BADASS : de la rivalité à la sororité, il n’y a qu’un pas

08 mars 2022

8min

BADASS : de la rivalité à la sororité, il n’y a qu’un pas
auteur.e
Lucile QuilletExpert du Lab

Journaliste, conférencière et autrice spécialiste de la vie professionnelle des femmes

BADASS - Vous vous sentez illégitimes, désemparées, impostrices ou juste « pas assez » au travail ? Mesdames, vous êtes (tristement) loin d’être seules. Dans cette série, notre experte du Lab et autrice du livre de coaching Libre de prendre le pouvoir sur ma carrière Lucile Quillet décortique pour vous comment sortir de la posture de la “bonne élève” qui arrange tout le monde (sauf elle), et enfin rayonner, asseoir votre valeur et obtenir ce que vous méritez vraiment.

Quand on parle de sororité, on imagine de suite une ribambelle de femmes main dans la main, toutes copines, sur fond d’arc-en-ciel, supposément toutes sereines et d’accord les unes avec les autres. Un peu comme si l’on nous demandait de donner vie à la croyance selon laquelle les femmes sont issues du même bois, doux et gentil, niant la part d’identité, de complexité de chacune d’entre elles, les réduisant encore une fois à leur seule dimension genrée. Évidemment, ce n’est pas ça. Mieux : ça va enrichir votre vie.

Montrer patte blanche

Pour mieux comprendre la sororité, il faut convoquer sa jumelle maléfique : la rivalité féminine, ce bon vieux mythe bourré de clichés (lui aussi) qui apprend aux femmes à se méfier les unes des autres et donc à se nuire, comme le détaille l’essai de Racha Belmehdi Rivalité, nom féminin (éd.Favre).

Pas besoin de chercher très loin pour trouver des illustrations au travail : laquelle d’entre nous n’a pas déjà automatiquement considéré une collègue comme une menace à éradiquer ? Ou sa cheffe comme une hystérique frustrée bourrée de complexes et d’imperfections ? Laquelle n’a jamais cédé à la tentation facile de bitcher sur les autres femmes plus que sur les collègues masculins ? Ou rigolé à une blague misogyne entouré d’un groupe d’hommes pour faire bonne figure et montrer que, nous, « on n’est pas comme toutes les autres » ? Laquelle d’entre nous n’a pas, en somme, déjà perpétué le sexisme pour justement ne pas être réduite à la seule étiquette de “femme” ?

Je ne jetterai pas la première pierre. Dans le monde du travail, nous avons intériorisé que les places coûtent chères et qu’il n’y en aura pas pour tout le monde. Pour être “la” femme dans la pièce, la “Schtroumpfette” (l’accessoire présence féminine sur une tête d’affiche testostéronnée), il faut être la seule. C’est un réflexe de minorité : la première concurrence est celle qui vous ressemble d’après les critères par lesquels les autres vous réduisent. Se révolter ensemble contre le système ? On pense ne pas faire le poids. Que gagnerait-on à s’unir entre femmes, puisque le pouvoir semble être ailleurs ?

Raisons et (res)sentiments

On se dit qu’il vaut mieux miser sur les bons chevaux et ne pas prendre de risque : les hommes sont historiquement un meilleur pari, quand il s’agit de prendre position vis-à-vis du groupe ou de choisir un mentor. Pour profiter de leur traction, certaines préfèrent donc reproduire les codes masculins pour montrer patte blanche et grimper aux dépens d’autres femmes. Mieux vaut être sujet complice qu’objet victime.

Entre femmes, le vécu complique parfois les choses : celles qui montrent trop d’assurance nous agacent car elles renvoient à ce que l’on ne s’autorise pas, et viennent contredire les croyances limitantes qui nous ont servi de boussole. À voir les jeunes monter plus facilement qu’autrefois, certaines ressentent de l’amertume : « J’ai tant enduré, c’est injuste qu’elle ne bataille pas autant. » D’autres redoublent d’exigence quand elles managent des femmes car elles savent qu’en haut, elles sont doublement attendues au tournant.

La sororité, ou l’auto-adoubement féminin

Pourtant, ces stratégies de défense ou d’adaptation qui ne désignent jamais le vrai problème (le sexisme qui divise pour mieux régner, of course), ne nous offrent pas toujours des résultats ou encore moins des garanties sur le long terme. Et au lieu d’attendre l’adoubement de ceux qui vous ont placé dans cette situation en se tirant dans les pattes, la sororité est justement l’antidote pro-autonomie.

