Guerre en Ukraine : les entreprises doivent-elles se mêler des conflits ?

19 mai 2022

5min

Guerre en Ukraine : les entreprises doivent-elles se mêler des conflits ?
auteur.e
Florence Abitbol

Journaliste indépendante et rédactrice de contenus

Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, les communiqués d’entreprises condamnant la guerre se multiplient. La mobilisation du secteur professionnel avance désormais à découvert dans le champ de l’éthique… Mais aussi de la politique. À raison ? Décryptage de l’engagement des entreprises en temps de crise.

Face à la campagne militaire russe entamée en Ukraine le 24 février 2022, les sanctions internationales et économiques se succèdent. Un embargo suivi de près par les entreprises, dont certaines renoncent à poursuivre leurs activités en Russie : fermeture temporaire de magasins pour les enseignes du groupe LVMH, Chanel et l’Oréal, et de restaurants pour l’enseigne McDonald’s, entre autres. Mesures concrètes ou communiqués de presse, le soutien à l’Ukraine s’affiche clairement dans les organisations, d’habitude frileuses vis-à-vis des sujets politiques et internationaux. Ces choix inédits s’inscrivent dans le prolongement de la RSE (Responsabilité sociétale des entreprises). Mais, sont-ils pertinents et nécessaires, ou juste opportunistes ?

De la RSE à l’éthique : l’implication croissante de l’entreprise dans les questions sociétales

Lors des précédents et récents conflits armés, comme la guerre en Syrie, l’engagement des entreprises n’était pas aussi fort. Comment expliquer cette soudaine implication des entreprises dans la guerre russo-ukrainienne ? Pour Benjamin Combes, directeur des Ateliers Durables et consultant en sujets RSE, la proximité du conflit a joué : « Il y a un changement d’attitude des entreprises qui va de pair avec un choc au niveau de la société : tout le monde s’est senti concerné car c’était à notre porte. Les gens se sont dit qu’ils ne pouvaient pas ne rien faire ». Les prises de position rapides dans ce conflit font écho à l’engagement marqué des entreprises US au lendemain des manifestations suivant la mort de George Floyd durant l’été 2020. « L’entreprise se fait désormais le relai des sujets de société. En Amérique, les organisations investissent depuis plusieurs années le terrain politique. En France, en revanche, on s’aventure peu sur les questions sociales et on ne côtoie le militantisme que depuis récemment. » L’adoption de l’écriture inclusive ou le soutien affiché à des mouvements comme Black Lives Matter montrent l’intérêt des entreprises françaises pour les sujets de société, et révèlent des convictions flirtant avec la politique. « Petit à petit, d’autres sujets intègrent le RSE. Le désir de compréhension de la société qui nous entoure devient plus grand. Certes, si on s’engage pour un candidat à une élection, cela pose encore problème, mais ces barrières entre politique et RSE s’effritent. On le voit précisément avec le cas de l’Ukraine », analyse Benjamin.

De l’engagement aux actions concrètes

Certaines initiatives en faveur de l’Ukraine viennent des employés de sociétés touchées directement par la guerre. Pour Galla Bridier, présidente de l’association Pour les mères d’Ukraine, c’est tout naturellement que l’éthique a pris le pas sur le reste. Membre d’un collectif ayant œuvré pour une TPE dans le secteur du digital dont une partie des activités étaient basées en Ukraine, elle raconte comment la solidarité s’est aussitôt doublée d’actions humanitaires : « Quand la guerre a éclaté, on a voulu faire quelque chose, en commençant par évacuer le staff qui le désirait ». D’abord une, puis deux, c’est désormais une cinquantaine de personnes que Galla et son association ont aidé à expatrier en France dans le cadre d’un accueil citoyen.

De son côté, l’entreprise de prêt-à-porter Lener Cordier possède deux sites en Ukraine avec un bureau à Kiev employant 20 personnes et un atelier de production dans la région de Rivne comptant 230 salariés. « Au début du conflit, ça a été inquiétant pour nous tous, car il y avait un climat d’incertitude concernant nos salariés ukrainiens et leurs familles », explique Marine Lener, responsable en communication et développement digital chez Lener Cordier. « En temps normal, des camions viennent toutes les semaines d’Ukraine pour acheminer nos produits. Avec la guerre, il était hors de question qu’ils repartent à vide. Nous nous sommes transformés en organisme humanitaire en faisant des collectes de nourriture et de produits de première nécessité pour les ukrainiens avec l’aide d’associations locales. Quatre camions sont déjà partis et un cinquième sera bientôt en route. » Au-delà des dons, l’entreprise a aidé les salariés ukrainiens qui le souhaitaient à se réfugier en France. Mais la guerre impacte aussi l’entreprise sur le plan économique local. « On est touché dans nos activités, car même si l’usine à Rivne tourne toujours, beaucoup de clients se désolidarisent et annulent leurs commandes. Pour faire face à ce contrecoup, nos équipes sur place ont tourné une vidéo afin de montrer que tout fonctionne. C’est une autre manière d’aider l’Ukraine que de poursuivre notre activité là-bas, car c’est une forme de soutien économique, tout aussi important pour eux que le soutien militaire. »

