En Grèce et Italie, des retraités à 67 ans : « L'épuisement est le plus grand défi »

14 févr. 2023

9min

En Grèce et Italie, des retraités à 67 ans : « L'épuisement est le plus grand défi »

Alors qu’en France les manifestations et grèves contre la réforme des retraites se multiplient, dans le reste du continent européen, travailler après 62 ans est déjà courant. Sur le triste podium, l’Italie et la Grèce remportent la palme avec un âge de la retraite à 67 ans. En raison des crises économiques, des défaillances systémiques et de l'exploitation généralisée du travail, les habitants des deux pays méditerranéens ont vu leur âge de départ à la retraite constamment reculer. Mais pour quelles conséquences ? Rencontre avec des travailleurs et travailleuses fatigués.

« Au fur et à mesure que le temps passe, je pense aux choses que je veux faire dans ma vie, comme voyager et poursuivre mes passions, et la peur de ne pas avoir le temps ou l’énergie pour les faire augmente. » Ada a presque 66 ans et travaille dans un bureau municipal dans les environs de Milan, dans le nord de l’Italie. « Ma santé se détériore et je dois attendre encore plus d’un an pour la retraite. Je me demande si je serai physiquement capable de réaliser mes projets », ajoute-t-elle.

Il n’a pas été facile de trouver une minute pour parler à Ada car elle travaille beaucoup. Tous les matins, à 7 heures et demie, elle est la première à arriver au bureau ; le soir, chez elle, bien qu’elle termine officiellement à 17 heures, elle passe généralement une heure ou deux penchée sur ses dossiers. « Notre équipe manque de personnel et il y a toujours plus de travail à faire que de temps pour le faire » explique-t-elle.

Ada est l’une des nombreux Italiens qui devront prendre leur retraite à 67 ans, l’âge de la retraite fixé en 2019. C’est soit ça, soit 42 ans et 10 mois de cotisation de retraite pour les hommes et 41 et 10 mois pour les femmes.

Alors qu’en France grèves et protestations s’élèvent contre la réforme qui ferait passer l’âge de la retraite de 62 à 64 ans, l’âge moyen européen de la retraite est aujourd’hui de 64,3 ans pour les hommes et de 63,5 ans pour les femmes. Avec une population vieillissante, la tendance générale semble être de placer la barre de plus en plus en haute. Avec l’Italie, le deuxième pays record en Europe est la Grèce. En 2015, le gouvernement a procédé à une réforme controversée du système de retraite, repoussant la limite d’âge à 67 ans et réduisant de 40% les pensions. Une autre possibilité est de prendre sa retraite à 62 ans, sous couvert de valider 40 ans de cotisations.

Les deux pays méditerranéens ont plus d’un point commun qui pourrait expliquer un âge de la retraite aussi tardif : la récession économique (en particulier la Grèce, qui a subi une crise de la dette souveraine et de nombreuses années d’austérité), un taux de chômage élevé et une population généralement âgée par rapport à la moyenne européenne.

Tenir le coup

Quel que soit le domaine professionnel, l’un des principaux défis pour les travailleurs âgés est de rester “à la pointe”. Dimitris est professeur de philosophie à Thessalonique, en Grèce. À cause d’une particularité du système, l’homme de 62 ans sait déjà qu’il ne pourra prendre sa retraite qu’à 68 ans. « J’ai du mal à me tenir au courant de toutes les dernières évolutions dans mon domaine, ainsi qu’à suivre les nouvelles technologies » s’inquiète-t-il. « Mais ma plus grande crainte est de ne plus comprendre mes élèves, leur langage et leur génération, et donc de ne plus arriver à leur communiquer parfaitement mes idées. »

Stella, 58 ans, est également originaire de Thessalonique et travaille dans le domaine de l’éducation. En tant qu’enseignante de primaire, elle prendra sa retraite à 62 ans, après avoir travaillé et cotisé pendant 40 ans. Elle partage le point de vue de Dimitris. « Mon point faible, c’est sûrement les nouvelles technologies. » Pendant la pandémie, en Grèce comme ailleurs, les enseignants ont dû dispenser leurs cours via des plateformes de vidéoconférence et Stella a eu du mal à s’y faire. « L’enseignement à distance a été une torture. Si mes enfants n’avaient pas été là pour m’aider, je n’y serais jamais arrivée » confie-t-elle dans un petit rire mesuré.

