Premiers pas au travail : faut-il tutoyer ou vouvoyer son boss ?

21 déc. 2022

8min

Premiers pas au travail : faut-il tutoyer ou vouvoyer son boss ?
auteur.e
Manuel Avenel

Journaliste chez Welcome to the Jungle

Tutoyer ou vouvoyer son chef ? Au début de sa vie professionnelle, il n'est pas toujours simple de trancher. Car « parler c’est agir : adresser un tu ou un vous, c’est construire ou remodeler la relation avec l’autre », écrit Étienne Kern dans "Le tu et le vous. L’art français de compliquer les choses" (2020, Éd. Flammarion). Et que ce soit avec nos futurs beaux-parents ou avec un supérieur hiérarchique, le dilemme entre ces deux pronoms personnels est toujours épineux.

Si la plupart du temps, le choix du tutoiement ou du vouvoiement nous apparaît comme naturel, il répond en réalité à des normes sociales. Nos amis d’outre-Manche utilisent un « you » à toutes les sauces (forme de vouvoiement), nos voisins Italiens possèdent trois degrés de tutoiement et vouvoiement et au Japon, il existe toute une série de pronoms personnels destinés en fonction de l’âge, du sexe et statut social de l’interlocuteur, ne laissant pas trop de doute. « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliquer », aurait sans doute pu être la devise de la France. Car c’est bien dans la langue de Molière que se complique l’affaire (Cocorico !). En effet, en français réside une incertitude dans l’adresse du tu ou du vous, bien qu’une règle tacite fasse autorité : le vous s’emploie pour marquer la distance sociale (avec un patron par exemple), affective (avec un inconnu) ou d’âge, tandis que le tu confirme la proximité d’une relation (famille, amis) et le jeune âge.

Pour Étienne Kern, auteur du livre Le tu et le vous. L’art français de compliquer les choses (2020, Éd. Flammarion), ce flottement est propice à un sentiment d’insécurité linguistique, car malgré cette règle, nombre d’exceptions et de situations entraînent un « brouillage pronominal. » C’est le cas lorsqu’un patron demande à ses employés de le tutoyer par exemple. Alors comment aborder ce sujet en entreprise ? Existe-il des différences d’usage selon les secteurs ? Que faire des relations asymétriques d’un tutoiement à sens unique ?

En début de carrière : faut-il tutoyer ou vouvoyer son chef ?

Dire tu ou vous à son boss, à part subterfuge d’évitement et réponses dilatoires, il faudra bien trancher. Mais faut-il donner du tu ou du vous à des personnes parfois beaucoup plus âgées que soi ? Le tu n’est-il pas trop familier dans un environnement aussi formel que le travail ? Au contraire, le vous fera-t-il penser à votre interlocuteur que vous êtes une personne hautaine et froide ?

Ces questions, Anaëlle se les est posées au cours de son premier stage dans un cabinet d’avocats. Elle comprend rapidement que dans cet environnement sérieux, elle devra suivre les codes établis. « Avec mes collègues, on s’est très vite tutoyés. Ils m’ont mise à l’aise et comme on allait se voir tous les jours, ça me paraissait logique. Par contre, tout le monde vouvoyait le boss », évoque-t-elle. Et cette situation est symétrique puisque ce chef de cabinet vouvoie également ses employés. Dans ce schéma, le vous semble marquer la différence de statut social, la hiérarchie dans une dimension teintée de respect.

Pour son deuxième stage dans une petite boîte de production de cinéma, où l’ambiance semble plus détendue et moins codifiée, l’affaire se complexifie entre Anaëlle et son nouveau boss. « Du haut de mes vingt ans, lui de ses quarante, il me semblait normal de le vouvoyer. Sauf que, tout le monde se tutoyait dans cette boîte. Lui me tutoyait et je pense qu’il se sentait galvanisé que je le vouvoie. Ce qui me mettait mal à l’aise. Mes collègues étaient surprises, mais je ne me sentais pas de passer au tutoiement sans qu’il me le demande. » D’un autre côté, la jeune femme trouve que ce vouvoiement lui permet de garder une distance nécessaire, face à un chef hyper intrusif. Passés les trois premiers mois de son stage, Anaëlle tente tout de même de changer cette relation pour se mettre au niveau du reste de l’équipe. Du jour au lendemain, elle tutoie son chef qui, surpris, lui adresse un « Ah tu me tutoies toi maintenant ? ». Finalement, la jeune femme parvient à rétablir réciprocité relationnelle, du moins au niveau verbal.

