« L’entreprise pourrait devenir le moteur de l’égalité professionnelle »

06 févr. 2024

6min

« L’entreprise pourrait devenir le moteur de l’égalité professionnelle »
auteur.e
Emma Pampagnin-Migayrou

Journaliste freelance

contributeur.e

Malgré les progrès notoires en termes d’égalité de genre au sein des entreprises, notamment dans les pays nordiques, des inégalités persistent, des régressions font surface dans des pays comme la France, la Chine ou encore le Japon… De quoi décourager plus d’une femme à travailler. Dans « Les entreprises et l’égalité femmes-hommes » (Les Presses de Sciences Po, 2023), l’économiste Dominique Meurs s’attèle à un minutieux état des lieux sur le sujet.


Les inégalités femmes-hommes existent dans tous les pans de nos sociétés, et le monde du travail n’est pas épargné. Quel rôle occupent aujourd’hui les entreprises, en France comme à l’international, sur ce sujet ?

Les entreprises fonctionnent comme des révélateurs des égalités ou des inégalités de genre, à plusieurs échelles, et elles sont de véritables leviers d’action sur la question. Face à l’argument souvent avancé selon lequel les entreprises peinent à recruter des femmes sur des postes à hautes responsabilités, avec des compétences bien précises, il y a des outils mis en place qui ont prouvé leur efficacité. Je pense par exemple aux interventions de femmes carriéristes dans les lycées ou les collèges comme l’a fait la Fondation L’Oréal. Permettre aux jeunes générations de rencontrer des femmes chercheuses ou qui travaillent dans l’univers de la tech, pour ne citer qu’elles, ça peut changer beaucoup de choses, donner des idées et déplacer des barrières mentales… Certaines entreprises sont beaucoup plus en avance en termes de réflexion et de prise en compte des déterminants sociaux que les États, les politiques ou même l’opinion publique puisqu’elles sont poussées par une nécessité économique. On aurait, selon moi, intérêt à leur donner plus de place dans le débat public sur ce qu’elles mettent en place pour lutter contre ces inégalités.

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Tout au long de votre ouvrage, vous revenez sur le poids des normes sociales et familiales comme facteur prépondérant de l’inégalité des genres en entreprise, comme celui d’une maternité qui affecte profondément la carrière des femmes dans tous les pays du monde…

Oui en effet, puisqu’à la suite des maternités, il est généralement attendu que les femmes lèvent le pied pour s’occuper de leur enfant. Cette idée reste aujourd’hui prégnante et va jouer dès le début de carrière parce que certaines entreprises, en anticipant de potentielles maternités, ne vont pas accorder les mêmes opportunités de formation qu’à des collègues masculins et vont faire peser sur les femmes une suspicion selon laquelle elles pourraient quitter l’entreprise ou bien être moins investies.

« Il y a encore beaucoup d’idées reçues selon lesquelles certains métiers sont féminins et d’autres masculins, ce qui ne facilite pas la tâche de celles et ceux qui voudraient faire bouger les choses de ce côté-là. » - Dominique Meurs, économiste.

Vous expliquez que le poids des normes s’instaure très tôt, aussi bien dans la façon de se comporter avec les enfants selon leur genre que dans le choix du type d’études. À titre d’illustration, les femmes se dirigent proportionnellement plus vers les métiers dits du care - aides-soignantes, aides à domiciles etc. -, moins rémunérateurs que d’autres. Faut-il et peut-on lutter contre cette tendance ?

Le secteur du soin est à mon avis celui qui va le plus longtemps résister à la mixité. Pour les hommes qui choisissent cette voie, la sanction sociale peut être encore plus grande que pour une femme qui irait dans des domaines traditionnellement masculins. C’est aussi une histoire de définition des tâches. Prenons l’exemple de l’hôpital : les aides-soignantes sont traditionnellement des femmes et les brancardiers des hommes, sous prétexte qu’il faut de la force physique pour porter. Mais les aides-soignantes passent aussi leur temps à soulever des charges lourdes, donc elles pourraient très bien être brancardière, comme le brancardier pourrait être aide-soignant. Il y a encore beaucoup d’idées reçues selon lesquelles certains métiers sont féminins et d’autres masculins, ce qui ne facilite pas la tâche de celles et ceux qui voudraient faire bouger les choses de ce côté-là.

À ce propos, vous observez que le poids du care est désormais étendu à la prise en charge des parents dépendants et que celle-ci est souvent assumée par les femmes, nourrissant à nouveau les inégalités entre les genres. Avec le vieillissement de la population française et le fait que près d’un quart des personnes entre 55 et 65 ans soient des aidants informels, diriez-vous que les entreprises se préparent suffisamment à pallier ces problématiques ?

Absolument pas ! Les fins de carrière vont être contrariées par l’aide aux parents dépendants et cela va toucher proportionnellement plus les femmes que les hommes. Les entreprises n’ont pas du tout commencé à réfléchir à l’articulation entre la fin de carrières et l’aide aux parents dépendants. Il importe de trouver des aménagements car si l’on souhaite que les salariés poursuivent leurs carrières au-delà de 62 ans, le problème des parents dépendants va forcément affecter les fins de parcours professionnel.

