« Je passe des entretiens d’embauche à la place d'autres pour le fun - et la thune »

19 sept. 2022

7min

« Je passe des entretiens d’embauche à la place d'autres pour le fun - et la thune »
auteur.e
Antonin Gratien

Journaliste pigiste art et société

Rencontre avec l’Arsène Lupin du recrutement, celui qu’on appelle pour nous remplacer à nos entretiens de recrutement touchy.

« Votre profil nous intéresse. Rendez-vous pour une rencontre le… ». Voilà. Elle est enfin tombée, l’heureuse nouvelle que vous attendiez tant. Après avoir sué sang et eau pour fignoler votre CV, votre lettre de motivation et tutti quanti, on vous ouvre la porte de la seconde - et dernière - étape de sélection : l’entretien oral. Passage espéré bien sûr. Mais redouté, aussi. C’est un peu « LE » grand moment. Celui qui décidera de la tournure de votre vie professionnelle toute entière, peut-être. Alors forcément, la pression grimpe en flèche. On parle d’un face-à-face. D’une rencontre les yeux dans les yeux, où vous ne pourrez plus compter que sur vous-même. À moins que… Oui, à moins qu’une alternative n’existe. Un chemin de traverse moyennement éthique, pour ne pas dire absolument malhonnête, qui consisterait à envoyer quelqu’un d’autre au front. Une personne à la roublardise assumée et au bagout intarissable. Un maestro de l’impro’, autant héros des désespérés que fléau du recruteur. Bref, une personne de la trempe d’Amine. Pour Welcome to The Jungle, ce comédien-né raconte ses serial usurpations. Récit (forcément) rocambolesque mais garanti sans fraude.

« Tu me payes le kebab si je vais à ton oral »

Comme beaucoup de bonnes histoires, celle-là commence par une blague. Au sortir du premier confinement, je rencontre Youssef. Pote de pote. Croisé une fois, deux fois. Gars chill, le genre à la tchatche facile. On est des footeux, on vient du même coin au Maroc - on sympathise. À la mi-temps d’une soirée match, il m’explique l’air paniqué avoir bombardé de CV à droite, à gauche, depuis 4 mois. Objectif alternance. Mais ça ne prend pas. On lui lâche des vents en rafale, on le recale à la chaîne. « Persévère, ça va payer », que je lui dis, façon grand frère. Sans oublier de lâcher dans la foulée que s’il arrive à la case entretien j’irai à sa place - en échange d’un kebab. Grosse tranche de rire, le match reprend. Basta.

On se perd de vue, et cette histoire dérive à des kilomètres de mes préoccupations. Du passé, quoi. Sauf que non. Arrive septembre et - dring, dring - je reçois un texto. Youssef m’annonce qu’il a décroché son entretien. Sur le moment, je ne saisis pas où il veut en venir, jusqu’à ce qu’il me rappelle ma « promesse » : j’avais juré solennellement d’aller à l’entretien à sa place. Je tombe des nues. Pour moi c’était juste une vanne, des paroles en l’air. Mais voilà, il me prend par les sentiments : « C’est ma dernière chance tu comprends ? », ou encore, « si je foire l’oral, il faudra que je paie l’école… ». À l’entendre, le type joue sa vie. C’est le craquage complet. Il répète qu’il n’a jamais passé d’entretien de sa vie, s’affole de ne pas savoir faire… Bon. Le truc c’est que l’alternance qu’il vise touche la vente et l’administration, or moi, je viens d’un cursus universitaire axé relations internationales. Niveau antipodes, on est servis. Alors je détaille par le menu pourquoi le plan est giga foireux, mais rien à faire : Youssef insiste, martèle que c’est moins les connaissances de fond que le charisme qui compte à l’entretien, que je m’étais proposé de l’aider… Et m’achève en arguant qu’il est en galère de billets, avec plusieurs emprunts sur le dos. Touché, coulé. Je cède ! Après tout, voilà l’occasion de tendre une main charitable. Soyons humains.

