« Fais pas genre » : ces hommes rois dans les métiers traditionnellement féminins

09 févr. 2023

6min

« Fais pas genre » : ces hommes rois dans les métiers traditionnellement féminins
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Ils sont sages-femmes, infirmiers, fleuristes, secrétaires, puériculteurs ou encore danseurs… Ces hommes « non conventionnels » sont encore peu nombreux à se jouer du poids des préjugés et à embrasser des professions traditionnellement féminines. Mais, à la différence des femmes qui investissent les bastions masculins, pour eux, être minoritaires se révèle souvent être un tremplin professionnel. Retour sur les expériences de ces « bienheureux minoritaires » : lorsqu’« arrêter de faire genre » se joue bien souvent en deux poids, deux mesures.

Si l’intégration des femmes dans des professions traditionnellement masculines est une préoccupation depuis plusieurs décennies et est souvent visée à travers des politiques d’égalité, les expériences des hommes qui ont opté pour une profession « féminine » sont plus rarement médiatisées. Pourtant, leurs parcours atypiques soulèvent bien des questions… À quels types d’obstacles sont-ils confrontés ? Dans quelle mesure leur genre influence-t-il leur trajectoire professionnelle ? Comment expliquer que leurs expériences diffèrent autant de celles des femmes qui choisissent d’infiltrer des milieux masculins ? Enquête.

Des masculins singuliers

« Je ne comprends pas du tout pourquoi on se moque encore des hommes qui font de la danse classique. C’est hyper important que les gens se sentent libres de pratiquer. Il n’y a pas de genre dans la danse. », confiait le danseur Hugo Marchand dans une interview à Brut. Cette Étoile au ballet de l’Opéra national de Paris s’est fait son nom dans un milieu auquel son genre ne le destinait pas : la danse. Un milieu très féminisé dont la pratique et la professionnalisation tendent encore à être considérées comme le pré-carré des femmes.

S’il est difficile de comprendre pourquoi, comme lui, d’autres hommes ne se sont pas aventurés hors des sentiers typiquement masculins, ces choix de carrière ne sont pas aléatoires et font l’objet de nombreuses analyses sociologiques. « Il se trouve que nous sommes toujours dans une société très ségréguée selon le genre », assure Marie Buscatto, sociologue du genre. Elle a dirigé, aux côtés du sociologue Bernard Fusulier, le dossier de recherche Transgresser le genre au travail - Des hommes dans des domaines professionnels féminins, publié en 2013. « On a des métiers féminins et des métiers masculins, et seulement une très faible part de métiers mixtes, alors même que la population active homme-femme est pratiquement égalitaire aujourd’hui », explique-t-elle.

Si depuis plus de quarante ans, la « normalisation » des études pour les jeunes filles et les politiques publiques ont légèrement concouru à ce que les « niches masculines » comptent plus de femmes dans leurs rangs, les métiers très féminisés le sont toujours autant, voire de plus en plus. Cet éloignement de la parité s’observe notamment dans le secteur du social qui emploie 84% de femmes, soit légèrement plus que dix ans auparavant selon l’INSEE.

« Les trajectoires professionnelles de chacun sont encore largement influencées par la socialisation de genre. Un processus qui, dès la naissance, l’enfance et l’adolescence, nous fait intérioriser les normes et les codes sociaux relatifs au masculin et au féminin », assure Marie Buscatto. Mais alors que les stéréotypes de genre gardent la peau dure et continuent de perpétuer une société dans laquelle il existerait des métiers « réservés » aux hommes et d’autres aux femmes, comment s’en sortent ceux qui défient cette prophétie ?

Résiste ! Prouve que tu existes !

Lorsqu’ils choisissent une voie professionnelle auquel leur genre ne les destinait pas, les hommes paient souvent les frais de leur orientation atypique. Gare à ceux qui oseraient emprunter la pente glissante de la transgression. Mettre au défi cet « apartheid sexuel » en embrassant des professions féminines, c’est rompre avec ce à quoi la société prépare les hommes depuis leur tendre enfance. Autrement dit, de briller dans des professions telles que pompier, chirurgien, ou encore ingénieur, gages d’une certaine “essence masculine”.

Alors déroger à ces attentes, souvent, ça dérange. Dans une société où le féminin est sous-valorisé, ces hommes minoritaires risquent de se heurter à des résistances de la part de leur entourage. « Toute la difficulté réside dans l’image qu’on leur renvoie d’eux-mêmes : celle de ne pas être un “vrai homme”, de ne pas avoir été capable de décrocher un métier viril dans lequel ils pourraient exercer leurs capacités techniques, leur virtuosité, leur force, leur intelligence, relève la sociologue. Car un homme qui va dans un métier féminin, va dans un métier dévalorisé, comparativement au métier qu’il aurait pu exercer avec son niveau de qualification “au masculin”. »

Dévier de cette trajectoire peut même valoir à ces hommes - outre la réaction de surprise - des méfiances de la part de leur environnement extérieur. C’est notamment le cas des hommes puériculteurs, parfois soupçonnés de déviance sexuelle. « Cela fait partie des accusations auxquelles peuvent être confrontés ces hommes dans des univers très féminins, et dans lesquels il y a des rapports intimes avec des enfants ou des bébés », affirme la spécialiste. Les stigmates qu’on impose aux hommes qui transgressent les normes de genre sont nombreux — soupçon d’homosexualité, de fragilité, d’incapacité à faire mieux ect — et peuvent avoir de forts effets dissuasifs pour certains. « Il faut bien le comprendre, ce n’est pas la discrimination qui empêche les hommes d’exercer ces métiers, c’est la réticence des hommes à exercer une profession “féminine” (et donc dévalorisée) qui les en empêche », insiste la sociologue.

