Reconfinement : n'avoir que le travail dans sa vie, quel impact psychologique ?

05. 11. 2020

6 min.

Reconfinement : n'avoir que le travail dans sa vie, quel impact psychologique ?
autori
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Aurélie Cerffond

Journaliste @Welcome to the jungle

Depuis le couvre-feu, on craignait qu’il ne fasse son grand retour, et ça y est, il est bien là : le confinement, saison 2. Si malheureusement pour certains, cela signifie baisser le rideau et cesser toute activité professionnelle, pour d’autres, les employés de bureau, c’est le grand retour du télétravail. Alors que les bars, restaurants, commerces non “essentiels”, cinémas, théâtres, musées, salles de sport, bref tous les lieux accueillants du public sont fermés, pour ceux qui ont encore la chance d’avoir un emploi, la vie semble quasiment s’articuler autour d’une seule activité : le travail.

Mais quand la vie est uniquement centrée autour du boulot, quel en est l’impact psychologique ? Tout capitaliser sur son travail peut-il créer des troubles ou au contraire, permettre de traverser cette période difficile ? Comment vivre au mieux ce second “télétravail confiné” ? Décryptage avec Johanna Rozenblum, psychologue clinicienne à Paris.

Loisirs empêchés, vie sociale entravée… de nouveau en confinement, il ne nous reste plus qu’à… travailler ! Quelle incidence cela peut-il avoir sur notre état psychologique?

Dans la situation actuelle, on n’a plus d’emprise, plus la possibilité de décider quant à nos relations sociales, et à certaines de nos activités de la sphère privée et familiale. Pour ne pas rester passif, pour ne pas avoir ce sentiment d’inaction, on a tendance à s’investir davantage dans la sphère professionnelle, pour compenser en quelque sorte. À la base, cela part d’une bonne intention, se rattacher à son travail permet de rester productif et de se sentir utile et satisfait.

Le piège en revanche, c’est le surinvestissement professionnel. Or avec le télétravail en confinement, on observe un glissement au niveau des horaires : il y a un fondu entre le temps de travail et le temps libre. Parfois même sans s’en rendre compte, on s’investit trop, on travaille énormément et surtout on n’a pas forcément de récompense derrière. Parce qu’en temps normal, lorsque l’on travaille beaucoup, qu’on fait des gros horaires, on a le plaisir de décompresser le soir, en racontant sa journée et en passant du bon temps avec des amis. Là, ce n’est plus le cas : le travail est un refuge et plus une source de satisfaction.

Et ça provoque des frustrations ?

De la frustration, mais aussi de la colère, un sentiment d’inefficacité et une perte de sens : « On ne sait même plus pourquoi on en fait autant ! » Le travail qui avait pris une place prépondérante dans notre vie et qui nous avait dans un premier temps permis de sauver notre équilibre psychique, peut se retourner finalement contre nous et mener à un épuisement professionnel.

Donc on ne peut pas imaginer se construire, et s’épanouir que par le travail ?

Penser que le travail ne peut être que l’unique réponse à son bien-être est un leurre. Le bien-être, c’est un équilibre qui repose sur un épanouissement professionnel mais aussi sur un entourage que l’on aime, et qui nous le rend bien, et une vie privée satisfaisante. Si le travail est un refuge, le reflet de notre valeur, le représentant de notre statut social et que les autres sphères de la vie sont délaissées, il a de sérieux risques, comme le burn-out ou la perte de repères et de sens, notamment si d’un coup, on perd son poste ou si notre charge de travail diminue sans que nous ne puissions rien y faire - comme c’est le cas pour certains en ce moment.

C’est ce que vous avez observé avec le premier confinement ?

J’ai constaté ce sentiment de mal être et cet attachement excessif à la sphère professionnelle chez mes patients depuis le confinement de ce printemps, dont les effets étaient encore présents jusqu’à maintenant et qui risquent de s’aggraver avec le reconfinement.

D’autant qu’avec ce second confinement, un sentiment de lassitude s’installe…

Lors du premier confinement, chaque effort était nourri par l’espoir d’un résultat. Nous faisions les choses pour nous protéger, protéger les autres mais aussi pour ressentir de la satisfaction face à des mesures contraignantes. C’est ce qui donne du sens à ce que nous entreprenons. Aujourd’hui, l’avenir semble plus incertain, les résultats attendus n’ont pas permis de retrouver une vie normale. L’incompréhension, la déception suscitent de la colère et une incapacité à se projeter comme nous parvenions encore à le faire lors du premier confinement… Lorsque l’on ne se projette plus, on est comme figés dans le présent, empêtrés dans des ruminations qui nous plongent dans le désarroi. Ce deuxième confinement, c’est comme se lancer dans un nouveau marathon alors que l’on n’est pas encore rétabli du précédent…

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Frustration, perte de sens, épuisement… Mais alors comment les identifier ? Ces séquelles se manifestent-elles par des troubles physiques ou psychiques ?

