L'avenir du travail peut-il se lire dans les films de sciences-fiction ?

20 mai 2020

9min

L'avenir du travail peut-il se lire dans les films de sciences-fiction ?
auteur.e
Thomas Laborde

Journaliste - Welcome to the Jungle

Et demain, à quoi ressemblera le travail ? Cette problématique habite nos sociétés depuis des décennies. Aujourd’hui, plus que jamais. Tout a été bouleversé il y a quelques mois. L’open-space est remis en cause, la notion même de “bureau” questionne. Les rapports entre collègues vont souffrir de cette épidémie qui nous distance. Depuis longtemps aussi, les cinéastes se posent la question de l’avenir du travail. Demain, après-demain, à quoi ressemblera le travail, son univers ? Aliénant, sélectif, en disparition… au cinéma, l’avenir du monde du travail est loin d’être réjouissant. Des films de science-fiction, tous liés les uns aux autres par leurs influences, Orwell et Asimov en tête, ont anticipé le futur des travailleurs.

Spoiler alert : il sera terne, monochrome, surveillé, élitiste. Il rendra fou et exclura. Retour sur quelques bases à l’écran.

Tous bouffés par la paperasse : le film Brazil

Un mec a un problème de chaufferie. La clim’ a sauté, il crève de chaud. Dans son petit appartement au look rétro-futuriste, il étouffe. Il appelle une société spécialisée et signale l’urgence à une télé-opératrice à la bienveillance mécanique, à la voix aussi malicieuse que suspecte. Le client n’aura pas à attendre de suer plus : en quelques minutes, le voilà pris en otage par un chauffagiste moustachu déjanté, équipé comme un agent aguerri du GIGN. Il aurait fallu signer un papier avant l’intervention mais tant pis, dans l’urgence, pas le temps. « Putain de paperasse, balance le technicien survolté. On n’ose pas lever le petit doigt sans un formulaire. » L’ouvrier rebelle, c’est Robert de Niro, le type en pyjama trempé, Jonathan Pryce. Le film, c’est Brazil, bête hybride fantasque à la croisée des Monty Python et de George Orwell. Réalisé par Terry Gilliam (ancien de la troupe britannique des sus-dits Monty Python ndlr) en 1985, cette dystopie dévoile un monde totalitaire obsédé par la performance et la productivité.

Sam Lowry, l’ahuri à la tuyauterie qui explose, est un fonctionnaire sans ambition, au costard aussi gris que sa mine terne, petite main efficace d’un service d’archives en sous-sol. Sa mère, qui ne jure que par la chirurgie esthétique, lui reproche de ne pas accepter les responsabilités et le pousse à accepter une promotion dont il ne veut pas. À vrai dire, tout ce qui l’intéresse, ce sont les rêves qu’il fait la nuit : il est un chevalier ailé qui se bat contre des bébés géants avant de s’envoler dans un fond de nuages roses pour sauver une femme imaginaire. Une bulle d’air dans un quotidien jonché de formulaires aux numéros à rallonge, de protocoles insensés, de coups de tampon les uns sur les autres. Le monde du travail dans lequel évolue Sam est une gigantesque usine à gaz qui se vend comme un bijou de technologie. Tout y est gris, rouillé, les mécanismes patinent, le bruit des claviers de machines à écrire aliène, la fourmilière revêt des airs de secte. Et le moindre petit bug a des conséquences désastreuses. C’est là le point de départ du film : un insecte, bug en anglais, se glisse dans une impression et tout s’écroule mais tout le monde, à part Sam, s’en fout. Comme quand dans votre boîte, un chèque (ça existe toujours, même dans certaines anticipations, oui) s’est perdu et tout le monde se renvoit la balle : une vraie tournante au ping-pong, mais sur plusieurs jours. En tentant de résoudre le problème, il rencontrera la femme dont il rêve, chaque nuit. La conquérir, la secourir, essayer du moins, lui permettra de voir l’aberration du système dans lequel il se complaisait, apathique. Au point que ce sera peut-être elle qui le libérera du joug du travail, et se battra contre un univers dont chaque bureau n’a d’autre aspect que celui d’une cellule de prison. Ironie, le personnage de de Niro, le chauffagiste déluré, fugitif rompu à la démolition, sera attaqué par tout un amas de documents, avalé par la machine bureaucratique. Comme, ici, chez nous, à notre époque, déjà, il y a toujours un formulaire qui bloque, une case que personne ne capte, la pièce manquante du dossier et hop retour à l’envoyeur. On n’en est pas à Brazil mais parfois…

