« Le jour où j'ai pris conscience que je n'étais pas fait pour manager »

27 avr. 2021

9min

« Le jour où j'ai pris conscience que je n'étais pas fait pour manager »
auteur.e
Gabrielle de Loynes

Rédacteur & Photographe

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SOS MANAGERS EN DÉTRESSE - Quand vous avez été promu·e manager, vous étiez (avouez-le) loin d’imaginer ce que diriger une équipe impliquait vraiment. Car trouver le juste équilibre entre leadership, bienveillance et équité, en autres choses, relève dans certaines situations du parcours du combattant. Dans cette série, notre expert du Lab Ludovic Girodon vous offre enfin les clés pour sortir la tête de l’eau face à vos problématiques du quotidien. Managers, suivez le guide !

Expert.e dans son domaine, figure d’autorité, moteur d’énergie positive, couteau-suisse, apporteur.seuse de solutions et chef.fe d’équipe… Combien de casquettes à porter pour une seule tête ? Manager n’est pas une tâche facile. Il faut avoir les reins solides. Certain.e.s y arrivent. On dit d’eux/elles qu’ils/elles ont “l’étoffe du manager”. Un charisme qui ne serait pas donné à tout le monde. Comment assumer ce rôle lorsqu’il paraît trop grand pour nous, trop lourd à porter ? La Bonne-Fée aurait-elle oublié de se pencher sur notre berceau pour nous doter des talents du “manager parfait” ? « Non, on ne naît pas manager, on le devient », certifie notre expert en management Ludovic Girodon, accompagnateur de dirigeants chez Réseau Entreprendre et auteur du livre Dream Team. Philippe, Damien, Gaëlle et Marianne se sont tous heurtés à cette difficulté. Qu’on soit ou non prédestiné à manager, à un moment donné, la tâche peut se révéler plus dure que prévue…

« On n’a pas les mêmes codes »

« L’un des épisodes les plus difficiles pour moi a été de manager quelqu’un d’une autre génération, plus jeune que moi », se souvient Damien, fondateur d’une start-up dans le secteur de la food. Il n’est pourtant pas très vieux, la trentaine, mais se sent désemparé lorsqu’il doit manager un stagiaire tout juste sorti d’école. « Je me suis retrouvé en décalage total sur les codes, détaille-t-il. On ne partageait pas la même vision de ce qui est professionnel ou non, comme la ponctualité, la tenue vestimentaire, le langage verbal, le respect des engagements… La communication était rendue très difficile, voire impossible en raison de codes très différents, générationnels mais aussi peut-être culturels. Or, la communication est l’élément central de toute relation de travail. »
Il suffit de ne pas avoir le bon code pour que la communication se ferme. Marianne, Gaëlle et Philippe ont également éprouvé cette difficulté au contact de personnes de cultures, de milieux et d’âges différents.

L’oeil de l’expert : lorsque l’on a affaire à une personne qui n’a pas les mêmes codes, on peut être dérouté et perdre ses moyens. D’un autre côté, « cela challenge notre manière de faire, optimise Ludovic Girodon. Il y a là une opportunité de changer notre regard. Plus que jamais, face à un collaborateur qui n’a pas les mêmes codes, il faut dégager du temps pour lui et faire preuve de rigueur dans sa pratique managériale. Il faut l’écouter davantage, poser plus de questions, avoir plus d’empathie. On parle alors de management augmenté. Tous les efforts sont multipliés par dix. »
L’autre est différent. Je ne suis pas lui, il n’est pas moi. Pour que cela fonctionne, « il est impératif d’assumer ces différences », poursuit-il. Une fois que l’on a conscience de ces différences de points de vue, il faut trouver une vision commune. « Chacun doit partager à l’autre son mode d’emploi et mettre sur la table les incompréhensions qu’il a pu avoir, reprend l’auteur. Le manager peut ainsi décrire son mode d’emploi et expliquer ses enjeux. Ensuite, il donne au collaborateur l’occasion de faire la même chose. Il faut alors trouver un terrain d’entente, un mode d’emploi commun. Il déterminera les aspects sur lesquels chacun peut lâcher prise et ce qui est non négociable. »

