"Long Life Learning" : Se préparer aux métiers de demain avec Michelle R. Weise

17 févr. 2023

8min

"Long Life Learning" : Se préparer aux métiers de demain avec Michelle R. Weise
auteur.e
Carl Karlsson

Journalist

contributeur.e

Rencontre avec Michelle R. Weise, qui a signé Long Life Learning: Preparing for Jobs that Don’t Even Exist Yet. La chercheuse y explore un futur du travail dans lequel l’espérance de vie humaine rallongée engendre des carrières de 100 ans. À quoi s’attendre au regard des progrès technologiques ? Un master peut-il (bien) nous préparer à bosser un siècle durant ? L’apprentissage continu va-t-il devenir la nouvelle norme ? Nous avons échangé avec l'auteure sur le futur du travail et cursus éducatifs, mais aussi télétravail et flexitravail.

Votre objet d’études est l’apprentissage continu, ou la formation tout au long de la vie. Pourquoi vous être intéressée à ce sujet ?

On parle aussi d’apprentissage tout au long de la vie ou de formation continue. C’est un terme qu’on entend régulièrement, mais je suis fascinée de voir à quel point tout le monde l’emploie, dans les conférences auxquelles j’assiste ou dans mon environnement professionnel au sens large, comme si sa signification – et son importance – allait de soi.

J’étudiais la question du “Future of work” et une chose m’a notamment sauté aux yeux : l’inertie face aux millions d’emplois que nous allons perdre en raison de l’IA et de l’automatisation des processus, comme si on avait atteint une sorte de paralysie générale. Au même moment, je lisais des choses sur l’espérance de vie humaine. On va vivre plus longtemps que ce qu’on croyait. Et cela pose la question de la durée des carrières, qui vont alors durer quoi, 50, 60, 80 ans ? Et pour moi, s’il y a une réflexion qui doit pousser à l’action, c’est bien celle-ci.

Si nous sommes partis pour continuer à travailler dans un environnement totalement instable en raison des évolutions technologiques exponentielles, comment allons-nous tenir le rythme ? J’ai pensé qu’on devait commencer à établir des feuilles de route pour prévoir notre apprentissage continu.

Comme vous le soulignez, l’IA et la technologie n’en sont sûrement qu’à leurs débuts, mais à quel stade de cette évolution diriez-vous que nous nous trouvons aujourd’hui ? Quels types de changement sont déjà visibles ?

Vous posez là une question très importante, parce que les études portant sur l’avenir du travail sont majoritairement anxiogènes. Cependant, quand on interroge des spécialistes de la robotique ou d’autres qui sont au cœur du sujet, ils et elles évoquent bien les limites de leur travail. Je pense notamment aux entrepreneurs et fabricants qui expliquent combien il est compliqué, voire impossible, de travailler la préhension chez les robots. En d’autres termes, ce qui est naturel chez l’être humain (saisir quelque chose dans la main et serrer comme il faut, quand il faut – ce qu’apprennent à faire les bébés) est d’une extrême complexité en robotique. Les limites que je mentionne ne sont donc pas marginales.

D’un autre côté, ChatGPT vient de sortir et c’est assez intéressant, fascinant même, d’en anticiper les conséquences de premier, deuxième et troisième niveaux. Il me semble que certaines de nos prévisions les plus folles sur ce que l’IA sera en mesure de faire vont se réaliser. Et dans ce contexte, je pense que nous avons grand besoin d’affûter nos compétences proprement humaines : exercer notre esprit critique et faire intervenir plus fortement la notion d’éthique. Nous devons penser loin, extrapoler les choses et nous poser des questions, par exemple : « OK, si on fabrique ça, quelles en seront les répercussions ? Et ça changera quoi si une personne, deux millions ou dix millions l’utilisent ? »

Du point de vue de la formation et des études, comment, selon vous, les universités et écoles peuvent-elles s’adapter ?

Cela va être un vrai défi pour beaucoup d’entre elles, parce que le business model de l’éducation supérieure, dans le privé et pour une certaine part dans le public, est très verrouillé. Il y a la question de la rentabilité, il faut générer du chiffre d’affaires. Et celle du financement dans le public. Côté privé comme public, il faudrait absolument tout repenser. Mais encore faut-il être en mesure, et avoir la volonté, de le faire.

