyable que cela puisse paraître, de vous en détacher aussi psychologiquement. Et, bizarrement, donner une opinion contraire à celle du groupe vous semblera alors bien plus facile.

3. Proposez des alternatives

S’opposer aux autres juste pour le plaisir de marquer votre désapprobation n’apporte en général rien de bien constructif, a fortiori au travail. Pour faire passer votre avis en douceur, provoquez le débat mais surtout, proposez des alternatives aux décisions du groupe. Vous n’êtes pas d’accord avec la façon dont il convient de répondre à cet appel d’offres ? Dites-le, mais expliquez surtout ce que vous envisagez à la place. L’idée est que le débat soit constructif et qu’il en sorte une nouvelle dynamique de groupe, et non que votre réunion tourne au pugilat.

4. Ayez confiance en vous

Last but not least, ne vous laissez pas impressionner par l’avis de la majorité. Ce n’est pas parce que « tout le monde pense ça », qu’il s’agit de la bonne façon de penser. Oser s’opposer aux autres c’est oser affirmer sa différence, et cela vous sera d’autant plus facile si vous vous persuadez que votre avis vaut la peine d’être écouté. Dites-vous qu’il y en a peut-être d’autres qui pensent comme vous, et qui n’attendent que vous pour oser exprimer leur avis. Et quand bien même le groupe ne se rallie pas à vous, rien de grave : vous aurez au moins eu la satisfaction de donner votre opinion, et même si elle n’est pas retenue, cela ne signifie pas qu’elle n’était pas digne d’être écoutée.

L’effet Asch a ceci de subtil qu’il entre en jeu dans de nombreux processus décisionnels, et exerce son influence différemment selon les individus. Des personnes plus sûres d’elles auront naturellement moins tendance à se conformer à la majorité que d’autres, moins affirmées. À l’ère des réseaux sociaux et de la “cancel culture”, aller à l’encontre de la majorité peut s’avérer d’autant plus difficile à assumer que les sanctions sociales sont parfois sévères. Toutefois, lorsque l’on sent que l’on adhère à une décision avec laquelle nous ne sommes pas à l’aise, il convient de se demander ce qui nous pousse à agir ainsi. Il n’en faut parfois pas plus pour se rendre compte que le prix à payer pour avoir osé donner son opinion est bien moins élevé que celui de vivre avec une décision non assumée.

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Photo d’illustration by WTTJ

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