Dans le film de Gilliam, tout ce qui a trait au travail est bizarre, effréné, délirant, exagéré. S’oppose à la noirceur de ce monde la poésie de l’imagination : quand Sam s’évade de son quotidien professionnel morose, tout devient grandiloquent, féérique, coloré, jouissif. Et si d’ailleurs, tout ça, n’était qu’un rêve dingue, une foutue hallucination ? Sam est-il devenu fou ? Probablement. Brazil, c’est la fable culte qui pointe le travail comme un ensemble de systèmes, de rouages, d’engrenages, de mécanismes rouillés irrationnels, frénétiques qui rendent paranoïaques et fou. Mais Brazil comme le reste de la Science-Fiction n’aurait pas été grand-chose (pour une grande partie de ses décors, au moins) sans Metropolis de Fritz Lang, réalisé en 1927. C’est la base cinématographique mondiale à bien des égards : aventure, anticipation aussi bien dans le propos (à la morale polémique et discutable du fait des liens à venir de l’auteure, la femme de Fritz Lang avec le Parti nazi) que dans la réalisation…

Lutte des classes et ascenseur géant : les films Metropolis, Total Recall et THX-1138

En haut, il y a les puissants, qui se complaisent dans l’opulence et l’oisiveté. En bas, il y a les pauvres, les rebus, les ouvriers maltraités qui cravachent nuit et jour, l’échine courbé, à faire tourner une monstrueuse machine gargantuesque qui permet aux nantis au-dessus de se la couler douce. Au delà de la métaphore de la supériorité, l’espace est concrètement organisé de la sorte : ville haute, ville basse. D’ailleurs, le bureau du boss est toujours au dernier étage, non ?
Metropolis, c’est la lutte des classe par excellence. Les travailleurs sont aliénés par leur mission qui relève de l’esclavage, et forment une masse informe. C’est un industriel qui dirige la ville, les surveille, les exploite. Gestes répétitifs et similaires, tenue unique, ils sont pourtant essentiels à ce monde qui s’écroulera quand ils se révolteront à l’appel d’un androïde conçu par un savant fou. Cette vision du travail usant, que l’on impose jusqu’à l’épuisement, inspirera bon nombre de créateurs, Charlie Chaplin en premier dans Les Temps Modernes, quelques années après, dont la scène avec les aiguilles d’une horloge géante en rappelle une de Metropolis. Le travail pensé par les « cerveaux » pour les petites « mains » n’est qu’un ensemble de rouages, d’engrenages, de mécanismes qu’il faut faire tourner en permanence. Dans la ville basse de Metropolis, des équipes de jour remplacent des équipes de nuit que toute force a abandonné. La machine ne s’arrête jamais, le travail est constant, épuisant, inhumain. Les ouvriers s’agglutinent par groupes dans des ascenseurs géants qui mènent à la machine centrale, cœur de toute la cité.

On peut penser que cette idée d’ascenseur monumental a inspiré bien d’autres films jusqu’au remake de Total Recall en 2012. Dans ce film bourrin et moins fun que son aîné avec Schwarzenegger, seuls deux endroits à un bout et l’autre de la Terre sont habitables. Les travailleurs exploités vivent d’un côté de la planète mais bossent sur l’autre. Les commuters du futur, ces travailleurs originellement basés en banlieue et qui font de longs trajets journaliers pour rejoindre leur lieu de travail, empruntent alors ce qui s’apparente à un élévateur monumental qui traverse la planète en son cœur pour aller bosser.

