Profils atypiques : le recrutement via IA ne vous fera pas de cadeau...

01 févr. 2023

6min

Profils atypiques : le recrutement via IA ne vous fera pas de cadeau...
auteur.e
Elise Assibat

Journaliste - Welcome to the Jungle

Après l'administration, la santé ou encore la sécurité, le recrutement devient le nouveau terrain de jeu de l’intelligence artificielle (IA). Mais si le regard humain disparaît du processus de recrutement, alors que deviennent les candidats aux profils atypiques ? Pierre, tech recruteur dans un cabinet de recrutement et Alexandre Pachulski, docteur en informatique spécialisé en l’intelligence artificielle et cofondateur de Talentsoft en 2007, nous aident à comprendre les différents enjeux qui attendent ces derniers.

L’intelligence artificielle continue de faire de plus en plus d’émules dans le monde du travail et le recrutement n’est pas en reste : aujourd’hui, 9 recruteurs sur 10 disent passer par des plateformes numériques pour soulager certaines de leurs tâches. Pourtant, si l’intelligence artificielle s’avère une aide précieuse dans la signature des contrats, la relance des candidats ou la publication de fiche de poste, elle demeure moins plébiscitée par les responsables des ressources humaines lorsqu’il s’agit de sélectionner directement les candidats. La raison ? Un risque d’uniformisation des profils basé selon des critères définis par les algorithmes et donc un renforcement des discriminations à l’égard des candidats qui sortent du lot. Mais entre nous, ont-ils raison de s’en inquiéter ?

L’IA : un danger pour les profils atypiques

Aujourd’hui, la pénurie des candidats dans certains secteurs est telle qu’elle contraint les recruteurs à opter pour une stratégie de volume afin de pourvoir tous les postes disponibles. « Il n’est pas rare lorsqu’on travaille dans le milieu du recrutement ou de la tech, d’être tenté d’automatiser l’étape de recherche qui demande plus d’efforts qu’avant », explique Pierre, recruteur spécialisé. Mais si l’intelligence artificielle semble idéale pour faire face à ce nouveau défi, cette dernière semble pourtant faire défaut : « Au sein de mon cabinet, nous avons tenté d’automatiser la partie “sourcing” des candidats et l’expérience s’est soldée en échec. D’abord, car la marge d’erreur est trop importante et tu te retrouves à contacter beaucoup de personnes pour rien. » Il se souvient par exemple avoir contacté un candidat suggéré par une IA qui avait suivi une bonne formation et semblait avoir l’expérience nécessaire pour un poste senior… sauf qu’il avait seulement deux mois d’ancienneté dans ses fonctions. « Se tromper au premier contact, c’est la pire chose qui puisse arriver à un recruteur, confie Pierre. Parce qu’être décrédibilisé face à ses candidats, c’est perdre leur confiance. »

Ce n’est pas tout, le choix de l’IA qui est conditionné par son algorithme se fait généralement au détriment de candidats aux profils bien particuliers : celles et ceux qui sortent un peu des clous ou qui ne possèdent pas les critères présélectionnés pour être choisis et qu’on appelle “atypiques” dans la novlangue managériale. Pour le recruteur, c’est d’ailleurs ce qui rend l’automatisation du sourcing impossible pour le moment : « Lorsque je passe en revue des CV, il arrive que l’un d’entre eux me parle pour X raison. Tu ne sais pas pourquoi, mais tu vas t’arrêter sur son profil car son parcours, aussi original qu’il soit, t‘intrigue et te donne envie de l’appeler pour en savoir davantage. »

Remplacer la curiosité humaine par une intelligence artificielle est donc un véritable risque pour les candidats aux profils moins classiques car elle va uniquement prendre en compte une formation, une expérience qui colle à la fiche de poste et mettre systématiquement les autres de côté. « Le milieu du recrutement a d’ailleurs conscience de ces limites, affirme-t-il. Et tout le monde sait qu’un profil qui n’a ni la bonne formation ni l’expérience requise peut largement détonner les autres candidats et être retenu. » Entregent, passion en lien avec un secteur, capacité à rebondir, curiosité… Tout un tas d’éléments qui ne peuvent être automatisés, touchent un recruteur lorsqu’il lit un CV ou reçoit un candidat au moment du premier entretien.

Un décalage entre les entreprises et les besoins

Contrairement à ce que l’on croit parfois, la difficulté à trouver du travail pour les candidats en reconversion ou en formation, est bien antérieure à la démocratisation de l’usage de l’intelligence artificielle. « Ce n’est pas l’intelligence artificielle en soi qui discrimine les profils atypiques », analyse Alexandre Pachulski, docteur en informatique, mais ceux à l’origine de ce raisonnement automatique. Il suffit de l’observer du côté des clients avec lesquels Pierre travaille et qui fonctionnent déjà avec une intelligence artificielle pour scanner les CV. « En effet, ceux que je leur envoie vont être analysés selon des mots-clés pensés par les dirigeants de l’entreprise en question », précise-t-il. Par exemple, si un développeur est passé par l’école 42 ou la fac, et non pas une école d’ingénieur, son CV ne passera même pas la première étape de sélection car l’entreprise aura considéré que ce n’est pas suffisant. « C’est très frustrant d’entendre des clients nous rabâcher qu’ils n’ont personne à embaucher lorsqu’on connaît le nombre de candidats volontaires avec de grosses capacités à monter en compétence dont ils ne veulent pas entendre parler », déplore Pierre.

