Souffrance taboue, choc post-traumatique… Quels soutiens pour les soignants ?

06 mai 2020

7min

Souffrance taboue, choc post-traumatique… Quels soutiens pour les soignants ?
auteur.e
Coline de Silans

Journaliste indépendante

Tous les soirs à 20h depuis maintenant huit semaines, les Français se pressent à leurs fenêtres pour applaudir le personnel soignant. Avec près de 25 000 décès, plus de 130 000 cas confirmés et 92 000 hospitalisations, médecins, internes, infirmiers ou encore aides-soignants sont mobilisés depuis les premières heures pour tenter d’endiguer le virus. Mais dans le contexte d’une pandémie, les applaudissements, aussi encourageant soient-ils, sont bien peu de choses face à la fatigue, l’épuisement, et l’anxiété de ceux qui doivent être sur le front chaque jour. Pour les aider à tenir le coup, des psychiatres, psychologues et infirmiers se sont mobilisés un peu partout en France, au travers d’initiatives officielles ou plus spontanées, afin de prendre soin de ceux qui s’échinent à nous soigner. Nous avons échangé avec ces autres « personnels soignants », celles et ceux qui, dans l’ombre, soutiennent leurs pairs en première ligne.

Des initiatives multiples…

Si depuis le début de la crise, on s’inquiète régulièrement de la santé psychologique du personnel soignant, cette problématique a toujours existé en creux, et a émergé avec la création de la première CUMP (Cellule d’Urgence Médico-Psychologique), à Paris, en 1995, suite aux attentats de la station de RER de Saint-Michel. Depuis les attentats de 2015, ce dispositif a été étendu à tout le territoire. Visant à prendre en charge le plus précocement possible la souffrance psychique et psychologique des personnes exposées à un événement collectif potentiellement traumatique, les CUMP ont été réactivées depuis le début de la crise, et ont établi comme priorité la prise en charge des soignants.

La plupart des référents départementaux des CUMP sont ainsi entrés en contact avec les hôpitaux de proximité, et ont mis en place des lignes d’appel destinées aux soignants en souffrance psychologique. « Certains soignants n’auront pas le réflexe d’aller voir un psy, explique Nathalie Prieto, psychiatre référente nationale des CUMP, lors d’une interview sur APM News. Une cellule spécialisée dans la pathologie réactionnelle suscitera moins d’appréhension. » Si les CUMP ont comme objectif commun la prise en charge des soignants, chacune est cependant libre de mettre en place le dispositif qui lui semble le plus approprié. Dans le Grand Est, la CUMP 67 a par exemple lancé Covipsy 67 pour les soignants du département, et Covipsy HUS pour ceux de l’hôpital de Strasbourg. Dans le cas de ce dernier, outre la possibilité d’appeler une ligne dédiée, les soignants peuvent aussi avoir accès à des salles de repos et à des espaces de consultations, mis en place sur les trois sites hospitaliers de Strasbourg.

En plus des CUMP, le gouvernement a également mis en place début avril un numéro vert accessible à tous les soignants, auquel répondent psychologues hospitaliers volontaires et bénévoles, 7 jours/7 de 8h00 à minuit. Enfin, certains hôpitaux ont mis en place des hotlines dédiées, comme l’Hôtel-Dieu ou l’Hôpital Bichat, qui ont ouvert des lignes téléphoniques pour tous les personnels hospitaliers de l’APHP et les soignants libéraux de la ville de Paris.

