Quotidien des coursiers à vélo : « Tout était présent pour écrire un thriller »

19 avr. 2021

6min

Quotidien des coursiers à vélo : « Tout était présent pour écrire un thriller »
auteur.e
Anais Koopman

Journaliste indépendante

Affublé.e.s de leurs sacs à dos thermiques, ils.elles arpentent les artères des grandes villes à coups de pédales, pour nous livrer des repas à toute heure, ou presque. Avec un statut précaire et des conditions de travail qui font débat au-delà des frontières françaises, les coursier.e.s à vélo sont mis.e.s en scène dans un roman noir, « Tous Complices ! », signé par le journaliste Benoît Marchisio. Quelle réalité se cache derrière les burgers fumants et autres poké bowls qui passent le pas de nos portes ? Y a-t-il un.e grand.e coupable de l’ubérisation ? Entretien avec un journaliste devenu romancier.

Pour ce premier roman, vous vous attaquez au phénomène de l’ubérisation. Pourquoi un thriller autour du travail, et plus particulièrement de ces coursier.e.s à vélo ?

J’ai eu cette idée pendant l’été caniculaire de 2019. Je suis cycliste à Paris et un jour, j’ai réalisé que ces livreur.se.s faisaient vraiment partie du paysage urbain : j’avais devant moi quatre coursiers, tous d’applications différentes. Après ça, difficile de les ignorer. Je les voyais pédaler comme des fous sous la chaleur. C’est là que je me suis dis : «Il y a un vrai thriller à imaginer là-dedans ! ».

Qu’est-ce qui vous intriguait le plus chez ces livreur.se.s ?

D’abord, c’est le fait qu’ils.elles se soient ancré.e.s du jour au lendemain dans notre quotidien… et ce malgré des conditions de travail précaires. Et puis, ce qui me fascine, c’est la fin des frontières induite par ce phénomène de livraison : on est tous.tes inquiet.e.s pour le respect de notre vie privée et en même temps, on est tous.tes enclin.e.s à partager nos adresses, nos digicodes, ce qu’on mange et le nombre de personnes dans notre foyer à des inconnu.e.s qu’on ne va pas voir plus de quelques secondes ! Je trouvais qu’il y avait pas mal de choses à explorer, aussi bien du côté des coursier.e.s, que de celui des particuliers qui les font entrer chez eux.

Vous êtes journaliste. Pourquoi avoir choisi d’écrire un roman et non pas une enquête sur ce phénomène ? N’aviez vous pas « peur » que le premier format soit moins dénonciateur que le second ?

Ce qui m’intéressait avant tout, c’était d’écrire un roman noir efficace. D’abord, parce que le milieu s’y prête ! Il y a des enjeux de comptes à rebours, de survie, bref, tout était présent pour écrire un roman haletant. Pour ce qui est de la “dénonciation”, la première version que j’avais rédigée était beaucoup plus virulente justement, et c’est en discutant avec mon éditeur que j’ai réalisé que si je voulais écrire un roman (et non une enquête), il fallait vraiment que je me concentre davantage sur mes personnages, tout en conservant une base de recherches qui allait m’aider à rester proche de la réalité. Chose que j’ai prise en compte pour la deuxième et dernière version de mon récit.

Justement, comment avez-vous nourri votre récit de la réalité ?

Enquête ou pas, je tenais quand même à bien m’informer ! J’ai pu parler à des livreurs de toute la France, des syndicalistes et des politiques qui se battent contre l’ubérisation. Tous m’ont décrit le quotidien des coursiers, les messages qu’ils reçoivent des différentes applications, etc. J’ai même monté mon auto-entreprise, pour voir si ce que je pouvais décrire dans le livre reflétait la réalité. Tout n’est pas vrai, je me suis laissé une belle marge pour écrire de la fiction pure, mais pas mal de choses du livre sont tirées de faits réels.

Je ne me considère pas comme un porte-parole des coursier.e.s. Certain.e.s font déjà très bien ce travail, comme le collectif le Clap, ou Arthur Hay

En quoi Abel, votre personnage principal, est-il le profil type du coursier ?

D’abord, Abel est un homme, comme environ 95% des coursièr.e.s. Il habite en banlieue, il est jeune, et fait ce boulot pour arrondir ses fins de mois tout en essayant de poursuivre ses études, comme la plupart des livreur.e.s… Mais ça n’empêche que n’importe qui peut devenir livreur.se ! J’ai même vu un chanteur d’opéra se réinventer coursier parce qu’il ne pouvait plus chanter en ce moment !

Rien que dans le résumé du roman, on retrouve le terme « révolte » à deux reprises. Vous vous considérez comme un porte-parole du prolétariat numérique ?

Pas du tout. Mon récit n’est pas un pamphlet et je ne me considère pas non plus comme un porte-parole des coursier.e.s. Certain.e.s font déjà très bien ce travail, comme le collectif le Clap, ou Arthur Hay (Secrétaire du syndicat CGT des coursiers à vélo de la Gironde, NDLR). Mon « rôle » de romancier se limite à raconter une histoire, qui démontre un certain engrenage et des frontières de plus en plus fines entre notre intimité et l’extérieur.

Vous passez tout de même un message à travers ce récit… rien qu’avec le titre Tous Complices !, non ?