« En tant que femmes, nous restons des anomalies et des personnes souvent précaires, souligne Racha Belmehdi, l’autrice de Rivalité, nom féminin. Saborder le travail d’une autre femme revient à se saborder, on fragilise sa propre place. Avec la sororité, on montre qu’on est là, et qu’on ne compte pas disparaître. »

La sororité ne consiste pas à former une farandole, ni à se restreindre en étant d’accord avec toutes les femmes environnantes, mais plutôt une forme de clairvoyance. On regarde droit dans les yeux les inégalités et l’on décide, non pas de les contourner, mais d’y faire face, non pas seule, mais ensemble. C’est ce que les podcasteuses Aminatou Sow et Ann friedman appellent la “théorie du rayonnement” : ce qui bénéficie à une femme bénéficie aussi aux autres indirectement. Alors maintenant, comment on fait ?

1. On limite le bad blood

Cela commence déjà par tout ce qu’on ne fera plus : on en a déjà assez avec le sexisme pour le perpétuer nous-mêmes. L’écrivaine Chloé Delaume le dit très bien dans Mes bien chères sœurs : « La sororité est une attitude. Ne jamais nuire volontairement à une femme. Ne jamais critiquer publiquement une femme, ne jamais provoquer le mépris envers une femme. La sororité est incluante, sans hiérarchie ni droit d’aînesse. Cercle protecteur, horizontal. » Concrètement, on choisit de :

  • Ne plus bitcher sur Martine à la machine à café. Vous pouvez ne pas être d’accord avec Martine (si, si). Mais entre ne pas valider et critiquer avec dérision son attitude ou ses idées, un monde s’ouvre à vous. Première option facile : le silence. Option plus courageuse : parmi les autres personnes dont vous désapprouvez les idées (elles sont nombreuses, on le sait), choisissez plutôt un collègue masculin à critiquer la prochaine fois que cela vous démange trop.

  • Ne pas discréditer Martine toute entière. Admettons qu’on vous demande votre avis en réunion sur l’idée de Martine qui se trouve être… vraiment naze. Personne ne vous force à applaudir. En revanche, il y a des façons de faire. « Plutôt que de saborder l’idée, on peut rebondir dessus pour l’améliorer ou proposer autre chose », conseille Racha Belmehdi.

  • Ne pas avoir de comportements discriminants envers les femmesEnceinte ? Mais je croyais qu’elle était ambitieuse »), ne pas faire des déductions professionnelles à partir de la vie privée (« Deuxième divorce, elle n’est pas fiable ! ») ou de l’apparence (« Elle n’est pas assez jolie pour faire la présentation »), ne pas faire ou rire à des blagues ou remarques sexistes (« Quelle blonde celle-là ! »).

2. On fait de l’introspection

La sororité ne revient pas à lutter contre les hommes en privilégiant les femmes mais en remettant en perspective le sexisme, y compris celui qu’on a intériorisé envers notre propre genre.

Accepter l’autorité de sa boss, en se demandant : serais-je aussi réactive ou hermétique si c’était un homme ? « Les femmes ont beaucoup plus de mal à suivre une manager qu’un manager », remarque l’autrice Racha Belmehdi.

Assainir son rapport aux autres femmes, y compris celles qui ne sont pas comme nous. « Il ne suffit pas d’énoncer la sororité pour y arriver. Elle ne passe pas souvent l’épreuve de la classe, de la race, nous n’avons pas toutes la même condition, affirme Racha Belmehdi. Il faut absolument se déconstruire, regarder en soi, ses réactions, ses émotions, ses insécurités… Et faire son autocritique pour comprendre pourquoi on se sent attaqué par d’autres femmes ou en rivalité avec elles. »

3. On se serre les coudes

Depuis des décennies qu’on attend la parité… Le changement, c’est maintenant :

  • Adopter la technique d’amplification avec ses collègues. Les anciennes collaboratrices de Barack Obama avaient adopté ce système pour devenir les porte-voix de chacune : à chaque idée soulevée par une femme, les autres s’engageaient à la remettre sur la table aux prochaines réunions, à en reparler pour qu’elle soit toujours au programme, afin que la parole ne soit pas oubliée ou mise sous les plus beaux tapis de la Maison Blanche.

  • Œuvrer pour la parité. Il ne tient qu’à vous d’avoir autant d’hommes que de femmes dans vos réunions, dans la short-list des candidats envisagés pour un poste, dans votre annuaire d’expert·es (l’annuaire Les Expertes est là). Vous êtes invitée à un pot où vous savez qu’il y aura 80% d’hommes : attrapez donc une de vos collègues au passage pour l’incruster.

