Le bureau, un espace cauchemardesque ?

24 févr. 2023

7min

Le bureau, un espace cauchemardesque ?
auteur.e
Margot Baldassi

Rédactrice | Directrice de création et chargée d’études prospectives chez pop-up urbain

Au cinéma comme à la télé, les espaces de travail revêtent (souvent) une dimension absurde voire cauchemardesque. Pourquoi de telles représentations ? En quoi le bureau façon pop culture révèle notre rapport au travail contemporain ? Décryptage.

Au même titre que les autres couches de la vie ordinaire, le bureau – en tant que lieu commun de la sphère professionnelle – occupe une place de choix parmi les grands motifs traités au cinéma et dans les séries. Il y est tour à tour représenté comme le théâtre de vifs rapports de force ou comme un espace de sociabilité ultra codifié. Mais surtout, parce que le domaine du travail génère un maximum de tensions sociales, économiques et idéologiques, le bureau est souvent dépeint comme l’incarnation formelle de dysfonctionnements plus larges. Les locaux fantasmés dans la pop culture vont jusqu’à prendre des formes profondément cauchemardesques. Florilège de ces espaces de travail fictifs qui disjonctent, et analyse de choix visuels ou scénaristiques remarquables.

Le bureau à l’écran : un design de la terreur

Le bureau, en tant que haut lieu de production du secteur tertiaire, symbolise un archétype essentiel de notre société. Des espaces entiers plus ou moins vastes, accueillant patrons et employés de tous les secteurs (administration, finance, assurance, immobilier, services aux entreprises ou gouvernementaux, etc.) peuplent les villes de toutes tailles. Que vous ayez travaillé dans tel ou tel créneau de l’industrie, à des époques variées, votre représentation du bureau variera finalement peu. Certes, différentes façons d’aménager ces espaces de travail existent et sont expérimentées depuis les années 1950. Mais les bureaux fonctionnent généralement selon des codes similaires et se caractérisent par une grande standardisation, qu’elle suive des modèles hérités des années 1960 ou des normes plus récentes.

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Les imaginaires du bureau sont multiples mais foncièrement stéréotypés. Au cinéma ou dans les séries, une majorité d’œuvres mettant en scène nos espaces de travail composés de bureaux, de fauteuils à roulettes, de salles de réunion, de post-it et de plantes vertes portent un regard critique sur ces lieux rationalisés au maximum. Même une série comique comme The Office (2005-2013) se montre extrêmement cynique vis-à-vis du monde professionnel. Sans jamais atteindre le champ de l’effroi, The Office réussit à retranscrire les affres de la vie de bureau à travers différents artifices : le choix du huis clos, l’humour absurde et une colorimétrie déprimante – proche des open spaces ringards mis en scène dans Message à caractère informatif quelques années plus tôt.

Loin des cravates-moustaches marronasses du COGIP (entreprise fictive de Message à caractère informatif, ndlr) ou de la Dunder Mifflin Paper Company (entreprise fictive de The Office, ndlr), la représentation la plus parlante de l’absurdité de la vie de bureau se trouve sans nul doute dans les mémorables cubicles du Playtime de Tati (1967). Des petites boîtes rassemblées côte à côte dans une grande boîte, voilà à quoi ressemble l’univers de travail contemporain pour le cinéaste. Avec cet espace cloisonné et labyrinthique, caricatural et exagéré, le réalisateur use de l’ameublement pour faire passer un message : le bureau déshumanise. Le code couleur en nuances de gris, les signaux sonores répétitifs, les tâches rébarbatives et visiblement insensées des personnages, composent ensemble un imaginaire fort et tenace du bureau moderne… jugé aliénant par les sociologues dès les années 1960 !

De l’espace aliénant…

Des employés aliénés par leur travail et le rythme bureaucratique, la pop culture en regorge. La scène d’introduction de Bienvenue à Gattaca (1997) – film d’anticipation qui imagine une société dystopique fondée sur l’eugénisme – met en scène l’arrivée au bureau des recrues d’un centre de recherches spatiales. Gattaca n’emploie que des personnes au génotype irréprochable. Le ballet automatisé de cette foule en uniformes emprunte à Playtime la palette insipide et les bips robotiques. Des employés silencieux génétiquement choisis pointent à l’entrée en faisant contrôler leur empreinte digitale au contact d’un portique. Ici encore, le mobilier et le décor sont parlants. Ce hall froid et métallique est à l’image de la société entière ; et les travailleurs de chez Gattaca se comportent comme des machines. On peut y lire la définition même de l’aliénation selon Marx : le système capitaliste vend la force de travail de l’Homme, au prix de son humanité.