« J’ai du mal à trouver l’équilibre entre proximité et respect »

En lançant son entreprise dans le secteur artistique, Marianne s’est trouvée confrontée à un public compliqué à manager. « J’ai tout vu, se rappelle-t-elle. Des collègues qui flirtaient, des familiarités, des personnes qui prenaient des libertés sur leur planning ou qui piochaient dans la caisse. C’était très difficile de trouver le juste équilibre entre la proximité avec l’équipe, le côté fun et détendu, et le risque de perdre la direction du projet. Le tutoiement, la proximité, tout cela n’aide pas à poser un cadre professionnel et à se faire respecter. »
Quant à Gaëlle, sa transition d’un milieu très professionnel et corporate vers l’univers non hiérarchisé des start-ups ne s’est pas fait sans difficulté. « J’ai dû adopter un management plus familier, qui ne m’était pas inné, se souvient-elle. On attendait de moi que je pousse mon équipe à faire la fête et à participer à tous les afterworks… La frontière entre les relations professionnelles et personnelles devenait de plus en plus poreuse. Cela ne m’aidait pas à poser un cadre professionnel où chacun comprend ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Naturellement, j’ai sympathisé avec une collaboratrice de mon équipe. Et, soudain, elle s’est permise de me demander des faveurs, comme arriver plus tard, se mettre en télétravail… J’ai rapidement dû recadrer les choses et lui dire que les règles sont les mêmes pour tous. Alors, on m’a collé l’étiquette de la manager rigide. C’était très difficile à gérer. »

L’oeil de l’expert : une fois encore, tout passe par le cadre. « Dès les premiers jours de la relation de travail, le cadre doit être posé, insiste Ludovic Girodon. Plus il intervient tôt, plus il sera facile de le faire respecter. Le manager doit prendre le temps de le faire avec chaque nouveau collaborateur. Il y a deux questions clés à soulever : ‘‘Qu’est-ce que tu attends de moi en tant que manager ?’’ – aussi bien sur la forme que sur le fond – et ‘‘Qu’est-ce que j’attends de toi en tant que collaborateur ?’’. C’est un contrat moral mutuel qui est instauré et pour lequel chacun s’engage. Si par la suite, le manager constate un dérapage, il pourra renvoyer son collaborateur aux termes de ce contrat moral. Poser un cadre, c’est le co-construire. C’est sans doute plus exigeant que d’imposer ses propres règles, mais c’est plus épanouissant pour tout le monde. »

« J’ai une tendance à l’introspection et la culpabilité »

Damien le sait, il a une tendance naturelle à la remise en question. « J’ai pu constater que cet examen de conscience pouvait se retourner contre moi, observe-t-il. Un collaborateur l’avait remarqué et a décidé d’en jouer systématiquement. Il me faisait douter tout le temps et m’attendait au tournant, me prenant par les sentiments dès que je prenais une décision jugée “dure”. Chaque fois que je lui faisais remarquer quelque chose qui n’allait pas dans son travail ou son comportement, il s’arrangeait pour me faire porter le chapeau. Je n’étais jamais assez “disponible”, “pédagogue”, ou au contraire “trop direct”. Pourtant j’étais extrêmement attentif et patient avec lui. Rapidement, j’ai compris que ça allait un peu loin. J’ai vu qu’il percevait en moi cette tendance à l’introspection et qu’il s’y infiltrait comme dans une brèche pour me fragiliser. Le problème c’est que ce sont les deux faces d’une même pièce, l’introspection est essentielle à un bon manager et, en même temps, si elle n’est pas maîtrisée et qu’elle est excessive elle peut devenir un piège. »
Culpabilité, empathie, remise en question, Philippe, manager au sein d’une association, est lui aussi soumis à ces tourments. « Je suis tellement à l’écoute des autres et dans l’empathie, observe-t-il, qu’il m’est arrivé d’avoir peur de trop solliciter les membres de mon équipe, de leur demander des choses trop contraignantes. Après chaque décision, j’éprouvais toujours une grande culpabilité. C’est épuisant, ça me prenait beaucoup d’énergie. Je n’avais jamais l’esprit tranquille. »