Les femmes en première ligne

Parallèlement à cela, d’autres initiatives, externes au système hospitalier ou s’adressant à des publics spécifiques se sont activées. C’est le cas de l’association SPS (Soin aux Professionnels de Santé), existant depuis 2015 et s’adressant à l’ensemble des travailleurs de la santé, soignants comme administratifs. Présidée par le Dr Henry, cette plateforme d’écoute 24h/24, promet 100% de décrochés téléphoniques, et se compose de 1 000 acteurs français, parmi lesquels psychologues, psychiatres et médecins généralistes. Preuve de son succès, la plateforme est passée de 5 appels par jour avant la crise, à 76 en moyenne, avec des pics pouvant aller jusqu’à 200 appels par jour. Parmi les appelants, 75% de femmes, et beaucoup d’infirmiers et d’aide-soignant. « Le profil type, c’est une femme de 45 ans, infirmière, vivant en région parisienne, seule avec des enfants, et qui ne s’en sort plus », explique le Dr Henry. Car entre le confinement, le suivi de la scolarité des enfants, la peur de ramener le virus à la maison, le manque de matériel et les décès à répétition, les sources d’anxiété personnelle et professionnelle se combinent pour les soignants, notamment pour les femmes, qui doivent souvent gérer en plus la charge mentale liées aux tâches ménagères et aux enfants.

« Le profil type, c’est une femme de 45 ans, infirmière, vivant en région parisienne, seule avec des enfants, et qui ne s’en sort plus » Dr Henry

Le cas spécifique des internes

Côté internes, là aussi les sources d’angoisse sont multiples. En plus de devoir appréhender les questionnements habituels liés à l’apprentissage d’un nouveau métier, certains, parachutés d’urgence dans de nouveaux services, doivent trouver leur place au sein d’une hiérarchie qu’ils ne connaissent pas, et apprendre à se familiariser avec de nouvelles spécialités. S’ils sont peu à appeler l’association SPS selon le Dr Henry, ils sont en revanche beaucoup à se tourner vers les multiples dispositifs « SOS Internes », mis en place dans les différents hôpitaux du territoire. Souvent initiés et gérés par des associations d’internes en psychiatrie, ces lignes téléphoniques ont le mérite de s’adresser exclusivement aux internes, qui représentent en France 40% de l’effectif médical des hôpitaux publics.

À Nancy, l’AMIN (Association des Médecins Internes de Nancy), a ainsi renforcé son dispositif SOS dès le début de la crise. « L’idée c’est que ce soit des internes qui répondent aux internes, explique Hélène Perret, interne en psychiatrie et l’une des responsables du dispositif. On les comprend parce qu’on est passés par les mêmes études, les mêmes situations de stage. » Parmi les causes de souffrance identifiées, la difficulté à s’intégrer à une nouvelle équipe, le fait de ne pas pouvoir se reposer sur des supérieurs hiérarchiques souvent eux-mêmes débordés, ou encore le sentiment de ne pas être légitimes. « À Nancy, c’est particulier, ajoute la jeune interne, parce qu’ils ont géré énormément de cas, ils sont épuisés par la situation. » En effet, beaucoup d’entre eux, dont les services ont fermé, ont souhaité être réaffectés dans des unités Covid et se retrouvent à devoir gérer pour la première fois des situations inédites. Se dessinent alors des émotions antagonistes, entre sentiment d’être dépassés par les événements, volonté de ne pas être « inutiles », et réticence à demander de l’aide.

« Certains sont confinés et culpabilisent énormément de ne pas se sentir utiles, ou d’être dans des unités où il n’y a pas de patients covid. Parallèlement, pour ceux qui sont les plus exposés, craquer n’est pas bien perçu. En tant que médecin, on est censés pouvoir tenir », raconte Hélène Perret. Fruit de normes culturelles implicites qui touchent toutes les strates du personnel soignant, l’injonction à « aller bien », à « tenir le coup », rend l’accès aux plateformes de soutien difficile pour les soignants, y compris en période de crise.

« Pour ceux qui sont les plus exposés, craquer n’est pas bien perçu. En tant que médecin, on est censés pouvoir tenir » Hélène Perret, interne en psychiatrie et responsable d’un dispositif d’aide aux internes

Une souffrance taboue

Et pourtant, les métiers du soin sont les premiers dans lesquels les cas de burn-out ont été décrits par les chercheurs, dès 1974. En 2017, l’ISNI, l’Inter Syndicale Nationale des Internes, a même mené sa propre enquête sur la santé mentale des étudiants en médecine et des jeunes médecins, et en a conclu que 66,2% des répondants souffraient d’anxiété, et 27,7% de dépression. Malgré les efforts déployés par les différents dispositifs de soutien psychologique pour communiquer auprès des soignants, admettre sa souffrance reste tabou dans le milieu médical, surtout chez les médecins. « Le problème des soignants, c’est qu’ils appellent tard, confiait Pierre Canouï, président d’honneur de la Fédération française de psychothérapie et psychanalyse, dans une interview au Parisien. C’est pour ça que le burn-out des professionnels de santé est si sévère. Et plus on monte dans la hiérarchie, plus ils appellent tard ».