Pour la linguiste et sémiologue Élodie Laye Mielczareck, derrière cette inégalité langagière, s’en terrent d’autres : « Cette non-symétrie entre cette jeune femme qui vouvoie son boss et se retrouve cornérisée, parce que c’est la seule à le faire et qu’elle a du mal à sortir de cette situation, révèle une forme d’ascendance qui ne se joue pas qu’au niveau linguistique. Cette inégalité langagière porte dans son sillon, une inégalité économique (elle est moins payée que son boss), sociale ou de niveau hiérarchique, voire même une inégalité de genre. » Et de fait, d’après une enquête analysée par le sociologue Alex Alber, 70% des hommes tutoient leur chef, contre 49% des femmes. Mais pourquoi de tels écarts ?

Les femmes confrontées au « plafond du verbe »

Cette inégalité a plusieurs origines pour ce dernier : d’une part, l’on tutoie plus aisément les personnes de même genre. Or, les femmes sont moins encadrées par d’autres femmes, en raison d’un plafond de verre qui touche leurs trajectoires professionnelles. Autre raison potentielle avancée par le sociologue, il s’agirait d’une forme de protection consciente ou inconsciente, de mise à distance permise par le vous, tandis que le tu lève les barrières d’une proximité qu’on ne souhaite pas toujours. Il nomme « plafond de verbe », la trace linguistique d’un rapport plus général de domination qui dissuade les femmes plus que les hommes à opter pour le pronom tu. Statistiquement, le sociologue établi qu’une femme a environ deux fois moins de chances de tutoyer sa ou son chef qu’un homme, indépendamment de son âge et niveau hiérarchique, qui sont les autres critères différenciants. « Globalement, le tutoiement progresse avec le niveau hiérarchique, les cadres tutoient plus volontiers leurs chefs que les employés. Exception faite des ouvriers qui tutoient leur chef », détaille-t-il. Car l’utilisation de ces deux formes de pronoms personnels dépend aussi des secteurs professionnels.

Le contexte : le mode de management, la culture d’entreprise, les codes professionnels, les secteurs…

Balthazar, jeune alternant de 25 ans, se souvient d’un entretien d’embauche passé pour intégrer une entreprise de parc éolien : « J’ai l’habitude d’être assez familier et à l’aise en toutes circonstances et ça m’a parfois joué des tours, confie le jeune homme. J’aurais pu décrocher le job, si je n’avais pas utilisé le “tu”. Le recruteur m’a dit après coup, que le fait d’avoir été familier lui a fait penser que je n’étais pas quelqu’un de suffisamment sérieux, que je ne saurai sûrement pas gérer des clients. » Romain, 20 ans, a pour sa part travaillé dans une entreprise où tout le monde se tutoie, et ce dès l’entretien d’embauche. Désarçonné, le jeune homme ne s’attendait pas à tant de familiarité. « Ici, on se dit “tu” m’a dit mon futur manager en entretien. Je ne trouvais pas cela très naturel, car le boss avait deux fois mon âge et qu’il y avait une hiérarchie bien visible avec des gens en bas de l’échelle habillés en t-shirt au blason de l’enseigne et d’autres tout en haut, en chemise blanche et cravate. »

Pour Élodie Laye Mielczareck, il est clair que la dynamique relationnelle instituée n’est pas la même que l’entreprise a pour politique le tutoiement ou le vouvoiement. « Le tutoiement gomme cette dimension hiérarchique et pyramidale, pour être dans une dimension holacratique, c’est-à-dire, plus horizontale. C’est un ressort plus participatif et engageant vis-à-vis du respect et de la déférence à montrer à l’échelon pyramidale supérieur. » Mais si de prime abord, cela paraît plus égalitaire, les comportements attendus derrière ne correspondent pas toujours à cette égalité langagière. « Dans le cas de ce jeune homme en entretien, on est dans une structure davantage à la française. On lui demande d’obéir à une structure hiérarchisée. Dans le second exemple, c’est un modèle plus anglo-saxon où le tutoiement engage à davantage d’autonomie et de prise de décision de la part du subordonné. Pour autant, ça ne veut pas dire que vous ferez moins d’heure ou que votre boss sera plus sympathique. Il y aurait un leurre à croire que de gommer la dimension pyramidale, fait qu’on sera dans un environnement plus safe. »

L’environnement professionnel dans lequel nous évoluons compte pour beaucoup. Ainsi, 63% des salariés du secteur privé tutoient leur N+1, contre 43% dans le public selon l’enquête du sociologue Alex Alber. De son côté, Étienne Kern note que dès les années 1970, les entreprises instaurent une révolution pronominale, dans un prolongement de l’esprit de Mai 68 pour lequel hiérarchies et barrières entre les âges et les statuts sont devenues suspectes. « Les employés - surtout les cadres, en vérité - commencent globalement à être invités à dire tu à leur chef. » Cette évolution est aussi imputable à de nouvelles logiques managériales, inspirées du modèle anglo-saxon où le tu devient l’équivalent d’un you. « Le tu est censé porter la promesse de relations plus détendues, d’un esprit plus collectif et d’un attachement plus fort à cette “grande famille” dont l’entreprise prend l’apparence. Il est même un symbole de modernité, et d’ailleurs ce n’est pas anodin que le tutoiement se soit surtout développé dans les secteurs pour lesquels l’innovation est un enjeu de stratégie et de communication majeure, comme les start-ups ou les médias », écrit Étienne Kern. A contrario, les secteurs comme les assurances, banque, artisanat conservent un rapport maître à apprenti où le vouvoiement reste de rigueur.