Deux ans plus tard sortait au cinéma Matrix des sœurs Wachowski. Ici, alors que le monde tel qu’on le connaît a entièrement été détruit par les machines des décennies plus tôt, la majorité des humains sont connectés de force à une réalité virtuelle illusoire appelée Matrice, et sont maintenus dans une léthargie obéissante par ce biais. Des factions humaines réunies en sociétés ont fait le choix de quitter le confort factice de la Matrice. Certaines organisations rebelles luttent activement contre les machines pour sauver l’humanité de cette torpeur et recruter de nouveaux soldats. Quel lieu les réalisatrices choisissent-elles alors pour incarner le marasme social du héros, qui au début du film n’est encore qu’un pion parmi d’autres ? Le bureau bien sûr.

Thomas A. Anderson, jeune homme bien sous tous rapports, est employé dans une grande entreprise de software. Hacker à ses heures perdues sous le pseudo Néo, il est contacté par des rebelles qui lui ouvrent les yeux sur la situation. Alors qu’il passe une journée ennuyeuse dans son bureau cubique, un téléphone portable lui est livré et des instructions lui sont transmises pour s’échapper de la Matrice. S’ensuit une course-poursuite dans un dédale de fournitures grises et impersonnelles. Là encore, le bureau est l’incarnation des tourments politiques et sociaux qui se trament en arrière-plan. C’est le lieu par excellence de l’endoctrinement et de l’assujettissement.

…au lieu horrifique

Le cinéma va parfois plus loin que l’anticipation dystopique pour critiquer le monde du travail et le système capitaliste. Certaines productions utilisent des biais plus frontaux, comme ceux de l’angoisse, voire de l’horreur. Office, thriller sud-coréen sorti en 2015, raconte une histoire sordide tout en dressant un portrait violent et oppressif du monde professionnel coréen. L’intrigue principale est une enquête : le chef de section d’une grande entreprise disparaît après avoir massacré toute sa famille. La direction et les collaborateurs sont secoués par la nouvelle. La police cherche des témoignages auprès des collègues de l’assassin. Alors que les employés se montrent peu coopérants, des images de la vidéosurveillance interne semblent indiquer que le manager-tueur se cache dans les locaux. Le film alterne alors scènes de slasher nocturne dans les locaux vides – éclairage aux néons blafards et décor austère à l’appui –, et scènes de jour où la psychose s’installe et accentue les relations professionnelles toxiques. Sur fond de cache-cache anxiogène, on découvre une hiérarchie impitoyable et une compétition malsaine entre les employés.

Dans un genre plus léger mais tout aussi satirique et agressif, la comédie horrifique Mayhem : Légitime Vengeance (2017) met à son tour en scène un huis-clos sanglant au bureau. Le protagoniste, un avocat employé par une multinationale, apprend son licenciement. Au même moment, un virus extrêmement dangereux est détecté au sein du siège. Une décision gouvernementale confine de force les employés de l’entreprise dans la tour de bureaux. Le germe contagieux dépisté altère les émotions de celles et ceux qui le contractent. Tous les collaborateurs du cabinet de conseil deviennent violents et incontrôlables. N’est-ce pas l’occasion rêvée pour le héros de faire remonter toute sa colère et sa frustration auprès de la hiérarchie sans passer par le service RH ? Les coups et les punchlines fusent pendant 1 h 30 dans un interminable défouloir. Le code du travail est remplacé par une baston générale et le décor corporate devient un champ de bataille d’une violence inouïe. Avec sa métaphore grossière, Mayhem apporte une pierre jubilatoire au large paysage de la critique des rapports de force au bureau.

Le travail, une dystopie socio-économique globale ?