Au contraire, pour Rosanna, informaticienne italienne de 65 ans, la pandémie a plutôt été une bénédiction. Depuis, son employeur lui permet de télétravailler, ce qui lui évite le stress quotidien des aller-retours en train. Elle raconte qu’avec l’âge, le travail devient plus fatigant : « Je suis encore curieuse d’apprendre, mais je trouve que c’est plus lourd mentalement de se mettre constamment à jour. Dans mon domaine, les nouvelles générations apportent un regard différent, à juste titre. Je serais bien heureuse de leur laisser de la place ! » Même si elle est très passionnée par sa carrière, elle estime que 67 ans, c’est simplement trop. « La motivation qui m’a portée jusqu’ici n’est plus là. Je ne suis pas aussi efficace et enthousiaste qu’il y a 10 ou même 5 ans. »

Ce n’est guère une surprise, mais le mot qui revient sans cesse dans les témoignages de ces travailleurs et travailleuses plus âgés est celui de « fatigue ». « Mon niveau d’efficacité a baissé. Je dois faire plus d’efforts. Chaque jour je rentre à la maison épuisée » raconte Stella, l’enseignante grecque. Anastasia, 56 ans, qui travaille dans un supermarché et pourra quitter sa caisse automatique l’année de ses 62 ans, acquiesce : « L’épuisement est le plus grand défi ; un épuisement physique et psychologique. »

De l’autre côté de la Méditerranée, Ada, l’employée municipale, a vécu une situation similaire. Au printemps dernier, elle a touché le fond : « J’étais constamment fatiguée et je n’en pouvais plus. Comme la législation italienne est très complexe, je suis allée voir des conseillers à l’emploi pour trouver une échappatoire dans la loi pour prendre ma retraite plus tôt. J’ai réalisé que c’était impossible et ça m’a beaucoup déprimée. »

Le contre-coup du travail au noir

Le thème de la santé au travail prend encore plus de poids lorsqu’il s’agit de professions pénibles. A 64 ans, Camillo est ouvrier de fonderie, près de Milan. Il lui reste encore trois ans à tirer. Camillo vient d’une des régions les plus pauvres d’Italie, la Calabre, et a travaillé « au noir » dans des emplois occasionnels pendant des années. « Je faisais tout. Je grimpais sur les échafaudages comme un singe, la sécurité était le dernier de nos soucis. » Même si le souvenir n’est pas des plus gais, sous l’épaisse moustache blanche de Camillo se dessine un sourire en pensant à ses années de jeunesse. Ce n’est que vers 35 ans qu’il a décidé qu’il était temps de « se prendre en main », de rejoindre une partie de sa famille dans le Nord, et de trouver un emploi avec des cotisations de retraite régulières.

En Italie, de nombreux travailleurs âgés sont dans la même situation que Camillo. « Dans les années 60’ et 70’, le travail au noir était une réalité extrêmement courante en Italie, et les gens paient aujourd’hui le prix pour avoir travaillé sans payer de cotisations de retraite à l’époque » explique Elisa Rebecchi, directrice provinciale du syndicat INCA (Institut National Confédéral d’Assistance). « C’est encore beaucoup trop fréquent aujourd’hui. Beaucoup de personnes se rendent compte trop tard de l’importance de payer leurs cotisations » conclut Mme Rebecchi.

