Les profils atypiques existent-ils encore ?

10 janv. 2024

5min

Les profils atypiques existent-ils encore ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Les recruteurs le savent bien : les profils « atypiques » sont légion aujourd’hui. Le concept est devenu si courant dans le monde du travail, qu’on peut se demander s’il a encore un sens. Pour notre experte Laetitia Vitaud, il a d’autant plus d’intérêt qu’il se fait l’expression de certaines attentes et revendications des collaborateurs.

Si tout le monde ou presque est « atypique » qui est encore « typique », peut-on légitimement se demander ? À l’origine, l’expression désigne quelque chose qui ne correspond pas à la norme ou qui se distingue par son caractère inhabituel. Dans le contexte professionnel, un individu « atypique » présente donc un parcours ou des caractéristiques qui ne suivent pas les schémas traditionnels. Autrement dit, les normes associées à un métier ou à une carrière : des expériences variées, des reconversions, des compétences éclectiques, l’absence de diplôme ou une formation différenciante.

Dans la période de grande transformation qui caractérise le monde du travail d’aujourd’hui, les « atypiques » se sont normalisés. Les carrières sont moins linéaires. Nous vivons et nous travaillons plus longtemps. Nous nous formons tout au long de la vie. Chaque année, on voit apparaître de nouveaux métiers. Les ruptures de carrière se banalisent. Tandis que certains changent de voie par passion ou par ennui, d’autres subissent ce nouveau cap à cause d’évolutions technologiques et économiques.

En outre, le paysage de l’emploi a évolué vers davantage de précarité pour de nombreux travailleurs. Les contrats à durée déterminée, le travail temporaire, le travail indépendant, la Gig Economy ou encore la multiplication des contrats de sous-traitance ont conduit à une plus grande flexibilité, mais aussi à une incertitude accrue quant à la stabilité de l’emploi. Rester « typique » dans un tel contexte pourrait n’être réservé qu’à une minorité d’actifs.

Tout cela laisse penser que finalement, les « atypiques » n’existent plus. Pourtant, si on utilise encore l’expression, c’est qu’elle exprime beaucoup du ressenti et des aspirations des travailleurs d’aujourd’hui. Je vois au moins quatre aspects essentiels, qui méritent de ne pas échapper aux managers et RH.

1. Vos salariés aimeraient que vous vous intéressiez à eux individuellement

Le mot exprime la revendication d’une individualité que l’on observe partout dans la culture contemporaine. On peut déplorer la montée séculaire d’un individualisme au travail, qui finit par mettre en péril l’esprit d’équipe, l’intelligence collective et la force de la négociation collective. Car après tout comment faire équipe, si c’est chacun pour soi ? Mais il s’agit aussi du rejet d’un système qui veut faire rentrer les individus dans des moules, alors que beaucoup aspirent à être « uniques ».

L’organisation scientifique du travail avait fait de chacun d’entre nous le maillon interchangeable d’une chaîne qui nous dépasse. Mais, l’anonymisation imposée par les modèles de travail industriels semble désormais intolérable. Si les départements des ressources humaines ont été créés dans un contexte historique de standardisation des processus, la révolution numérique a rendu possible une plus grande personnalisation de l’expérience au travail -tout en augmentant nos exigences en matière de personnalisation.

Si on ajoute à cela l’augmentation du sentiment d’isolement et la dégradation de la santé mentale, on comprend aisément que l’expression de son « atypisme » est une manière de dire « J’aimerais que vous vous intéressiez à qui je suis. » Vos collaborateurs souhaitent que vous leur posiez des questions sur leur parcours, que vous vous intéressiez à ce qu’ils ont fait précédemment, que vous leur proposiez une expérience de travail qui prenne en compte leurs contraintes individuelles. Par exemple, une organisation du travail adaptée à leur vie de famille, des horaires qui tiennent compte de leur rythme biologique, des interactions personnalisées avec l’entreprise… Leur message est simple : « Je suis “atypique” parce que je voudrais être bichonné·e. »

2. Vos salariés ne rentrent plus dans des cases

Nos carrières sont de moins en moins linéaires, mais toutes nos institutions se basent encore sur leur linéarité. Par exemple, les banques ne prêtent de l’argent qu’aux salariés, alors même que certains indépendants sont plus riches. Il est aussi plus difficile d’obtenir des formations lorsqu’on est plus âgé. Avoir une carrière dans plusieurs pays, c’est subir les affres de leurs différentes administrations. Les expatriés qui reviennent en savent quelque chose : ils ne rentrent plus dans aucune case…

Notre système de retraite pénalise durement ceux qui connaissent des ruptures de carrière, non seulement parce que la constitution du dossier de retraite est un casse-tête kafkaïen, mais aussi et surtout parce que leur pension en prend un coup. À ce titre, les femmes sont souvent « atypiques », car elles opèrent davantage de reconversions et de ruptures professionnelles. Elles ont plus de « trous dans le CV », notamment du fait de la maternité et de l’aidance, à tel point que cela représente un écart femmes-hommes de 40 % en matière de pension de retraite !