La masse ouvrière aliénée, c’est aussi le cœur de THX-1138, chef-d’oeuvre de l’anticipation de Georges Lucas, sorti en 1971. Aux XXVème siècle, toutes les femmes et tous les hommes travaillent pour un pouvoir totalitaire invisible, détenu par une caste qui contrôle tout. Ils vivent sous terre sous l’emprise d’une drogue, le « produit », qu’ils sont obligés de prendre. Le sexe est interdit, il faut consommer le sédatif sous peine d’être emprisonné et personne ne sait pour qui ils travaillent, ni pourquoi d’ailleurs. Jusqu’à ce que l’ouvrier THX-1138, qui s’échine dans une usine de robots policiers, arrête le médicament sous l’impulsion de sa compagne et fuit avec elle, pris au piège de la machine répressive qui va les pourchasser. Là encore, le travail est une prison dont il faut s’évader. Mais THX-1138 utilise notoirement surtout un procédé : le monochrome. Tout est blanc dans cet univers conditionné par des tâches abrutissantes. Comme dans Brazil, où tout ce qui touche au travail est gris. Le travail tel que les créateurs en perçoivent l’avenir n’a aucune nuance, est monotone, rien n’a d’éclat. Les travailleurs ne sont rien d’autres qu’une masse informe matée par un pouvoir abstrait, rongée par une mission illusoire. Vous avez vu certaines de nos têtes dans le métro parisien le matin ?

Discrimination par l’ADN : le film Bienvenue à Gattaca

L’omniprésence d’une couleur, c’est aussi en partie le concept du fantastique Bienvenue à Gattaca, premier film d’Andrew Niccol, sorti en 1998. Ce qui était rouillé et bruyant dans Brazil est, dans Gattaca, lisse, neuf, brillant. Tout y est, dans ce qui touche à la thématique du travail, montré dans des tonalités de bleu. Il est désormais possible, pour ceux qui en ont les moyens de constituer le patrimoine génétique de son enfant à naître, avec la suppression en première instance de toute propension à une quelconque maladie : dépression, addiction, obésité… Tout est choisi, présélectionné, sous contrôle. Le monde se divise entre les valides et les invalides, les enfants naturels et les autres, à l’organisme génétiquement modifié. Les entreprises font des tests ADN. Le travail, du moins les emplois haut-placés, jugés nobles, est réservé à ceux qui sont exceptionnels en tout point : QI supérieurs, plastiques parfaites… En somme, une génétique idéale, et une propension à la docilité envers ce modèle élitiste et obsédé par la performance. L’élitisme forcené est assumé. Vincent est un enfant naturel qui rêve de travailler à Gattaca, un centre de recherches spatiales, pour aller dans l’espace, Mais son statut imparfait lui empêche l’accès à l’institution. Jérôme, lui, est doté d’un patrimoine génétique parfait mais un accident détruit sa vie et le contraint à vivre en fauteuil roulant. Il ne peut plus être considéré comme valide. Il va alors aider Vincent à obtenir ce qu’il désire et vivre sa vie par procuration. Il lui prête son urine, son sang, ses cheveux par échantillon pour que l’enfant naturel puisse se faire passer pour lui. Jusqu’à ce qu’une enquête menée par le FBI après un supposé meurtre dans Gattaca déstabilise l’équilibre trafiqué des deux faux-frères.
Gattaca appuie sur un point essentiel de la vision du travail dans l’anticipation qui cristallise nos peurs actuelles : le tri sélectif, en extrapolation des inégalités de compétences et de la discrimination qui, aujourd’hui, et depuis déjà longtemps se durcissent. Aujourd’hui, il y a ceux qui ont un nom à consonance étrangères, ceux qui sont discriminés par leur couleur de peau, ceux qui viennent d’un quartier sensibles, il y a ceux qui ont un parcours plus chaotique, moins droit, qui n’ont pas eu les moyens de se former à tous ces logiciels, d’apprendre toutes ses langues, ceux qui n’ont pas du bon matériel à disposition… Demain, il y a aura ceux qui sont parfaits au sens strict du terme et les autres, à qui on laissera les miettes. En menant une réflexion sur le travail à travers le génome, le film associe ainsi directement identité et activité professionnelle : je fais le travail que le fluide qui coule dans mes veines me permet d’obtenir. Je fais ce que je suis. Pas ce que j’ai pu devenir. Le possibilité d’ascension sociale a disparu.