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S’engager en accord avec les valeurs de ses collaborateurs

Si la démarche de ces entreprises s’explique par leurs activités sur place, la question de l’engagement se pose différemment pour une structure qui n’a pas de liens aussi forts avec l’Ukraine. Souvent, les entreprises sont accusées de “washing” en ce qui concerne leurs communications RSE : greenwashing pour l’écologie, féminisme washing pour les causes liées aux inégalités dont souffrent les femmes, pinkwashing pour les droits des communautés LGBT… Les consommateurs sont prompts à déceler les engagements tièdes comme ceux qui ne relèvent que du discours de façade ou, pire, du marketing. Ils pourraient voir dans certaines prises de position actuelles une forme de no-war washing. Faut-il pour autant s’abstenir de s’engager et d’en parler ? Pour Benjamin Combes, il s’agit de faire la balance entre l’intérêt RH et l’éthique de l’entreprise : « Beaucoup de gens peuvent être choqués que l’entreprise passe la question du conflit sous silence. L’essentiel est d’ouvrir des espaces de discussion au sein de l’organisation afin que les gens qui ont besoin d’en parler puissent s’exprimer ». Pour lui, l’engagement éthique demande une adéquation entre les valeurs de l’entreprise et son fonctionnement avec les collaborateurs. « Lorsqu’on s’engage sur le terrain des idées politiques, il faut en interne avoir une forme de gouvernance démocratique. Dans une structure de gouvernance partagée, on a un fonctionnement plus légitime pour incarner les sujets qu’on veut défendre. »

L’importance de l’impact dans l’engagement des entreprises

Pour Adélaïde de Lastic, docteure en philosophie de l’entreprise et chercheuse associée à l’Institut Jean Nicod, consultante en éthique et RSE, et fondatrice de PHIL&ORG, l’impact du conflit sur le monde du travail demande d’être soigneusement étudié pour déterminer l’engagement et l’action des entreprises : « Dans la RSE, on analyse les parties prenantes vis-à-vis de l’entreprise (et inversement), puis le niveau d’impact mutuel pour savoir par rapport à quelle partie prenante l’entreprise est responsable. Dans le cas du conflit en Ukraine, on essaie de voir si les entreprises sont impactées ou ont un impact sur la guerre. Si c’est le cas, elles sont dans l’obligation de réagir. Sinon, c’est plus de l’ordre de l’opportunité ». Néanmoins, dans le cadre d’un conflit si proche géographiquement, l’impact 0 n’existe pas : « Ce n’est pas manichéen : tout le monde est touché, même à un niveau faible. » À charge de l’entreprise de juger la profondeur de l’impact pour générer un niveau d’engagement et d’action adéquat, analyse Adélaïde.

D’ailleurs, elle dénote l’utilisation du mot “engagement” : « D’un point de vue sémantique, la notion d’engagement est très marquée dans le contexte d’une guerre, cela a une signification très concrète ». Et si l’engagement des entreprises n’est pas militaire, il peut être financier. Pour Adélaïde, il se rapproche de la guerre économique : « C’est une notion plus floue que la guerre menée par Poutine. Elle est plus difficile à cerner, mais stratégiquement plus efficace sur le long terme. Elle épargne des vies humaines (en tout cas de manière moins directe ou moins violente), tout en ayant des effets à long terme. Elle paraît stratégiquement et punitivement plus intéressante et moins barbare. C’est en quelque sorte l’arme de la démocratie. » Et le no-war washing ? Pour Adélaïde, la question n’est pas forcément pertinente dans le cadre de la guerre : « Même si une entreprise agit pour son image, du moment qu’il y a une action, un don, au fond, est-ce que ça compte ? Finalement, les organisations peuvent donner l’exemple et en pousser d’autres à agir ».

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Article édité par Ariane Picoche, photo par Thomas Decamps