Enfin, quelques réalisations prennent précisément le modèle bureaucratique pour cible, sans passer par les détours d’une enquête policière ou d’un scénario de film de zombies. C’est le cas d’une comédie noire de Mike Judge sortie en 1999. Dans Office Space, (ou 35 h c’est déjà trop ! pour la VF), le personnage principal est cadre dans une grosse boîte d’informatique à l’aube des années 2000. Alors qu’il ne supporte plus la pression de son boss et les absurdités de sa routine pro, un burn-out le mène chez l’hypnothérapeuthe. Son objectif est simple : ne plus jamais ressentir d’anxiété liée au travail. La séance semble fonctionner puisqu’il retourne détendu au bureau dès le lendemain. Son attitude vis-à-vis de l’autorité et des contraintes a changé. Il débarque en tongs et semble avoir pris de la distance avec tout ce qui l’angoissait encore la veille. Devenu également provocateur et revanchard, il se met à « brûler les idoles » de la vie de bureau, en saccageant une imprimante à coups de batte de baseball avec ses collègues, ou en faisant tomber les cloisons de son poste-prison. Profondément sarcastique, Office Space décortique tous les rouages de cette machine à frustrer, à placardiser, à démoraliser qu’est l’emploi de bureau dans sa forme archétypale.

Plus récemment, un autre canon du genre est arrivé sur nos écrans de télé : le déjà culte Severance (2022). Dans cette série dystopique de Ben Stiller, la société Lumon a mis en place une politique d’oppression perverse doublée d’une innovation futuriste qui permet à ses employés de dissocier leurs souvenirs pro et perso. Côté locaux, l’architecture est formellement mise au profit de la violence psychologique dont use outre mesure la direction. Le hall d’entrée, aussi haut de plafond qu’une cathédrale, abrite un monolithe colossal sur lequel est gravé le portrait du fondateur. C’est en se rendant dans les étages via l’ascenseur que le processus de « dissociation » (traduction française de « severance », ndlr) se réalise. Si les rouages de cette technologie restent mystérieux pour le spectateur, Lumon semble avoir parfaitement pensé son système puisque la magie opère chaque jour ouvré sans réelle contrainte pour l’employé. Le parcours utilisateur est savamment pensé, à l’image des grands magasins pour leur clientèle.

À l’étage, l’espace de travail mis en exergue se présente comme une vaste pièce vide tapissée de moquette. Au centre, reprenant le principe du panoptique (un type d’architecture carcérale, ndlr), un cubicle modulaire se divise en quatre petits postes individuels. Chaque employé est en capacité de scruter les faits et gestes de son voisin, dans une spirale d’inspection vertueuse. Les salles sont reliées entre elles par des dédales de couloirs immaculés et surexposés. Ces coursives s’apparentent à celles des sanatoriums, hospices et asiles qui peuplent les films d’horreur. On le comprend dès les premiers épisodes : les employés dissociés deviennent captifs de la compagnie. Comme les internés d’un hôpital psychiatrique aux pratiques inhumaines, les « raffineurs de données » (poste officiel des personnages de la série, ndlr) de l’entreprise n’ont d’autre choix que la discrétion et l’obéissance. À la fin de la journée, une fouille ultime a lieu au cours du voyage retour en ascenseur : une alarme assourdissante retentit si les capteurs imperceptibles détectent un message dissimulé sur vous. Celui que vous souhaiteriez faire passer et faire valider par vous-même à l’extérieur, comme une attestation de volonté de démissionner, par exemple.

En tant qu’hyperbole iconique du bureau cauchemardesque, la série Severance incarne probablement l’œuvre de fiction audiovisuelle la plus détaillée et la plus aboutie du corpus réuni dans cet article. À travers une multitude de dispositifs technologiques et architecturaux (signalétique, design, etc.), les locaux de Lumon rendent manifeste l’ensemble des violences invisibles qui s’exercent au travail à l’ère capitaliste. Le bureau en est l’un des principaux promoteurs et on lit à travers cette série la remise en question contemporaine de ces espaces. Alors que la crise sanitaire mondiale de 2020 a placé le sujet du télétravail au cœur du débat public, accélérant son adoption dans nombre d’entreprises ces trois dernières années, la pop culture semble elle aussi avoir son mot à dire. Le rejet de l’archétype du bureau est clair, et l’ensemble des scènes ici évoquées poussent davantage leur discours vers une critique globale de la place du travail dans la société et dans nos vies.

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Article édité par Ariane Picoche, photo de couverture : Thomas Decamps pour WTTJ, photo d’illustration : The Office © NBC

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