Mascarade XXL à Bagnolet

Il me brief sur son parcours. Je consulte son LinkedIn, il me renseigne sur la boîte qui veut le recruter, le poste, la direction. Et m’envoie son CV - sur lequel n’apparaît aucune photo, évidemment. J’ai une semaine de préparation à tout casser, et plus moyen de faire marche arrière. Arrive le jour J. Je prends le tram direction Bagnolet, check une dernière fois les infos pendant le trajet, et me pointe à l’accueil. Je relativise complètement le stress en me disant qu’il s’agit d’une simple formalité. Après tout, s’il a déjà été sélectionné pour l’entretien, c’est que ça sent bon. Reste juste à ajouter la touche finale : un peu de bonhomie, de courtoisie, d’amabilité et c’est dans la poche. Enfin, c’est ce que je me dis. Donc pas d’anxiété, pas de panique. À la cool. Le RH vient me chercher. « Bonjour Monsieur », « Enchanté Monsieur ». On discute une quinzaine de minutes sur un format classique.

« Quel cursus avez-vous suivi ? » ,« Depuis combien de temps cherchez-vous une alternance ? », « Où vous voyez-vous dans quelques années ? » Les questions habituelles, en somme. L’entretien se termine sur une poignée de main dont la vigueur annonce une issue favorable. À peine sorti, je fais un topo à Youssef qui, deux jours plus tard, me balance un vocal avec du « merci frérot » à la pelle. Jackpot. J’ai l’invitation au restau’ promise, les accolades. Sympa. De mon côté, j’ai le sentiment du devoir accompli. Je me dis que c’est cool d’avoir aidé une connaissance dans la galère. Et puis je suis du genre narrateur, à aimer raconter des histoires en campant des personnages. Alors forcément, ça m’a fait marrer. À ce stade, en aucun cas je n’aurais imaginé endosser à nouveau le rôle du faux-semblant. Mais il ne faut jamais dire jamais.

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Mission impossible n’est pas Amine

Ce coup-là a eu lieu l’été dernier. À l’époque j’enseigne en prépa section culture générale et rhétorique, et arrondis les fins de mois comme professeur particulier. En déblayant d’un cours à domicile, je croise le mec de mon élève. Un gaillard d’1m90 qui m’explique comme ça, en passant, que son meilleur ami sombre dans une panique noire. Ledit pote est admissible aux oraux de la prestigieuse école en relations internationales qu’il convoite depuis toujours - sauf que Monsieur est bidon de A à Z. Ça fait des années qu’il fraude à chaque examen en empilant les triches. Le type resquille comme d’autres respirent. Vu la configuration, j’annonce franco que tout ce que je peux faire pour lui c’est larguer deux trois conseils de coaching étant donné que l’école en question, je la connais bien. J’ai même eu cours avec certains de leur prof’. Je lui file mon numéro au cas où il ait besoin de moi pour le sortir de sa tourmente. Puis un jour, coup de fil. « On m’a parlé de toi et de tes talents d’usurpateur. Je sors d’un repas avec mon père là, et si j’entre pas dans cette école je suis foutu - je suis mort, littéralement mort. » Face à son désarroi, on discute un peu et je capte rapidement que non seulement le type est un fraudeur viscéral question tests écrits, mais qu’il y connaît niet en politique internationale. Rappelle-moi ce qui s’est passé lundi en Turquie. « Sais pas ». Parles-moi de la situation des ouïghours. « Les oui-quoi ? »

Une véritable cause perdue. Je suis bon pédagogue, mais pas magicien. Impossible de former un imposteur pareil avant l’oral, alors je préfère être cash et lui annoncer que c’est cuit pour lui. Botter en touche sur des questions pareilles, c’est carton rouge direct à l’entretien. Ses connaissances frisent tellement le néant que je lui demande par quel miracle il a pu passer le premier écrémage de sélection basé sur dossier. Henri me confie qu’il a musclé ses notes sur Photoshop, et payé un type 200 euros pour pondre une dissertation placée au cœur dudit dossier. Ding, dong. La donne change. Je suis dans une période d’aménagement où chaque billet compte. Pour être précis, j’ai besoin de 3000 balles. Alors l’équation est vite faite. Devant moi se profile le règlement d’au moins deux mois d’électricité. Voire même d’un frigo d’occas’, tiens… Pas question que l’opportunité me file entre les doigts.