Aux États-Unis, j’ai quand même été dans des universités où on se pose la question de comment façonner les meilleures têtes pensantes au monde, dans le sens d’une capacité à pouvoir résoudre des problèmes et trouver des solutions. Pour moi, c’est ce vers quoi devraient tendre toutes les structures post-Bac.

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Dans une interview, vous soulignez l’importance de certaines compétences – les compétences pluridisciplinaires, la pensée abstraite, la capacité d’analyse, mais aussi savoir « se vendre » — quand on veut rester compétitif sur le marché du travail aujourd’hui. Mais moi, si je lisais tout ça dans une offre d’emploi, je me dirais que la boîte recherche juste un génie ! Et si mes compétences à moi sont ailleurs ? Si je n’ai pas cette capacité à raisonner à des niveaux stratosphériques ou à analyser les choses de façon poussée, que mes compétences sont bien plus étroites et spécifiques ? Doit-on en conclure que le marché du travail risque de devenir impitoyable de côté là ?

C’est intéressant. Je ne m’étais pas figuré les choses comme ça, qu’on puisse voir un objectif inatteignable comme un truc de « génie ». Pour moi, la question est moins de réussir […] que de pouvoir travailler autour de plusieurs concepts simultanément. Les écoles qui savent bien enseigner cela sont par exemple celles qui soumettent à des groupes d’apprenants un problème assez vaste à résoudre, ou une chose à co-construire. Et dans ce process, ils apprennent de nombreuses disciplines en même temps. L’idée est donc davantage de briser les frontières entre les disciplines, pour mieux comprendre les structures profondes qui les sous-tendent et les ponts à faire entre différents domaines, différents champs.

Pour ce qui est de savoir se vendre, c’est la question de savoir transférer nos compétences pour les appliquer à de nouveaux domaines. Et malheureusement, c’est quelque chose qui reste encore balbutiant. Mais, pour ma part, je suis très heureuse de voir apparaître des services fonctionnant avec de l’IA, pensés pour nous aider à mieux identifier nos compétences et trouver des voies auxquelles nous n’osions même pas penser. J’ai peut-être, par exemple, 60 % des compétences requises pour être ingénieure logiciel ou disons 30 % pour être responsable RH. Et justement, le fait d’avoir toutes ces informations sous les yeux me permet de voir où et comment combler les trous.

Le fonctionnement du système universitaire américain – et le fait que beaucoup n’y ont pas accès – explique en partie l’inégalité socio-économique grandissante au sein du pays. Mais, vous venez de le dire, le futur du travail ne se fera pas sans longues études, voire un « réapprentissage » continu. Pour vous, c’est un modèle réalisable aux États-Unis ?

C’est une bonne question. Et non, dans l’état actuel des choses, cela me semble infaisable. Pourquoi ? Parce qu’il me paraît impossible de décider de se former et d’acquérir de nouvelles compétences quand on n’a même pas un salaire décent pour vivre. Et pour beaucoup, les études supérieures ne sont pas un moyen de gagner en compétences. Il faut dire qu’on ne voit pas souvent le lien direct entre nos efforts d’apprentissage et les gratifications professionnelles.

Je remarque quand même que les entreprises, ou employeurs au sens large, reprennent davantage à leur compte l’enjeu de formation des équipes. Cela ne pèse plus uniquement sur les épaules des salariés. Les entreprises qui vont survivre et prospérer sont celles qui vont penser mobilité interne, et pas seulement en termes flous, fidéliser leurs collaborateurs et réduire le turn-over. Les entreprises vont devoir être plus nombreuses à libérer du temps de formation dans les semaines de travail de leurs salariés, plutôt que d’attendre qu’ils et elles le fassent de leur côté, sur leur temps libre. Je pense aussi qu’on va apprendre à mieux mesurer le retour sur investissement de la formation et des reconversions en interne – quelque chose qui n’est que peu pratiqué à l’heure actuelle.

« Si les entreprises se débrouillent bien, elles pourraient créer une version revisitée de la « carrière de 40 ans dans la même boîte », mais en ayant des arguments motivants, totalement nouveaux » - Michelle R. Weise, chercheuse et autrice

Après la tendance des petits boulots payés à la tâche, vous pensez qu’on s’oriente vers un modèle avec une meilleure rétention des salariés et plus d’opportunités réelles d’évolution au sein de l’entreprise ?