On l’aura compris, le chemin vers la légitimation professionnelle est semé d’embûches… Toutefois, résister à la pression sociale et persévérer dans ces voix professionnelles peu communes pour les hommes peut finir par payer… et pas qu’un peu !

L’escalator de verre à la rescousse de ces « aventuriers »

Si les premiers pas des hommes dans ces univers féminins peuvent être difficiles et remis en question par l’entourage, pour ceux qui résistent à la pression, les choses peuvent s’améliorer largement. Être un homme dans un métier traditionnellement féminin devient même un tremplin professionnel : c’est ce que l’on appelle le phénomène de « l’escalator de verre ». Inventé par la sociologue américaine Christine Williams dans les années 1990, ce terme prend le contre-pied du « plafond de verre », qui traduit la difficulté des femmes à accéder à des postes à responsabilités. « L’escalator de verre », son pendant masculin, montre que les hommes actifs dans des mondes de femmes bénéficient d’une série d’avantages invisibles qui peuvent les propulser à des postes d’autorité, et donc accéder à des fonctions supérieures en raison de leur sexe.

Dès ses premiers pas en études supérieures, l’homme minoritaire est privilégié par rapport à ses camarades femmes. C’est ce qu’expliquent Marie Buscatto et Bernard Fusulier dans leur étude Les “masculinités” à l’épreuve des métiers “féminins”, datant de 2013. « On les appelle les “chouchous”, ils sont régulièrement sollicités et attisent l’intérêt et la sympathie de leurs professeur-e-s et de leurs camarades… Ils expérimentent tous les bienfaits d’une position visible », relève Marie Buscatto. Une fois entrés dans le métier, ces avantages perdurent : « On leur donne beaucoup plus facilement des responsabilités, on les valorise, on leur donne de la place, on leur demande leurs avis… » Surtout, les auteurs ajoutent qu’on leur prête plus facilement des stéréotypes favorables à leur ascension professionnelle. On les dit rationnels, autoritaires ou encore experts… autant de qualités que la société attribue aux hommes et qui rendent raison de leur prise de responsabilité ou de leur capacité à effectuer des tâches plus valorisées.

« Ces hommes minoritaires ont de meilleures progressions de carrière que leurs collègues femmes : leur réputation professionnelle est plus élevée, leurs rémunérations tendent à être meilleures, ils accèdent plus facilement qu’elles à des postes, des spécialités ou des places hiérarchiques valorisés car ils vont plus souvent se voir attribuer une capacité “à faire”, donc à prendre des décisions, à s’affirmer… », observe la sociologue. Ils profitent ainsi largement de leur position minoritaire dans ces métiers féminins.

D’après cette même étude de Marie Buscatto et Bernard Fusulier, il convient de noter que ces professions féminines peuvent attirer des hommes aux caractéristiques sociales et économiques peu favorisées (autrement dit, souvent victimes de discriminations), ou bien appartenant eux-mêmes à des minorités — en raison de leur orientation sexuelle, de leur couleur de peau ou encore de leur origine. Pour cause, ceux-ci pourraient trouver dans ces métiers féminins une possibilité de valorisation professionnelle qui leur était refusée, ou du moins peu accessible dans des métiers dits “masculins”.

Les marches pour elles ; pour lui l’escalator

Dans leur ascension au sommet, ces hommes minoritaires se contentent rarement d’avoir tiré leur épingle du jeu, souvent, ils veulent accéder aux positions les plus valorisées, voire être aux commandes.

S’ils restent minoritaires dans la profession, les hommes sont en proportion plus nombreux que leurs collègues femmes dans les emplois de cadres, les directions des syndicats, ou exercent plus souvent des spécialités pointues ou fortement valorisées sur le plan technique. « Chez les infirmiers, certains hommes parviennent à monter jusqu’à des postes en psychiatrie, bien perçus et bien rémunérés. Les hommes fleuristes vont, eux, mettre en avant leur capacité à être gestionnaires. Quant aux hommes orthophonistes, ils sont beaucoup plus souvent syndicalistes et représentants professionnels de leur secteur… Inconsciemment, ils ont recours à de nombreux moyens pour montrer leur capacité à être des hommes forts et compétents », poursuit l’experte. Accéder au sommet serait donc un moyen pour certains de ces hommes minoritaires d’échapper à la dévalorisation parfois attachée aux métiers dits féminins, et de réaffirmer leur masculinité, c’est en tout cas l’hypothèse que défendent les sociologues Hélène Bretin et Claudine Philippe dans leur étude, La transgression apparente de bienheureux minoritaires, datant de 2013.

Le privilège des hommes à tirer le meilleur parti de leur position minoritaire tranche avec la difficulté constante des femmes à accéder à des postes valorisés et à responsabilités, y compris dans les métiers dans lesquels elles sont majoritaires en nombre, et où leur légitimité ne souffre aucune contestation.

Si concrétiser dans les faits l’égalité professionnelle femmes-hommes est avant tout du ressort des politiques publiques, le progrès doit aussi passer par le dialogue, tant dans la sphère privée que celle professionnelle. Se poser les bonnes questions est essentiel. Encourager davantage d’hommes à infiltrer les bastions féminins signifie-t-il nécessairement plus d’égalité ? Comment pouvons-nous mettre au défi cet écart de traitement et favoriser une mixité professionnelle égalitaire et saine ? Quel rôle avons-nous tous à jouer pour faire de l’égalité des sexes une réalité ? L’urgence est à « arrêter de faire genre ».

Article édité par Gabrielle Predko ; Photo de Thomas Decamps

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