Les mentalités au sein du recrutement ont beau évoluer, il existe toujours des recruteurs qui veulent répéter un schéma semblable. « Un candidat qui leur ressemble et dans lequel ils vont pouvoir se reconnaître et se projeter a toujours plus chance de toucher », illustre Pierre. Ce qui, à notre époque, serait pourtant de plus en plus rare selon les mots d’Alexandre Pachulski : « Désormais, les candidats ont souvent connu plusieurs vies professionnelles, se sont reconvertis, se sont formés sur de nouvelles choses… Le parcours linéaire en tant que tel est presque devenu un concept antinomique. »

Selon notre expert, combiner des manières de penser rétrogrades à une nouvelle technologie via l’intelligence artificielle est donc une très mauvaise nouvelle : « Si les algorithmes sont faits pour présélectionner sans aucune humanité, on va simplement discriminer plus efficacement. » D’ailleurs, lorsqu’il parvient à faire recruter un profil atypique, Pierre prend conscience de la valeur des efforts humains déployés pour faire naître ce succès. « Quand ça fonctionne, ça veut dire que l’entreprise a revu sa position et a accepté de lui faire passer les tests techniques, parce que je l’ai défendu, parce qu’il a su faire bonne impression au moment de la rencontre… »

Penser l’intelligence artificielle autrement

Malheureusement, dans le monde du travail, « on ne cherche pas tout de suite à se demander ce qu’on pourrait faire de mieux ou différemment », énonce Alexandre Pachulski. Mais plutôt on cherche encore et toujours à rentabiliser dans la perspective de libérer de la masse salariale. « De la même manière que lorsque l’intelligence artificielle a été utilisée pour numériser les entretiens annuels, se souvient le docteur en informatique, les RH ne se sont pas dit qu’ils allaient pouvoir exploiter plus de données, découvrir davantage de choses, poser des questions différentes… » Ils ont simplement voulu numériser les formulaires d’entretien et maintenir le processus déjà existant en accélérant la cadence. Et c’est à peu près la même chose pour le recrutement. Si les profils atypiques sont déjà discriminés parmi les individus, alors ils continueront de l’être par les nouvelles technologies. « C’est dommage, parce que l’intelligence artificielle offre le moyen idéal de répondre à de véritables besoins de la société, regrette Alexandre Pachulski. À commencer par la panne que connaît le recrutement aujourd’hui. » En effet, des centaines de milliers de postes sont vacants, et même si le chômage est sur un taux assez bas à la lueur des vingt dernières années, beaucoup de candidats restent encore sur le banc de touche. « Pour moi, l’IA ne doit pas se contenter d’automatiser ce qui se fait déjà, elle doit pallier des problèmes plus grands, tels que cette inadéquation entre l’offre et la demande. » Plus particulièrement en détectant le potentiel des profils atypiques plutôt que leurs compétences au moment de candidater.

Réinventer le monde du travail

L’un des grands enjeux de l’intelligence artificielle est moins productiviste et capitaliste qu’on ne le pense. Mais pour que l’humanisme triomphe, il va d’abord falloir passer par des réflexions plus poussées sur le rôle du travail dans la société. « Il ne faut plus penser les métiers uniquement par leur besoin primaire de payer son loyer, nuance Alexandre Pachulski, mais questionner son rôle au sein de nos vies en termes d’épanouissement, des besoins du monde face aux enjeux climatiques… » Car si l’intelligence artificielle n’est pas saisie autrement à ce jour, c’est parce que le système ne réclame rien d’autre.

Une question se pose alors : « Comment faire prendre conscience aux dirigeants, aux managers et à tous les commanditaires de ces nouvelles formes d’intelligence artificielle de la nécessité de revaloriser les profils atypiques aujourd’hui ? », interroge le docteur en informatique. En effet, il est temps d’inverser le paradigme établi depuis toujours en s’intéressant non plus à ceux qui répondent exactement à une fiche de poste, mais à donner une chance à celles et ceux qui ont tout le potentiel pour. « Avec l’assurance qu’ils sauront développer des compétences nouvelles puisque l’adaptabilité est leur plus grande qualité. Et dans un monde éminemment incertain qui demande de s’adapter en permanence, ces profils atypiques sont probablement les stars de demain. »

En se penchant sur la problématique des profils atypiques, on se rend compte que l’intelligence artificielle discrimine plus efficacement ce genre de personnes en reprenant des mécanismes humains déjà présents dans le recrutement. Mais cet outil technologique a également la possibilité de répondre à de véritables besoins. À condition qu’on l’utilise à bon escient.

Article édité par Romane Ganneval ; Photographie de Thomas Decamps