C’est une possibilité. Aux États-Unis, comme ailleurs, il y avait ce modèle de carrière entière dans la même boîte. Et à la fin, on vous remettait une médaille, une jolie montre en or. Si les entreprises se débrouillent bien, elles pourraient créer une version revisitée de la « carrière de 40 ans dans la même boîte », mais en ayant des arguments motivants, totalement nouveaux. Voir un talent qu’on a embauché partir ailleurs parce qu’on n’a pas investi dans son avenir ? Ce n’est tout simplement pas viable. Prenons l’exemple de la vente dans le commerce, du service clients, de la communication et du commercial : ce sont des métiers assez proches en termes de compétences de base. Pourtant, on n’apprend pas aux gens à passer du commercial à la com’. C’est précisément ce qui doit changer.

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Autre changement que laissent entrevoir certains des gros acteurs du marché, c’est l’intérêt des diplômes super prestigieux, qui ne seraient finalement plus si pertinents que cela. Pensez-vous que des alternatives, comme les cours spécialisés en ligne, pourraient progressivement prendre le pas sur les cursus traditionnels ?

Les cursus professionnels en ligne ont ceci d’intéressant qu’ils sont directement liés aux besoins des personnes en poste*. Mais la difficulté pour beaucoup, c’est souvent de le prouver. Dans mon livre, je parle des modèles de formation en situation, comme ça se fait avec l’apprentissage, par exemple, en Europe. Mais je propose de les transformer en boot camps. Cela veut dire former quelqu’un rapidement dans un domaine, que ce soit le développement front-end ou le lean manufacturing, puis de l’embaucher dans la foulée. Pour l’entreprise, cela élimine les risques du processus de recrutement. Elle peut mettre la personne à l’essai sur un projet, et ensuite valider qu’elle peut rejoindre telle ou telle équipe.

On attend aussi parler d’un futur du travail plus efficient et flexible, notamment avec l’aide des IA, qui nous débarrasseraient des tâches les plus répétitives…

Je suis convaincue que nous nous dirigeons effectivement vers des modes de travail plus flexibles. Il faudrait que les expériences se multiplient, pour qu’on puisse en mesurer les bénéfices. Vous avez suivi ce qui se passe en Angleterre sur la semaine de quatre jours ?

Tout à fait. Welcome to the Jungle a d’ailleurs mis en place la semaine de quatre jours dès 2018.

Je trouve cela super prometteur. En Angleterre, on voit que les gens bossent plus dur, produisent davantage, font entrer plus d’argent – et sont plus heureux. Ajoutons que les technologies que nous utilisons ne nous font pas gagner en productivité – elles nous maintiennent juste connectés plus longtemps. Ce que je trouve fascinant avec cette expérimentation en Angleterre, c’est que quand les gens ont subitement dû faire entrer cinq jours dans une semaine de quatre jours, ils ont commencé à tailler dans les réunions et à se poser la question de leur utilité réelle.

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Une dernière question : même pour quelqu’un comme moi, qui passe du temps à effectuer des recherches et à écrire sur le monde du travail, il est quand même très ardu de prédire ce qui va se passer. Les informations que nous avons à ce sujet, comme d’ailleurs les opinions, sont souvent contradictoires. Il me semble que votre livre se démarque justement en ce qu’il propose des clés très concrètes pour avancer. Quelle est votre expérience de la question, du débat autour de l’avenir du travail de façon générale ?

Je ne voyais pas comment on pouvait avancer, aller de l’avant de façon positive et constructive. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai écrit ce livre. Beaucoup de gens qui travaillent sur le sujet sont des économistes ou sont dans la recherche. En d’autres termes, ils et elles travaillent plus à la compréhension du problème qu’à ses solutions. De ce que j’ai pu voir, cet élan permanent pour trouver comment aller l’avant se retrouve presque uniquement dans les startups, qu’elles soient à but lucratif ou non, avec levée de fonds ou non. Mais tout ce petit monde avance en parallèle, chacun dans son coin, donc cela va prendre du temps avant qu’émerge une solution globale. Ce que nous devons faire à court ou moyen terme, c’est voir comment tisser entre elles les solutions existantes et émergentes autour de la notion de parcours professionnel, de services supports tout au long d’une carrière, de cursus ciblés, de comment se former alors qu’on est déjà en poste et de transparence dans les pratiques d’embauche. C’est comme cela qu’on avancera vers des écosystèmes d’apprentissage bien plus adaptés au futur du travail.

Traduit de l’anglais par Sophie Lecoq et édité par Clémence Lesacq ; Photo Samantha Watson pour WTTJ

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