Ce titre (slogan tagué dans les rues de Paris notamment, NDLR) est ironique : pour moi, une fois qu’on a dit qu’on est « tous complices », plus personne ne l’est ! Surtout quand on prend conscience que même certain·e·s de ces travailleurs des plateformes sont devenus des complices de ce système. Par exemple, certain.e.s livreur.se.s ouvrent plusieurs comptes sur des applications différentes, qu’ils sous-louent à d’autres. Mais ça, ça n’est pas nouveau ! C’est « juste » la preuve qu’il y aura toujours des personnes plus précaires à exploiter… à l’image de ce chauffeur VTC que j’ai rencontré qui a ouvert quatre comptes et acheté quatre voitures, pour les sous-louer à d’autres chauffeur.e.s. Du côté des client.e.s, bien que l’on soit nombreux.ses à trouver l’ubérisation scandaleuse, beaucoup continueront de commander. On est dans un cercle vicieux. Même si certain.e.s courageux.ses s’opposent, c’est difficile de trouver une issue positive à ce phénomène aujourd’hui. Et pour autant, je trouve que c’est un peu facile, voire aveugle, de clore le débat en disant : « De toute façon ils sont tous complices, ça ne sert à rien de chercher plus loin ». D’où ce titre.

Pour vous, y a-t-il un.e coupable principal.e ? Les plateformes elles-mêmes ? Les lois pas assez protectrices ? Tout le monde ?

Je ne sais pas s’il y a vraiment un.e coupable… Ce qui est sûr, c’est que le facteur vitesse joue un rôle primordial dans tout ça : elle prend tout le monde de court ! Aujourd’hui, on est dépassé par beaucoup de choses, dont ces applis et services nés du jour au lendemain. Ils.elles tendent à rendre notre vie plus simple, sans qu’on cherche vraiment à savoir ce qu’il se passe derrière. La vitesse est aussi au cœur du métier de livreur.se, obligé.e.s de répondre aux exigences d’une société conditionné.e à être servi.e toujours plus vite et à shooter 1, 2, 3 étoiles selon le niveau de satisfaction… Et cela ne concerne pas que la livraison. C’est aussi pour ça que le titre Tous complices ! est là : par exemple, dans d’autres secteurs, on est nombreux.ses à faire du présentéisme et des horaires de fou pour montrer à nos boss qu’on travaille beaucoup. Alors, je pense que l’ubérisation n’est qu’un épiphénomène d’un système bien plus large régi par une vitesse infernale.

J’ai rencontré des ex-coursier.e.s qui ne voulaient pas forcément qu’on intervienne

Et vous, vous commandez ?

Bien sûr que ça m’est déjà arrivé, je ne vais pas vous faire le numéro de la vertu (rires). Au début, j’ai même trouvé ça incroyable. Aujourd’hui, je ne le fais plus : je trouve ça très cher et je pense qu’il faut savoir mettre son pas dans ce qu’on écrit. Ça n’empêche que j’ai des ami.e.s qui commandent ! Il y a plusieurs manières de voir les choses. Encore une fois, c’est un peu “facile” d’appeler au boycott, mais dans les faits ? Surtout en ce moment, avec la fermeture de tous les restaurants !

Certains pays légifèrent en ce moment même pour forcer les plateformes à salarier leurs coursiers et chauffeurs… Est-ce la bonne solution selon vous ? Ou faut-il tout bonnement supprimer ces métiers précaires ?

Si on supprimait ces métiers, et celui de coursier.e en particulier, ce ne serait pas forcément bon pour des utilisateur.rice.s qui en ont vraiment besoin, ni pour certain.e.s coursier.e.s qui comptent sur ce métier malgré les conditions ! J’en ai d’ailleurs rencontré qui ne voulaient pas forcément qu’on intervienne, qui ne souhaitaient pas devenir salarié.e.s, par exemple. Ils.elles apprécient le fait d’avoir un job ou un complément de revenu hyper rapidement, de manière indépendante… Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des solutions à explorer, mais plutôt que c’est beaucoup plus complexe qu’on ne le croit. Dans tous les cas, je ne suis pas la bonne personne pour suggérer une alternative.

Vous dites que c’était un réel plaisir d’écrire ce roman. Et le syndrome de la page blanche, dans tout ça ?

Ah, ça arrive aussi ! Écrire un roman, c’est beaucoup de notes, de brouillons, de frustrations, de « je ne vais jamais y arriver » (rires). Dans ces cas-là, une pause s’impose, pour mieux reprendre ensuite.

Vous êtes-vous créé un « quotidien d’écrivain » ?

Je suis un peu extrême en ce qui concerne le temps de travail (rires). Je m’y mettais en parallèle de mes missions de journaliste, deux heures le soir pendant la semaine, cinq heures le samedi et quatre heures le dimanche. Au niveau du lieu, je suis assez flexible : du moment que j’ai mon ordinateur et mes notes, ça roule. J’aimais bien aller à la Bibliothèque Nationale de France pour écrire. C’est un super endroit, et puis là-bas, il n’y a pas grand chose d’autre à faire.

Votre deuxième roman est déjà en cours… On y parle toujours travail ?

Il est même déjà prêt ! L’intrigue se déroule au Mexique, au 19è siècle, donc non, rien à voir avec Tous complices ! (rires) Ces deux livres ont néanmoins un point commun : on y retrouve de la rébellion et la défense de causes. Dans les deux romans, la problématique que j’ai choisie de tenir en filigrane est la suivante : arriver à faire coïncider ma vision du monde avec le monde qui m’entoure.

Suivez Welcome to the Jungle sur Facebook, LinkedIn et Instagram ou abonnez-vous à notre newsletter pour recevoir, chaque jour, nos derniers articles !

Crédit photo Stéphane Remael ; article édité par Clémence Lesacq

Les thématiques abordées