Vos collaborateurs, par choix ou parce qu’ils connaissent certains tracas du quotidien, rentrent de moins en moins souvent dans les cases préconçues. Ils peuvent, par conséquent, ne pas bénéficier de certains avantages comme l’accès au logement, l’ouverture d’un compte bancaire, l’octroi de certaines prestations sociales… En tant qu’employeur, vous avez l’opportunité d’accompagner vos salariés en atténuant, voire en enlevant ces cailloux dans leurs chaussures. Et cela peut commencer par leur adresser une simple question : « Dans quelle case ne te sens-tu pas de rentrer ? » Quoi de mieux pour améliorer leur bien-être et leur productivité ?

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3. Vos salariés peuvent être victimes de discriminations

Hélas, tant qu’il y aura des personnes discriminées, il y aura des « atypiques ». gisme, racisme, sexisme, validisme, homophobie… les formes de discrimination sont aussi nombreuses que banales dans le monde professionnel. Certaines cultures d’entreprise produisent des armées de clones où règne l’entre-soi. Les personnes ayant des caractéristiques « minoritaires » sont alors amenées à se sentir hors norme. Dans l’univers de la finance, par exemple, être une femme, c’est déjà être « atypique ».

L’atypisme se traduit par ce que la journaliste Mary Ann Sieghart appelle le « fossé de l’autorité » : on ne vous accorde pas la même légitimité et/ou crédibilité professionnelle quand vous ne faites pas partie du groupe dominant. Ce qu’elle explique à propos des femmes est vrai de toutes les personnes qui se sentent « atypiques ». « Même si nous prétendons croire à l’égalité, nous sommes toujours, dans la pratique, plus réticents à accorder l’autorité aux femmes qu’aux hommes, même lorsqu’elles sont leaders ou expertes. Chaque femme a des anecdotes à raconter sur le fait d’avoir été sous-estimée, ignorée, traitée avec condescendance et généralement pas prise au sérieux comme un homme », commente l’autrice à ce propos.

Pour ce qui est de l’âge, les « atypiques » peuvent se trouver aussi bien du côté des jeunes, à qui on propose en majorité des emplois précaires, que du côté des plus de 50 ans qui peuvent être coincés au chômage de longue durée du seul fait de leur âge. La France présente la double anomalie d’avoir un chômage des jeunes plus élevé que la moyenne de l’OCDE et un taux d’emploi des « séniors » beaucoup plus faible. En tant qu’employeur, faire en sorte que personne ne se sente atypique relève, d’une part, d’une meilleure représentativité de la population dans vos équipes et d’autre part, cela implique de donner à chacun les moyens d’être pleinement soi-même au travail.

4. Le monde du travail change (trop) vite

Au cours des dernières décennies, les carrières des individus ont connu des évolutions immenses. On change aujourd’hui plus souvent de job, voire de métier, qu’autrefois. Cela s’explique par des transitions technologiques, des changements économiques et des facteurs culturels et sociaux. Vos collaborateurs sont pressés de s’adapter à un monde qui change plus vite qu’eux. Les réalités du marché du travail s’imposent aux individus qui peuvent ainsi devenir « atypiques » sans même le vouloir.

La précarisation et la paupérisation d’une partie importante des travailleurs des services (à l’image des enseignants) rend plus difficile le recrutement, obligeant les entreprises à diversifier leurs viviers de candidats pour aller chercher des profils qu’elles n’avaient pas l’habitude d’envisager. De nombreux métiers n’existaient pas il y a encore quelques années : les ingénieurs en sécurité des véhicules autonomes, pilotes de drones professionnels ou conseillers en éthique de l’IA ne peuvent être qu’atypiques, puisqu’ils sont la première génération à exercer leur métier !

Les profils atypiques sont le reflet d’une adaptation aux réalités changeantes du monde professionnel, avec ses défis et ses opportunités. Ils témoignent de la diversité des parcours et de la nécessité de repenser la notion de « carrière typique » dans un monde en évolution. Si le travail continue de changer à si grande vitesse, on peut faire le pari que les atypiques continueront de se multiplier. Raison pour laquelle il est essentiel d’apprendre à mieux recruter et valoriser tous les profils, mais aussi à offrir à tous un bon accès au logement, à la formation et à la protection sociale.

L’expression « atypique » mériterait de disparaître. D’ici là, composons au mieux avec ce qu’elle révèle de vos collaborateurs et de votre culture d’entreprise.

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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