Enfin, à l’intérieur même du secteur privé, des disparités fortes existent entre les secteurs identifie Alex Alber : « Les activités spécialisées, scientifiques et techniques se signalent par une quasi-systématicité du tutoiement, les métiers de l’animation semblent également très propices à cette pratique, ainsi que les secteurs industriels qui sont au-delà de 70 % de tutoiement. À l’inverse, les activités de services administratifs, le commerce, et surtout les activités immobilières, se distinguent par un recours moins fréquent (quoique toujours majoritaire) au tutoiement. »

Le tu plus insidieux que le vous en entreprise ?

Si le vouvoiement mutuel semble être une forme de respect professionnel, autant qu’il marque une distance sociale lorsqu’il n’est pas réciproque (une sémantique du pouvoir), le tutoiement en entreprise peut aussi avoir un effet pervers, voire hypocrite. Pour Étienne Kern, il concourt à ce que certains salariés se sentent moins à l’aise pour réclamer une augmentation ou de meilleures conditions de travail, en raison de la proximité entretenue avec un chef tutoyé. Ce « brouillage du rapport de forces », explique-t-il, peut neutraliser les éventuelles revendications. De même, le tutoiement peut fragiliser la séparation entre vie professionnelle et personnelle, et être potentiellement insécurisant, selon l’auteur. Par exemple, se voir adresser un reproche de la part d’un manager qui nous tutoie peut nous laisser le sentiment de ne pas avoir été à la hauteur, pour un ami. Sentiment d’autant plus désagréable et dévalorisant, qu’il engage notre affect.

Vous - tu : comment choisir et éviter les maladresses ?

Alors pour ne pas vous condamner à tourner toutes vos phrases au pluriel et dire « vous » à la cantonade à chaque fois que vous croisez votre patron, comment faire ?

Si le contexte de l’entreprise entre en jeu au moment de choisir entre le tu et le vous, ce choix est aussi déterminé par notre histoire, nos affects, des contextes de rencontre… Aussi, il ne faut pas hésiter à prendre les devants, indique Élodie Laye Mielczareck.

Ne pas hésiter à poser la question
« La meilleure solution, c’est simplement de poser la question, note la spécialiste. Demander par exemple “est-ce qu’on peut se tutoyer ?”. Cela permet de rendre explicite et visible ce qui normalement est de l’ordre du comportement, de l’implicite et du non-dit. » Pour la linguiste, cette transparence permet de déjouer une maladresse ou d’accélérer un passage au tutoiement.

Privilégier les échanges réels
« La culture d’entreprise s’appréhende mieux en présence qu’à distance. Elle passe par des comportements, du non-verbal, et comme le digital favorise plutôt les échanges formels aux échanges comportementaux, on perd une dimension importante de la communication. Pour les jeunes recrues, c’est encore plus dur, elles peuvent se retrouver perdues à cause de cette digitalisation des relations. »

Proposer le switch qui vous convient
Si à l’époque de François Ier, des coups de fouet attendaient celui qui s’avisait de « faire le compagnon » avec le roi, de lui donner d’un « toy par le nez » (lui dire tu en face), les temps ont changé et se tromper de pronom n’est plus un vilain crime. D’autant que rien n’est définitif et qu’il est toujours possible de corriger le tir, de passer d’un tu à un vous et inversement. « Quand on a opté pour une dynamique relationnelle, modifier ce rapport de tutoiement / vouvoiement, c’est quelque part rebattre les cartes de la relation. Alors oui, ce n’est jamais évident. Mais ça se fait et c’est normal qu’il y ait ces petits moments de flottement ou d’hésitation. »

Le vous, voué à disparaître ?

C’est un constat, la pandémie a provoqué une accélération des échanges numériques et a contribué à ébrécher la frontière entre sphère privée et professionnelle. Nos interactions professionnelles sont devenues plus importantes et il n’est pas rare de tutoyer son boss. De là à imaginer un monde sans vous ? Derrière ce titre aux allures de James Bond, une réelle tendance décrite par Étienne Kern dans son ouvrage : de manière générale, dans les sphères familiales, religieuses ou même professionnelles, le vouvoiement perd depuis deux siècles du terrain, explique-t-il. Alors, on se dit tu ?

Artice édité par Romane Ganneval, photo par Thomas Decamps

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