« Le risque était grand, alors je me suis mis dans le rôle à 100 % »

Je lui balance en frontal qu’il n’a qu’une seule chance. Et cette chance, c’est moi. Sur le banc des remplaçants, à l’échauffement. Prêt à entrer sur le gazon. Je préviens quand même des risques. Son champ d’étude, je le maîtrise. Et si notre âge est similaire, nos faciès pas du tout. J’ai pas une tronche à m’appeler Henri. Mais c’est un risque à prendre. Le type ne me laisse même pas terminer mon speech de prévention qu’il lâche son feu vert. Alors on embraye aussitôt sur la question des sous. Cent euros avant, cent euros après - si le subterfuge se clôture gagnant. On fixe un rendez-vous pour discuter de son dossier, et il me refile la première partie des thunes. L’affaire devient sérieuse. S’il y a rémunération, il y a professionnalisme. Je me replonge dans les chutes en domino des dictatures d’Amérique latine, l’enjeu de la nouvelle route de la soie, le boom économique asiatique. La totale. J’étudie son dossier dans les petites et grandes lignes pendant les deux semaines de peaufinage que j’ai devant moi.

Et clairement, ça m’excite. Rien à voir avec l’histoire précédente. On était sur une formalité, là ça prend la dimension d’un challenge. Je travaille l’attitude corporelle, j’essaie plusieurs tenues. Le jeu d’acteur, il palpite dans mes veines depuis le berceau. Alors je me donne à fond, j’incarne le rôle à 100 %. Débarqué dans les locaux de l’école je ne suis plus Amine, mais Henri. J’ai confiance en mes capacités. N’empêche que devant la porte d’exam’ : coup de chaud. C’est l’usine. J’ai droit à un vrai défilé. Et rien qu’à la dégaine des ganaches, on sent du sérieux. Il y a de la maîtrise, de l’expérience - bref, la concurrence s’annonce rude.

Le début d’un business florissant ?

Mon tour arrive. La chargée de sélection ne s’arrête pas, ne serait-ce qu’une milliseconde, sur l’éventuel barrage d’inadéquation entre mes traits et mon - faux -prénom. Un problème de moins. On m’interroge sur l’actu’, le contenu du dossier… L’échange est fluide, mais on ne me donne aucune indication sur l’issue de l’entretien. Au bout de 15 minutes, je sors. J’appelle Henri en lui annonçant qu’il y a des bêtes de concours en face, que c’est loin d’être gagné. Lui vrille, m’accuse limite d’avoir bâclé le truc. À moi de le rembarrer en lui demandant juste de me prévenir lorsqu’il aura la réponse de l’école. Une semaine plus tard, je reçois la capture d’écran d’un mail. « Bonjour, nous avons le plaisir… ». Boum.

Le mec s’excuse et - grand seigneur - me lâche 200 balles au lieu des 100 convenues. L’émotion, sans doute. Comme quoi les faussaires ne sont pas toujours dépourvus du sens de la gratitude. La morale de cette histoire ? Y’en a aucune. Mais de l’intérêt, si. Et en masse. Avec ces supercheries j’ai flairé le bon filon. Quelques semaines avant la période du BAC, je cueillais des billets de 50 à rythme industriel en taillant sur mesure des exposés de Grand oral pour que les élèves les présentent à leur jury. On était déjà sur de la falsification, en un sens. Et ça marchait du tonnerre. Alors je me dis qu’il faut voir les choses en grand, changer d’échelle. Parce qu’en matière d’entretiens oraux d’école, de stage, d’alternance - et même de premier job, pourquoi pas - il y a une juteuse moisson à faire. Et puis on ne va pas se mentir : le frisson de l’imposture me manque déjà un peu. L’adrénaline, le défi, les péripéties… La vie que j’aime mener, quoi. Prochaine étape ? Demander à Youssef et Henri de faire tourner mon 06 dans leurs établissements. Histoire qu’on sache qui appeler à la rescousse en cas de besoin. Au royaume de la débrouille, les recommandations, y’a que ça de vrai.

Article édité par Aurélie Cerffond
Photo de Thomas Decamps

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