Pour remédier à cela, au CHU de Versailles, la hotline a été renforcée par des « maraudes » dans les différents services, où des binômes psychologue-infirmier vont à la rencontre des soignants. « L’intérêt du binôme infirmier/psychologue, c’est qu’en tant qu’infirmier on connaît le travail des soignants en milieu hospitalier, explique Valéry, membre du dispositif. On se sert de cette expérience pour entrer en lien avec eux, et établir une relation de confiance. » « Il y a vraiment cette notion d’aller sur le terrain, d’être à leurs côtés, renchérit Isabelle, son binôme psychologue. Mais ce n’est pas naturel chez les soignants de pouvoir prendre soin de soi : au tout début, quand ils nous voyaient tourner dans les services, ils nous demandaient qui s’occupaient de nous ! »

« Ce n’est pas naturel chez les soignants de pouvoir prendre soin de soi : au tout début, quand ils nous voyaient tourner dans les services, ils nous demandaient qui s’occupaient de nous ! » Isabelle, psychologue

Une sortie de crise qui s’avère compliquée

Qu’ils opèrent sur le terrain, par téléphone ou en ligne, les différents dispositifs de soutien psychologique mis en place pendant la crise visent à aider les soignants à sortir du tabou qui entoure la souffrance psychologique, et à pouvoir mettre des mots sur ce qui relève parfois du domaine de l’indicible. Mais que deviendront ces initiatives, renforcées pour la plupart spécialement pendant la crise, quand la première vague sera passée ? « On ne sait pas jusqu’à quand garder ce dispositif, explique Isabelle, la psychologue qui participe aux maraudes du CHU de Versailles. Les chefs de service disent qu’il faut reprendre le travail d’avant, la cellule Covid dit qu’il faut continuer le dispositif de soutien… Du coup on a dû couper la poire en deux : désormais les équipes de soutien tournent un jour sur deux, et la plateforme téléphonique a réduit de moitié ses horaires ». Or, les perturbations psychiques subies pendant la crise ne s’arrêteront pas miraculeusement avec le déclin du nombre de cas de Covid-19. Au contraire, parmi les psychologues et psychiatres qui officient au sein des dispositifs de soutien, certains redoutent l’arrivée d’une « deuxième vague », non pas chez les patients mais chez les soignants : « on va avoir le syndrome post-traumatique de ceux qui ont vu des horreurs, et ceux qui sont en dépression qui vont pouvoir décompenser parce que le rythme commence enfin à ralentir », prédit le Dr Henry, de l’association SPS. « Là, tout le monde tient parce qu’il faut tenir, mais une fois que ça va retomber on craint que les corps ne lâchent », renchérit Hélène Perret, l’interne en psychiatrie de Nancy.

« Là, tout le monde tient parce qu’il faut tenir, mais une fois que ça va retomber on craint que les corps ne lâchent » Hélène Perret

Face à ces conséquences, seul un suivi sur le long terme et un réel investissement dans des structures de soutien durables semblent pouvoir esquisser un semblant de solution. Investissement qui rejoint la longue liste de ceux réclamés par le personnel hospitalier, tout juste sorti de grève en début d’année. « Demain, après les applaudissements, ce sera à notre tour de nous faire entendre et d’exiger des moyens et des réformes en faveur de notre système de santé, annonce un communiqué du Syndicat des Internes des Hôpitaux de Paris publié début avril. Ces mesures devront être à la hauteur de notre abnégation et de celle de tous les professionnels de santé, à savoir remarquable. » À bon entendeur.

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