Les principaux troubles que j’observe en consultation, sont de type anxieux. Et leurs symptômes peuvent aller jusqu’à prendre la forme d’un épisode dépressif, c’est-à-dire de l’anhédonie, de la tristesse, une vision très noire de la situation avec une perte d’élan vital, ou encore des troubles du sommeil. Mais la plupart du temps, ce sont des manifestations somatiques : quelque chose se manifeste au travers du corps, et finalement c’est en verbalisant que les patients se rendent compte eux-mêmes qu’ils sont dans une souffrance psychique, et qu’elle doit être prise en charge. Il faut rester attentif à ses émotions afin de bien prendre en charge sa santé psychique. L’anxiété peut être travaillée avec un psychologue, mais dans le cas d’un épisode dépressif diagnostiqué, il faudra parfois prendre un traitement médicamenteux en soutien.

Chez vos patients, cela change-t-il leur relation au travail ?

La perte de sens et de plaisir sont de lourdes conséquences dans la relation au travail. Beaucoup sont conscients que leur surinvestissement pro est davantage motivé par un instinct de survie : certains le font pour sauver leur place car, malheureusement, il y a beaucoup de gens qui perdent leurs emplois avec la crise, quand d’autres le font pour garder un rythme de travail mais dans tous les cas, ce n’est pas pour l’amour du travail en lui-même. Le travail vient donc contrer une peur, l’incertitude, la colère, toutes ces émotions désagréables qui mettent notre bien-être psychique en danger. C’est une bouée de sauvetage pour traverser la tempête mais, à terme, ce n’est pas viable. Dès que ce sera possible, il faudra retrouver un autre équilibre.

Comment faire pour limiter les effets négatifs sur le moral en télétravail confiné ?

La priorité numéro un est d’éviter l’isolement et le repli sur soi. Il faut absolument rester dans l’échange, dans le lien, même virtuel avec ses collègues et ses proches. C’est fondamental de verbaliser ce que l’on ressent et ce que l’on vit. Mais pour ça, il faut aussi rester à l’écoute de ses émotions : on peut tout à fait ressentir de la peine ou de la colère, c’est acceptable et c’est normal. Il y a des journées qui seront moins agréables que d’autres, il faut apprendre à s’écouter, se ménager.

Avez-vous des conseils pratiques, pour mieux appréhender ce quotidien professionnel à la maison ?

Le rythme de la journée est très important, donc je conseille d’essayer de garder le même que celui du bureau habituellement. C’est, par exemple, se réveiller à heure fixe le matin, prendre le temps de se préparer… Et surtout s’imposer des heures pour travailler et des heures où on s’arrête : on éteint l’ordinateur et on passe à autre chose. Pour justement, ne pas avoir que le travail dans sa vie. Et puis, à chaque fois que l’on a une pensée noire, il faut y opposer un moment qui va nous apporter du réconfort, c’est ce qu’on appelle une expérience compensatrice. Il ne faut pas hésiter à décrocher son téléphone, appeler son collègue ou faire un café en visio car l’altruisme est un formidable antidépresseur naturel. Enfin, il faut absolument utiliser l’heure de sortie autorisée tous les jours pour s’aérer, sortir.

Et pour éviter que sa motivation ne s’étiole ?

Maintenir un équilibre entre les différentes sphères de sa vie (pro, privée, sociale) est la clé du bien-être. Surtout, il ne faut pas laisser le travail prendre le pas sur toute notre vie : les besoins d’être en lien, de rigoler, de s’évader, de prendre du temps pour soi sont tout aussi importants, surtout en ce moment. Rappelons-nous de ce qui suscite du réconfort habituellement.

Est-ce qu’on peut espérer que ce deuxième confinement soit malgré tout plus facile à vivre pour les télétravailleurs qui ont déjà vécu le premier ?

Ça dépend complètement du vécu lors du premier confinement ! Les personnes qui ont eu une mauvaise expérience la première fois, auront beaucoup d’appréhensions et risquent de percevoir ce nouveau confinement comme une punition. En revanche, d’autres auront réussi à mettre en place des stratégies d’adaptation qui vont leur permettre de pallier aux difficultés rencontrées la première fois, et pour ces personnes-là, ce deuxième confinement peut être abordé avec davantage de sérénité. C’est vraiment intéressant de mettre à profit cette première expérience : garder les pratiques qui avaient bien fonctionné pour nous et retenir également ce qui s’était révélé délétère pour notre équilibre psychique, et ensuite faire des réajustements.

Qu’en est-il de l’après ? Cela va-t-il profondément modifier notre relation au travail, notre mode de vie ?

Il est difficile d’anticiper ce que cette crise et les deux confinements changeront chez chacun d’entre nous. Il est cependant probable que la priorité sera de nous retrouver, revoir et sentir de nouveau nos proches à nos côtés. Une étude longitudinale datant de 1938 a été menée à Harvard pour essayer de comprendre ce qui nous rendait heureux. Pendant 75 ans, plus de 700 participants, dont J.F Kennedy (alors futur 35ème président des États-Unis, ndlr) ont été suivis par des médecins, des psychologues et des chercheurs. En 2016, le verdict tombe : ce n’est pas la réussite sociale qui rend les gens heureux, mais bien la qualité de leurs liens sociaux. Peut-être que cette épreuve nous fera revoir nos priorités, et ce serait d’ailleurs une belle façon de donner du sens à tout ce qui se passe aujourd’hui !

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Photo by Thomas Decamps for WTTJ