Addiction au travail : « Il faut réfléchir à pourquoi les gens travaillent autant »

30 juin 2023

5min

Addiction au travail : « Il faut réfléchir à pourquoi les gens travaillent autant »
auteur.e
Olivia Sorrel Dejerine

Journaliste indépendante

contributeur.e

La frontière entre addiction au travail et surtravail est fine. C’est pourquoi le sociologue Marc Loriol, directeur de recherche au CNRS, spécialisé sur les risques psychosociaux et le rapport au travail, s’est intéressé à la notion de dépendance professionnelle. Dans son ouvrage “L’Addiction au travail : De la pathologie individuelle à la gestion collective de l’engagement” (Ed. Le Manuscrit), il s’appuie sur ses nombreuses enquêtes et lectures pour expliquer ce phénomène et le critiquer. Car finalement, l’addiction au travail existe-t-elle vraiment ?

Dans votre livre, vous présentez plusieurs définitions de l’addiction au travail de différents experts. Quelle est la vôtre ?

Selon moi, parler “d’addiction au travail” pose problème, sauf si on remonte à la définition du droit romain. L’ addictus était un débiteur (personne qui a dette morale, ndlr.), obligé de payer avec son corps la dette qu’il était incapable de rembourser. Mais finalement, c’est difficile de comparer ce que certains appellent un addict au travail - ou “workaholic” - avec un alcoolique ou toxicomane par exemple, qui eux sont dans la recherche constante d’une dose plus forte. Le workaholic existe, mais il ne recherche pas constamment une dose de travail supplémentaire ! Par contre, il existe bien des hommes et des femmes qui acceptent de travailler énormément, parfois au détriment de leur santé ou de leurs relations familiales, et j’ai voulu comprendre pourquoi.

C’est la raison pour laquelle vous faites la différence entre addiction au travail et surtravail, deux notions qu’on amalgame souvent ?

Oui. L’addiction au travail, dans sa définition stricte, c’est le fait de travailler de façon excessive et compulsive. Alors que le surtravail n’est pas forcément compulsif. Parfois on travaille plus à cause de mécanismes sociaux économiques, ou parce qu’on est passionné… C’est par exemple souvent le cas chez l’exploitant agricole qui veut préserver ce dont il a hérité, ou chez le cadre qui travaille au-delà de la moyenne pour faire tourner son entreprise. L’idée qu’on travaillerait beaucoup car une force intérieure nous pousse à le faire me paraît très réductrice sur les motivations des gens. L’addict au travail, celui qui est prêt à travailler pour un travail qui n’a pas beaucoup de sens, n’existe pas vraiment. Ou s’ il existe, il ne tient pas longtemps.

Le sociologue américain Robert Merton parle par exemple des « ritualistes », ces personnes qui ont fait le deuil de progression de carrière, mais qui néanmoins restent attachés aux règles. Si quelque chose ne se passe pas bien, ils sombrent dans le retrait, c’est à dire qu’ils font le minimum, ce qui correspond au quiet quitting d’aujourd’hui. C’est l’idée que ces personnes travaillent beaucoup car il le faut, mais qu’au bout d’un moment, elles craquent.

Donc pour vous, l’addiction au travail n’est pas une addiction pathologique comme lorsque l’on est accro à l’alcool ou aux jeux ?

Non, pour moi la notion d’addiction au travail en tant que pathologie n’existe pas. Je m’élève ainsi contre la pensée de beaucoup d’addictologues, car je trouve que cette pensée est réductrice et un peu insultante. Certains experts expliquent que les gens travaillent beaucoup pour des raisons psychologiques. J’évoque par exemple dans mon livre le cas des infirmières : dire qu’elles travaillent beaucoup parce qu’elles sont névrosées ou narcissiques est très ironique. Au contraire, c’est notamment parce qu’elles se sentent moralement engagées qu’elles travaillent autant.

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Puisque certains addictologues pensent tout de même que l’addiction au travail existe, comment la définissent-ils ?

Selon les addictologues, certaines personnes sont psychologiquement prédisposées à travailler, et c’est ce qui les pousserait à choisir des métiers très prenants. Cela me paraît assez irréaliste. Pendant mes enquêtes, je demande souvent aux gens comment ils en sont arrivés à faire le métier qu’ils font, et personne ne m’a jamais dit qu’il avait choisi ce métier car il demandait beaucoup de travail. On choisit un métier pour des raisons personnelles, ou pour des raisons économiques, mais jamais vraiment juste pour travailler. Je pense que les psychologues et addictologues du travail voient des gens en grande souffrance et essayent de justifier leur état, mais ils ne prennent pas en compte ce qui les a poussés à être comme ça. Faire le parallèle avec d’autres addictions, c’était une façon pour eux de dire « ces gens-là sont malades, ils ont besoin d‘aide et on va les aider ».