  • Parler salaires avec ses collègues. Chacun veut garder l’information pour lui comme un lingot d’or (comme si vous étiez forcément la personne la mieux payée). Le responsable RH se frotte les mains : pas de dialogue, pas de comparaison, pas de revendications. Parlez : vous irez bien plus vite.

  • Favoriser les femmes. On peut le dire sans détour : embauchez, augmentez, favorisez les femmes dans votre environnement pro si ça vous convient. « Les femmes devraient totalement assumer car les hommes ne se gênent pas : ils le font en permanence depuis toujours, tout en se cachant derrière le concept de compétences », décomplexe Racha Belmehdi.

  • Faire du woman-on-manterrupting. Dans Manuel de survie à l’usage des working girls, Jessica Bennett imagine ce qui se serait passé si Beyoncé était venue couper la parole sur scène à Kanye West après qu’il ait arraché le micro des mains de Taylor Swift pour dire que Beyoncé méritait ce prix (vous êtes toujours là ?). C’est pareil quand Jacques coupe la parole de Claudine en réunion : venez à la rescousse.

4. On crée une (ou des) team(s)

  • Trouver une “VRPote”. « Elle fait votre pub, vous faites la sienne, ce qui vous profite à toutes les deux » : Jessica Bennett recommande de faire alliance avec une collègue pour vanter les mérites de l’une et de l’autre si jamais vous êtes trop modeste pour faire votre auto-promo (vous pouvez aussi faire les deux, évidemment).

  • Faites du mentorat. Vous pouvez vous dire que si vous en avez bavé, les autres aussi doivent y passer… Ou vous dire que les aider va annuler ce cercle vicieux, vous apprendre des choses, vous réconcilier avec le monde du travail de façon productive.

  • Rejoindre un collectif. Je fais partie de deux collectifs féminins (dont celui-ci qui a mis sur pied cette superbe pétition avec 10 propositions pour l’égalité professionnelle à signer) et je peux dire qu’on va deux fois plus vite, qu’on se sent deux fois moins seule, et que l’absence de regard masculin dans un groupe est une expérience très enrichissante. Ce qui n’empêche pas de travailler par ailleurs avec des hommes en d’autres circonstances, of course.

  • Créer des cercles de confiance. Dans son livre Manuel de survie à l’usage des working girls, l’autrice Jessica Bennett raconte comment elle avait mis sur place avec onze autres femmes aux profils et métiers différents leur “fight club féministe” : chaque mois, elles se retrouvaient pour une réunion privée où tout pouvait se dire. S’y partageaient angoisses, doutes, colères, problèmes professionnels, de façon 100% confidentielle afin de se soutenir et s’entraider par l’écoute et la parole. Une sorte de “tente rouge” professionnelle dont le but n’était pas d’élargir sa base LinkedIn (les membres ne donnaient pas leur nom) mais de bénéficier d’un lieu d’écoute avec des personnes qui ne vous discréditent pas.

  • Intégrer un réseau féminin. On y réseaute, on partage ses expériences, parfois en ayant accès de façon privilégiée à des offres d’emploi (mais pas toujours). Si vous avez la flemme, organisez des dîners, verres ou déjeuners women only avec vos collègues, vous verrez comme la conversation prend un autre tour. Que celles qui s’inquiètent de faire de la discrimination se rassurent : les hommes le font depuis des décennies sans sourciller. Dans Rivalité, nom féminin, on apprend même que Marlène Schiappa, s’est pris une porte (symbolique) en pleine figure quand elle avait voulu participer à - respirez fort - la “séance de football hebdomadaire des hommes du gouvernement”. Oui, oui.

Dernier conseil : je vous recommanderai une posture d’humilité. La sororité n’est pas un acte gentil que vous faites pour vous acheter une conscience morale. Elle permet de mieux vous respecter. La sororité va casser vos certitudes, vous faire aller plus vite, vous apprendre énormément sur le pouvoir du collectif et de la confiance. Vous allez découvrir des façons de gagner en légitimité, en force, en audace et en respect de vous-même par des voies qui ne semblaient pas exister mais qui sont pourtant redoutables. Vous prenez de la place dans le monde tout en le redessinant. La sororité c’est donner, mais aussi recevoir beaucoup. Je laisserai le mot de la fin à Chloé Delaume qui nous dit dans son livre Mes bien chères soeurs : « Fraternité existe, sororité aussi. Utiliser ce mot, c’est modifier l’avenir. »

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