Les rapports montrent qu’en Grèce aussi, le travail non déclaré et sous-déclaré a encore de graves répercussions. Qu’il s’agisse de personnes exerçant plusieurs emplois sans être assurées pour tous, ou que le salaire et les jours de travail soient sous-déclarés par les employeur en échange d’une rémunération plus élevée que celle qui est réellement déclarée, encore aujourd’hui beaucoup de travailleurs grecques (en particulier les 20-30 ans dans le secteur de l’hôtellerie) sont victimes de cette forme d’exploitation, qui se traduira par la suite par des difficultés à obtenir le nombre des cotisations d’assurance requis. En 2022, une nouvelle carte de travail numérique a été mise en place dans le but de contrer ces phénomènes.

Charges lourdes et substances toxiques

L’après-midi où nous avons rencontré Camillo, il aurait dû être au travail. Mais ce jour-là, le soixantenaire était en arrêt maladie en raison de douleurs chroniques au dos. « Travailler dans la fonderie n’est pas une partie de plaisir, on joue littéralement avec le feu ! » s’exclame Vincenzo, un ancien collègue de Camillo, qui est déjà à la retraite. « En hiver il fait super froid, en été c’est extrêmement chaud et on soulève constamment des poids très lourds. »

« Bien sûr, ce sont les travailleurs âgés qui souffrent le plus des conséquences de nos professions sur la santé » commente Agron Hysaj, secrétaire général du syndicat local des travailleurs du bâtiment. « Dans la construction, comme dans les fonderies, il y a le problème des charges lourdes qui brisent le dos. On inhale aussi des substances toxiques qui provoquent des troubles respiratoires. » Et c’est sans compter le problème de la sécurité. « Heureusement, il n’y a pas beaucoup de travailleurs de plus de 60 ans dans notre domaine. Beaucoup de ceux qui doivent encore attendre la retraite changent, parce qu’ils ne se sentent plus en sécurité. » Récemment, se réjouit tout de même le syndicaliste, les travailleurs du bâtiment italiens ont obtenu une dérogation qui leur permet d’anticiper leur retraite à cause de la nature très usante de leur travail.

Astérios Gigopoulos, secrétaire général d’une association de retraités à Pieria, dans le nord de la Grèce, martèle lui aussi ses inquiétudes concernant les risques pour la santé et la sécurité des plus âgés. En Grèce en 2020, 31% des accidents du travail concernaient des personnes de plus de 50 ans. Des données similaires sont disponibles pour l’Italie : en 2021, les travailleurs de plus de 55 ans étaient non seulement les plus touchés par les accidents sur le lieu de travail, mais aussi les plus susceptibles de subir des incidents mortels. Chez les travailleurs de plus de 65 ans, les accidents fatals ont une incidence huit fois plus élevée que chez les travailleurs de 35 à 45 ans. Comme le dit très simplement Vincenzo : « Sur l’échafaudage, on peut avoir un vertige, on se cogne la tête, on tombe, une minute après, on est mort. » Et, bien sûr, plus on est âgé, plus les réflexes sont lents.

Vieux et pauvres

« Théoriquement je pourrais prendre ma retraite maintenant, mais je ne peux pas me le permettre » admet Stella. Comme l’enseignante, de nombreux travailleurs grecs qui pourraient techniquement prendre leur retraite préfèrent continuer à travailler pour des raisons financières, car pour beaucoup, prendre sa retraite avec une pension partielle (dans certains cas réduite de 45% par rapport à la pension complète) n’est pas viable face au coût actuel de la vie.

« J’ai des collègues qui ont pris leur retraite plus tôt mais qui avaient les moyens de se soutenir autrement » détaille Stella. « Il faudrait des pensions plus élevées, on doit pouvoir s’en sortir sans avoir à emprunter de l’argent. » Le professeur Dimitris partage son point de vue : « Après 11 ans de crise économique et sociale, les pensions en Grèce sont terriblement basses. Cela constitue une grande injustice envers des personnes qui ont travaillé dur pendant de nombreuses années. Le moins que l’on puisse faire est une augmentation. »