Est-ce qu’on pourrait dire que les théories de l’addiction sont parfois utilisées pour justifier le surtravail ?

Oui dans certains cas, l’addictologie est utilisée pour justifier une situation. Certaines personnes vont être étiquetées comme workaholic dans des contextes où elles travaillaient beaucoup et où leur emploi n’était pas très intéressant. C’est une façon de contraindre les gens à agir comme des workaholic, indépendamment des récompenses.

Vous expliquez que certaines entreprises “abusent” des gens ultra motivés. Que voulez-vous dire par là ?

Certaines entreprises - dans le secteur de l’oenologie ou sportif par exemple - instrumentalisent la passion de leurs salariés pour les pousser à s’engager ou à se former par eux-mêmes. Si vous regardez les annonces d’emploi, vous serez surpris par le nombre d’entreprises qui utilisent le mot “passion”. Dans le vin ou les spiritueux, elles veulent quelqu’un qui s’y connaît dans le domaine, qui est “passionné”, sans exiger pour autant de diplôme d’oenologie. Cela leur permettra de moins les payer et de ne pas les former.

A partir de quand les situations de surtravail peuvent-elles devenir une souffrance ?

Le surtravail peut devenir une source de souffrance quand il pèse sur la santé, et sur la vie de famille du travailleur. Certaines personnes travaillent énormément mais ont de larges marges de manœuvres : les cadres par exemple. Ils peuvent décider de prendre une demi journée de congé si besoin pour des raisons personnelles. Mais ce n’est pas le cas pour tout le monde. Les conséquences peuvent être différentes selon les professions.

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Les trois catégories professionnelles qui passent le plus d’heures au travail sont les agriculteurs (plus de 58h par semaine), les artisans, commerçants et chefs d’entreprise (50h) et les cadres et professions intellectuelles supérieures (43,5h), pourquoi ?

Leurs conditions de travail, mais aussi les motivations de ces trois professions, les poussent à travailler plus. Ces travailleurs sont contraints à faire beaucoup d’heures pour diverses raisons, mais pas pour des raisons psychologiques, contrairement à ce qu’avancent les spécialistes de l’addiction. Les gens exerçant ces métiers-là doivent travailler plus pour vivre ou faire vivre leur entreprise.

Pour vous l’addiction au travail n’existe pas. Pourtant comme une addiction, peut-on tenter de se soigner ?

Le problème, c’est que dans le cas où c’est une addiction, on va agir sur la personne. Mais pour le surtravail, on ne peut pas vraiment intervenir, puisque c’est lié à de nombreux éléments extérieurs. On ne va pas dire à un paysan qui travaille 60 heures par semaine qu’il travaille trop, car il ne peut pas s’arrêter au risque que son exploitation s’effondre. Wayne Oates, le premier auteur américain à s’être penché sur la question dans les années 1960-70, a évoqué l’idée que pour soigner les workaholic, il faut obliger les employeurs à les mettre en vacances. On a tendance à vouloir agir sur les employeurs ou sur le travailleur, parce que le travail est une valeur positive. Or, c’est l’organisation, le travail qu’il faudrait soigner, plutôt que la personne.

Finalement, peut-on être heureux en travaillant beaucoup ?

Il faut poser des limites car on est toujours poussés à travailler plus, et la limite est très fine entre travailler plus et travailler trop. Dans mon livre, je parle d’une enquête que j’ai mené dans une salle de concert dédiée aux musiques actuelles (rock, reggae, hip-hop, etc.) dans laquelle plusieurs problèmes de santé avaient été signalés. J’en conclu que certains passionnés ont réussi à poser des limites, alors que d’autres s’épuisaient à faire tout bien, et c’est ça qui les a rendu malheureux. Il faut faire des choix pour être satisfait de son travail.

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Qu’avez-vous retiré de votre travail sur cet ouvrage ?

Que le rapport au travail est une chose très complexe. Il peut amener les gens à trop travailler même s’ils n’en ont pas envie ou, s’ils en ont envie, à être malheureux car ils ne se posent pas de limites. Il faut que les gens se fassent confiance individuellement et collectivement pour réguler leur travail. Je n’ai rencontré personne qui se reconnaisse comme dépendant au travail en tant que tel. On m’a parlé d’addicts au travail, qui essayaient plutôt d’échapper à des problèmes personnels en se perdant dans le travail. Pour moi c’est une moins mauvaise interprétation de l’addiction, mais c’est loin d’être la meilleure !

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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