L’oeil de l’expert : « L’introspection est une qualité phare du manager », affirme Ludovic Girodon. Mais quand elle prend toute la place, qu’elle fragilise la confiance en soi, le/la manager se met en danger. « Elle ne doit pas être permanente et absolue, poursuit-il. Le manager doit connaître suffisamment ses forces pour révéler ses failles. Ce n’est que lorsqu’on peut s’appuyer sur une jambe forte, solide, qu’il est possible de lever l’autre. Une fois ses forces reconnues et assurées, le manager a le droit de partager ses vulnérabilités, de se confier sur ses difficultés. On met beaucoup de charge sur les épaules du manager, mais il n’en reste pas moins humain et imparfait. » Et quand l’introspection prend trop de place et que l’équilibre se perd ? « Le manager peut se tourner vers ses pairs, incite l’auteur. Il faut rompre la solitude, partager ses difficultés et prendre du recul. Le management est un énorme challenge pour tous. »

« Je suis en désaccord avec les décisions à appliquer »

Le rôle du manager est également de faire ruisseler la stratégie de l’entreprise. Il arrive que la vision et les décisions qui en découlent soient parfois lourdes à porter. « En tant que manager, il a pu m’arriver d’être en désaccord avec la direction, reconnaît Damien. Le fait est que je n’avais pas forcément la même sensibilité sur certaines prises de décision. Or, c’est très difficile de convaincre quand on n’est pas convaincu soi-même. Je pense que j’y suis parvenu, mais ça n’a pas été évident, ça a un peu entaché mon propre engagement et donc, je pense, l’engagement des équipes. Dès qu’il y a un désalignement entre les convictions du manager et les décisions de la direction, il peut y avoir potentiellement du désengagement à la clé. »
Gaëlle aussi s’aperçoit rapidement qu’elle et sa N+1 ne sont pas sur la même longueur d’ondes. « Nous n’avions pas du tout la même façon de manager, chacune avait sa vision, se souvient-elle. La mienne était humaine, authentique, empathique et la sienne plus traditionnelle et autoritaire. Je me suis vraiment retrouvée ‘‘le cul entre deux chaises’’. J’avais le sentiment de devoir faire appliquer des décisions que je ne cautionnais pas. Je n’étais pas en accord avec les décisions et la politique managériale de l’entreprise. Du coup, j’étais tout le temps tourmentée, déchirée, nous avions des valeurs différentes. J’essayais d’être la plus transparente possible avec mes équipes tout en les incitant à respecter les décisions prises par la direction, mais j’avais l’impression de jouer un double rôle et ça m’a coûté beaucoup d’énergie. »

L’œil de l’expert : d’emblée, Ludovic Girodon se montre rassurant. « C’est normal de ne pas être toujours parfaitement aligné avec les décisions de l’entreprise », relativise-t-il. Tout dépend où se trouve le curseur. Est-ce que l’on se sent en désaccord sur tout ou sur une minorité de décisions seulement ? « Si les fondamentaux sont là, précise-t-il, que vous adhérez à la vision et aux valeurs de l’entreprise et qu’il s’agit de désalignements ponctuels, alors ce n’est pas problématique. » Dans ce cas, conseille-t-il, « il faut présenter la décision à appliquer comme partie intégrante d’un but plus grand qui nous dépasse. Ça ne marche pas de faire croire à son équipe qu’on y adhère quand ce n’est pas le cas. En revanche, il faut inviter son équipe à faire confiance à la direction, car on n’a pas tous les tenants et aboutissants de toutes les décisions. » L’auteur va même jusqu’à leur donner un petit nom de code pour digérer la décision douloureuse en équipe. « On peut appeler ça un ‘‘cactus’’ ou ‘‘une couleuvre’’, s’amuse-t-il. On est tous amenés à avaler quelques couleuvres au travail, ça fait partie du jeu. » Et si le désalignement se montre récurrent, voire systématique, comment réagir ? « Là je vais être radical, tranche-t-il, cela révèle une divergence de vision et de valeurs. C’est le signe que l’organisation ne nous correspond pas et qu’il faut partir. »