Alors que la Grèce est le cinquième pays au monde pour le nombre de personnes âgées de plus de 65 ans, l’Italie se trouve en deuxième position. Cependant, être un pays de personnes âgées ne signifie pas nécessairement être un pays pour les personnes âgées. Même si les taux de pauvreté parmi les personnes âgées de plus de 65 ans en Italie tendent à être inférieurs à la moyenne nationale, ils sont en constante augmentation, surtout pour ceux qui vivent seuls. Par exemple, lorsque Camillo prendra sa retraite à 67 ans, avec seulement une trentaine d’années de cotisations en tant qu’ouvrier de fonderie non spécialisé, sa pension sera très faible, à peine supérieure à la minimale et suffisante juste pour payer son loyer. Cependant, il n’est pas du genre à se plaindre : « D’une manière ou d’une autre, je vais m’en sortir » commente-t-il, toujours avec le sourire sous la moustache.

Ce n’est pas la seule contradiction qui apparaît dans le système. D’un côté, les législateurs poussent de plus en plus loin l’âge de retraite, mais les employeurs ne sont toujours pas enclins à l’idée d’embaucher des travailleurs âgés, surtout pour des emplois physiquement exigeants. « Pour eux, c’est juste un poids et un risque plus élevé » commente Agron Hysaj, du syndicat des travailleurs du bâtiment.

« Quand on est licencié à un certain âge, il est très difficile de retrouver un autre emploi. Je ne veux pas dire que cela n’arrive “jamais”, mais dans les faits c’est presque jamais. Souvent, leurs compétences ne sont plus adaptées aux besoins du marché » explique Elisa Rebecchi. « Dans ces cas-là, après les deux ans de chômage indemnisé, la seule chose à faire est d’attendre la retraite. »

« Le plus grand défi pour les personnes d’environ 60 ans est que beaucoup parmi elles sont au chômage et n’ont pas encore rempli les cotisations d’assurance requises pour recevoir une pension complète » ajoute Asterios Gigopoulos, de l’association des retraités de la Grèce du Nord. Dans le pays, pour 2022, le taux de chômage de la tranche d’âge 45-64 ans était de 8,1 % et de 7,2 % pour les 65 ans. C’est peu par rapport au chômage des jeunes, qui était de 31,3% en novembre 2022, mais cela reste un grande nombre de personnes.

Après le travail

Pourtant, travailler à plus de 60 ans n’a pas que des inconvénients. Pour Anastasia, travailler c’est « une occasion de sortir de chez soi, de voir des gens » et « c’est bon pour la santé mentale ». Dimitris est ambivalent : « Même si je me sens usé de devoir gérer les caprices et les excentricités de certains collègues » dit-il, « l’enseignement et la recherche me donnent envie de repousser la retraite. »

Manuela est une bibliothécaire italienne de 62 ans, qui travaillera jusqu’à 67 ans. Elle se considère privilégiée car son travail n’est pas trop exigeant physiquement. Mais quand elle entend que travailler jusqu’à un âge avancé est très bien « pour rester actif » ou « pour être utile à la société », elle est sceptique. « À mon avis, c’est de l’hypocrisie généralisée pour nous faire avaler l’amère vérité que travailler quand on est âgé est très fatigant » déclare-t-elle. Pourtant, Manuela préfère ne pas penser à sa retraite. Pour l’instant, elle aime son travail à la bibliothèque et la retraite est un lointain mirage.

Quant à l’informaticienne Rosanna, elle regarde ses amis retraités avec envie et soupire : « Nous n’avons qu’une vie et nous devons pouvoir en profiter. » Lorsqu’elle prendra sa retraite, après des décennies passées avec les ordinateurs, elle envisage de commencer à étudier la philosophie, de cuisiner davantage et de faire plus de bénévolat.

Ada, l’employée municipale qui travaille maintenant presque 10 heures par jour, a déjà fait ses plans de retraite, elle aussi. « Je rêve de passer Noël 2024 en Australie, peut-être en voyageant dans une caravane avec mon mari » dit-elle en souriant. « J’aurais enfin du temps pour moi, pour cultiver mes plantes, lire beaucoup et profiter de mon statut de grand-mère. Je me vois déjà jouer toute la journée avec ma petite-fille. Je compte les jours jusqu’à ma retraite. »

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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