Torture : la mini-série Trépalium et le film Downsizing

Des liens trop étroits entre travail et identité, c’est aussi la dérive dont la mini-série française Trépalium a poussé le curseur au maximum. Dans un futur très proche, 80 % de la population est sans-emploi. 20 % de privilégiés travaillent pour une entreprise unique et omnipotente. Un grand mur sépare les deux ensembles. Les chômeurs habitent des ruines et se battent chaque jour pour survivre dans des conditions toujours plus précaires. Les actifs, eux, se battent jusqu’à s’entretuer pour garder un emploi dont aucun détail, si ce n’est l’employeur sera donné, pour appuyer l’absurdité, probablement, des tâches et des protocoles.

Pour calmer la révolte qui gronde du côté miséreux du mur, le ministère du Travail lance un programme d’emplois solidaires. Quelques chômeurs vont pouvoir passer le mur… Une résistance s’organise.
La force de cette création est de montrer une souffrance des deux côtés de la frontière. Le travail est une source de mal-être, d’oppression pour celui qui en a un, comme pour celui qui n’en a pas. Trépalium, c’est un instrument de torture, un terme latin, qui est à l’origine du mot travail. Avec le titre, le décor est posé. Dans la ville, chez les actifs, les visages sont inexpressifs et les costumes tous semblables les uns aux autres, tout comme les foyers. Les bureaux se ressemblent tous, comme les labyrinthes qui y mènent les travailleurs. La violence du monde de l’entreprise est pointée du doigt comme l’ostracisation des chômeurs. D’ailleurs, l’un des protagonistes, quand il découvre le cadavre de son chef se propose froidement à sa succession, instantanément.

La série reprend les codes d’un univers aseptisé comme Gattaca, d’un monde terne comme Brazil, d’une lutte des classes comme Metropolis, et questionne la place du travail dans notre société, la manière dont il va jusqu’à définir notre identité : je suis ce que je fais, pour reprendre les liens entre identité et travail déjà mis en lumière dans les exemples précédents. Là, le travail aliène aussi, mais surtout il disparaît, se raréfie. Pour le pire. Tout est sclérosé, chaque personne est tétanisée par la surveillance de masse, par l’injonction à la productivité, par la misère à tous les étages. Le travail est une torture pour ceux qui en ont un comme pour ceux qui n’en n’ont plus.

Le travail, passion, vecteur de lien social, d’épanouissement, satanée chaîne, kidnappeur idolâtré… Sacerdoce. Il est un personnage à part de toute œuvre qui tente de prédire l’avenir… Dans la comédie douce-amère Downsizing réalisée par Alexander Payne en 2017 avec Matt Damon, le travail aussi pourrait disparaître, mais c’est volontaire. Un procédé a été créé pour réduire la taille des individus et donc leur consommation pour les envoyer dans un monde à leur échelle où il n’est plus nécessaire de travailler ! Sauf que le personnage se retrouve là-bas sans sa femme et s’ennuie, à tel point qu’il finit par prendre un poste ô combien abrutissant de télé-conseiller. L’excellente série suédoise Real Humans pose son cadre dans une petite ville de Suède. Des robots humanoïdes aident les humains dans les tâches ingrates : à la maison, à l’usine… Une large réflexion sur la robotisation de nos sociétés qui touche évidemment à la thématique du travail, à la discrimination, aux mœurs. Enfin, on pourrait établir une longue liste d’anticipations post-apocalyptiques à la Mad Max dans lesquels le seul travail qui vaille, c’est la survie !

Alors, on n’est pas si mal, hein, en télétravail devant son petit ordi’ entre le frigo et la poubelle ?

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Photo by WTTJ

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