Au fond, c’est quoi un « bon manager » ?

Dessine-moi le portrait d’un ‘‘bon manager’’. Là encore, la tâche n’est pas aisée. « Il n’y a pas de vérité absolue, constate Ludovic Girodon. Il n’y a que des bonnes pratiques et des réflexions qui évoluent. » Au premier coup d’œil, le tableau est flou. Juste une impression. Celle d’une personnalité vive, dense en matière et reliefs, aux couleurs chaleureuses, accrochant le regard. Pourtant, en y regardant d’un peu plus près, l’œil affuté relève bien quelques points communs. La signature du manager, reconnaissable parmi d’autres.
Voici quatre indices permettant de l’identifier :

  • « Avant tout, explique Ludovic Girodon, le manager est celui qui prend du temps pour son équipe. Il sait dégager des moments de réflexion, pour prendre de la hauteur sur sa pratique managériale et se remettre en question. Il doit également réussir à se réserver des temps d’échanges collectifs et individuels avec ses collaborateurs. Des moments formels, comme informels. »
  • Ensuite « le manager doit être capable d’insuffler de l’énergie à son équipe, poursuit-il. C’est ainsi que l’on repère un mauvais manager à l’attitude de son collaborateur lorsqu’il ressort de son bureau : il a la tête baissée et les ailes rétractées. Un bon manager va au contraire les déployer. Son collaborateur doit ressortir de son bureau avec davantage d’énergie qu’en y entrant. »
  • Le bon manager est encore « celui qui sait connecter ses collaborateurs à leurs talents, reprend-il. Il a l’art d’identifier et développer les forces de ses équipes. Trop de managers se plaignent des lacunes de leurs collaborateurs. Mais c’est voir le verre à moitié vide. Un bon manager le voit à moitié plein. Il passera plus de temps à encourager son collaborateur à accroître ses forces qu’à souligner ses faiblesses. »
  • Enfin, la capacité du manager à percevoir les signaux faibles et forts en chacun, s’applique aussi à lui-même. « Le bon manager a appris à bien se connaître, conclut-il. Il est susceptible de se remettre en question. Il a conscience de ses propres limites et les assume. Il n’a pas peur de dévoiler ses vulnérabilités à son équipe, au contraire il saura signaler ses points de vigilance. »

« Pour certaines catégories sociales, si l’on n’est pas manager à 50 ans, c’est qu’on a raté sa carrière », déplore Ludovic Girodon. Manager serait une promotion. C’est ainsi que certaines personnes se retrouvent à manager par obligation et non par plaisir. Certes, on ne naît pas manager, on le devient. Mais « tout le monde n’est pas fait pour le devenir, insiste-t-il. Il faut tout de même avoir certaines prédispositions pour exercer ce métier. Un manager aime les gens, s’intéresse à l’humain, est capable de détecter les signaux faibles et forts chez les autres, est de nature empathique, il n’a pas peur de déplaire, ni du jugement des autres. Toutes ces caractéristiques ne s’apprennent pas véritablement. »
Vous ne vous reconnaissez pas dans ce descriptif ? « Mieux vaut arrêter de se faire du mal, de s’épuiser à rentrer dans un rôle qui n’est pas le sien, suggère-t-il. Vous avez probablement plein d’autres forces, exploitez-les ! Tout le monde n’est pas fait pour manager, autant que les personnes prédisposées à ce rôle se tournent vers ce métier. »

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