« Les femmes, bien qu’ayant accès à des niveaux hiérarchiques supérieurs, se retrouvent néanmoins dans les postes les moins importants. Le fameux plafond de verre se réinstaure. » - Dominique Meurs, économiste.

Quels seraient selon vous les moyens possibles pour estomper le poids de ces normes ?

Concernant la maternité, la piste qui paraît la plus prometteuse viendrait du côté des pères, avec un vrai partage des tâches au niveau des couples et une reconnaissance de la paternité au sein des entreprises. C’est-à-dire intégrer le fait que les hommes puissent eux aussi devenir pères et que cela implique des sollicitations extérieures plus importantes.
Il y a aussi la mise en place de politiques de recrutement non genrées, comme cela a été fait au sein des orchestres symphoniques qui, jusque dans les années 1960, n’étaient presque composés que d’hommes. Un recrutement différent - des auditions où les candidats étaient cachés derrière un drap - s’était révélé très percutant et avait considérablement changé la donne.
Enfin, les politiques internes dites « correctrices », comme l’obligation de transparence sur les rémunérations au sein des entreprises fonctionnent bien. Depuis 2018, en Angleterre, les 10 000 plus grandes entreprises doivent publier leur écart de salaire entre les femmes et les hommes. En rendant ces informations visibles à tous (salariés de l’entreprises et personnes extérieures), il semblerait que cette méthode ait conduit à diminuer cet écart.

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La politique des quotas en entreprises - comme celle de la loi Coppé-Zimmerman en France (2011) - est-elle une solution selon vous ? Y-a-t-il des mesures équivalentes dans d’autres pays ?

Je suis toujours extrêmement partagée là-dessus. La mise en place de quotas, notamment dans les conseils d’administration, a permis de changer les choses mais moins que ce qui était attendu puisque finalement, les femmes, bien qu’ayant accès à des niveaux hiérarchiques supérieurs, se retrouvent néanmoins dans les postes les moins importants. Le fameux plafond de verre se réinstaure… Ces mesures nécessitent beaucoup de temps d’expérimentation, d’observation et d’analyse et l’on voit que parfois ces politiques peuvent se retourner contre les femmes (comme contre les hommes), et participent à la dégradation du climat dans les entreprises. Concernant l’international, il faut garder à l’esprit que la situation s’étudie au cas par cas selon les pays. Je pense tout particulièrement aux États-Unis où ce type de régulation est très mal vu. Aucun quota n’est imposé pour les entreprises au niveau fédéral mais certains États comme la Californie mettent en place des lois pour que les femmes soient plus nombreuses aux postes de direction.

« Les hommes disposent généralement d’un espace à eux pour travailler dans de bonnes conditions, les femmes quant à elles sont multitâches et s’occupent de tâches domestiques et familiales lors du temps de télétravail. » - Dominique Meurs, économiste.

Pour rééquilibrer le partage des tâches familiales et domestiques qui affectent le temps de travail des femmes, vous affirmez que le télétravail n’est pas un moyen efficace pour réguler ces temps. Pourquoi ?

Le télétravail a été le grand espoir pour pallier ces problématiques, mais en pratique cela n’a pas été le cas, puisque le « télétravail masculin » s’est avéré être différent du « télétravail féminin ». Les hommes disposent généralement d’un espace à eux pour travailler dans de bonnes conditions, les femmes quant à elles sont multitâches et s’occupent de tâches domestiques et familiales lors du temps de télétravail. De nombreuses études ont observé que cette façon de travailler pouvait même avoir contribué à renforcer, au lieu de diminuer, la spécialisation des tâches au sein des couples.

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Vous qui travaillez de longue date sur le sujet de l’équité homme-femme en France, avez-vous été surprise par certains résultats ou phénomènes, lors de vos recherches à l’étranger ?

Oui. Je pense par exemple à une étude co-menée par l’économiste Camille Landais, spécialiste des inégalités économiques, à propos de l’impact de l’ouverture de crèches en Autriche sur le taux de participation des femmes au marché du travail. Dans un pays comme l’Autriche, environ 30% des enfants de moins de deux ans sont gardés en crèche. Avec l’ouverture de nouvelles infrastructures pour inciter les femmes à opter pour ce mode de garde et se concentrer davantage sur le travail, les chercheurs de cette étude s’attendaient à ce que le taux de participation des femmes au marché du travail augmente, et par lien de cause à effet, à ce que leurs revenus suivent. Or, cela n’a pas été le cas, au grand étonnement des chercheurs…

À la lecture de votre livre, qui revient sur les causes de ces inégalités, les politiques mises en place pour améliorer la situation ainsi que les pistes à envisager pour le futur, êtes-vous optimiste ?

En tant que chercheuse, j’essaye d’avancer des faits qui sont solides empiriquement, tout en évoquant les doutes possibles car ce sont des phénomènes très complexes. Je ne lis pas l’avenir mais j’observe qu’aujourd’hui les entreprises sont plus à l’écoute par rapport à ces problématiques, notamment concernant la situation personnelle et familiale de leurs salariés.


Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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